CA 343 octobre 2024
mercredi 16 octobre 2024, par
Si l’on écoute le discours officiel, les États-Unis semblent avoir mieux traversé la crise inflationniste post-Covid que le reste du monde : les salaires réels augmentent, le chômage est au plus bas, et surtout, l’économie américaine domine encore le reste du monde. Pourtant, ingrat, les électeurs américains ne reconnaissent pas la réussite de la politique Démocrate menée par Biden depuis 2020. Et il a bien raison, entre l’augmentation faramineuse du coût de l’immobilier, les crises écologiques qui se multiplient, les fusillades dans les écoles, l’absence d’assurance-santé universelle et les milices fascistes qui défilent en pleine rue, il y a de quoi désespérer. Alors que le pays connaît un renouveau de contestation depuis la fin des années 2010, la présidentielle de 2024 s’annonce plus tendue que jamais. Petit tour d’horizon de cette élection et des enjeux de cette fin d’année au pays de l’Oncle Sam.
Les études des élections précédentes permettent d’estimer les ressorts actuels du vote. On retrouve des similitudes avec les autres démocraties occidentales à une exception près : l’abstention est particulièrement forte dans le pays, atteignant près de 50 %, sauf en 2020 où elle avait chuté à environ 38 % du total d’électeurs éligibles. Parmi les votants, on peut établir un lien entre le niveau de revenu et le choix du candidat : les faibles et hauts revenus votent plus pour les démocrates que les autres groupes. Mais, sans doute du fait de la similitude des programmes économiques entre les partis, les véritables clivages sont ailleurs et laissent entrevoir une stratégie du moindre mal choisie par les électeurs. Les groupes qui votent en écrasante majorité pour les Démocrates sont les personnes Non-Blanches (surtout les Noirs) et les LGBT, assez indépendamment de leur niveau de revenu, de diplômes ou de leur religion. Si Trump avait gagné quelques pourcentages chez ces groupes, ils restent très fidèles aux Démocrates. En réalité, le groupe qui vote très majoritairement pour les Républicains est celui des protestants évangéliques dont les principes sont plus proches de la suprématie blanche que du christianisme. Reste alors le dernier groupe qu’on accuse de tous les maux lorsque l’élection ne penche pas en faveur des démocrates : les Blancs. Quand on s’intéresse à leurs votes ; l’âge, le sexe, le niveau de diplôme et le lieu de résidence deviennent les éléments qui semblent faire pencher d’un côté ou de l’autre.
Le racisme et les discriminations apparaissent clairement comme les éléments les plus mobilisateurs des électeurs et, sans doute à raison, étant donné que les programmes des partis, tout comme le discours médiatique dominant, ne divergent véritablement que sur ces aspects. Enfin, le sujet de l’avortement va peut-être, comme il l’a été lors des élections de mi-mandat de 2022, être un sujet mobilisateur : plusieurs États vont soumettre au vote des propositions d’abrogation de lois anti-avortement ou le limitant fortement.
Trump redoute son adversaire, Harris, dont la nomination a rapidement fait retomber l’engouement autour de sa candidature après la tentative d’assassinat qui l’a visé en juillet dernier. Il qualifie à l’envi son adversaire de « socialo-marxiste ». Comme on peut s’en douter, la réalité est toute autre. Si Harris avait exprimé quelques opinions alignées sur la fraction gauche des Démocrates, elle les a bien vite reniées au cours de sa vice-présidence. Exit le Green New Deal, la hausse chiffrée du salaire fédéral minimum (7,25 $ brut de l’heure alors qu’au moins 25 $ de l’heure est nécessaire pour vivre convenablement) et l’assurance-santé pour tous, elle est maintenant une fervente supportrice de la fracturation hydraulique et promet « de se battre » pour augmenter le salaire minimum, sans donner aucun chiffre. Elle souhaite se placer dans la continuité de la politique de Biden : pousser la machine capitaliste à plein régime pour assurer un travail au plus grand nombre sans améliorer véritablement les conditions de vie. Même sur l’IVG, sujet sur lequel elle a axé sa campagne, ses annonces restent très vagues et ne propose pas de plan concret pour sécuriser ce droit au niveau fédéral. Sur l’immigration ou les violences policières, les différences entre les deux candidats sont plus de degrés que de nature. Au final, les Démocrates apparaissent de plus en plus comme des gardiens du statu quo, ne revenant pas ou très peu sur ce qui a été fait sous Trump et garantissant une droitisation continue et lente de la politique du pays.
Et c’est là que se trouve le problème : l’élection ne se joue pas tant sur les conditions matérielles d’existence que sur un front à la politique d’extrême droite des Républicains. Nous ne traiterons pas des propositions que Trump a pu faire au cours de sa campagne étant donné que, le plus souvent, ses annonces sont incohérentes. Par contre, un think tank conservateur, The Heritage Foundation peut nous donner les clés de sa future politique. Cette organisation fondée dans les années 70 cherche à mettre en place un projet de société ultraconservatrice aux mains du pouvoir exécutif : elle a très fortement influencé les politiques de Reagan et de Trump. Pour un potentiel futur mandat de ce dernier, elle a rédigé un « guide » en 2022. Le « project 2025 » liste une série de mesures pour sécuriser rapidement le pouvoir des Républicains dans toutes les administrations et agences fédérales, combattre l’idéologie « woke » par plus de racisme, de sexisme et de discriminations, la dérégulation des normes environnementales et le durcissement des politiques migratoires. Ce rapport a beaucoup fait parler de lui concernant son traitement de l’avortement et de la natalité en général, sujet critique pour beaucoup d’électeurs et qui pourrait une nouvelle fois se retourner contre les Républicains.
S’il y a bien longtemps que le camp démocrate n’est plus « le parti des travailleurs », l’élection de 2024 amorce un nouveau tournant dans la recomposition du paysage politique américain. Désormais, en plus des soutiens de célébrités, les plus grosses fortunes du pays se tournent de plus en plus vers ce parti. Pour les Républicains, les désaveux se multiplient, y compris dans le groupe des 100 PDG les plus riches et influents du pays, traditionnellement acquis au parti, qui attaquent avec virulence le candidat Trump. Malgré les promesses de baisses d’impôts sur les entreprises, de nombreux intérêts capitalistes semblent se méfier de l’instabilité à l’intérieur et à l’extérieur du pays provoquée par le candidat d’extrême droite. D’autant plus que la stratégie des Démocrates est arrangeante : les décisions en faveur du capital passent toujours le Congrès et la Maison Blanche alors qu’une mesure un peu trop sociale sera bloquée par les Républicains ou quelques représentants démocrates au congrès.
Dragués par les deux camps, les syndicats ont également un poids, certes léger, dans la campagne de 2024. Les derniers mouvements syndicaux, tout comme l’opinion largement favorable qu’en ont les Américains (70%), les ont rendus impossibles à ignorer. Si aucun syndicat n’a apporté de soutien à la campagne de Trump, six des principales organisations, dont l’UAW (qui a mené la grève dans l’automobile l’an dernier) l’ont donné à celle de Harris. Seul un syndicat, l’International Brotherhood of Teamsters, a refusé de soutenir l’un ou l’autre, mais son président avait accepté une invitation à s’exprimer lors d’une convention Républicaine.
La présence de Tim Walz (tendance gauche du parti) comme candidat à la Vice-Présidence sur le ticket Harris a beaucoup fait parler : certains ont voulu y voir le signe que les Démocrates vont renouer avec une politique plus sociale, d’autres soupçonnent plutôt une manœuvre visant à attirer le vote des syndicalistes par un nom plus que par de réelles propositions. La seconde paraît plus réaliste tant le poids des syndicats, et de la gauche anticapitaliste, reste faible dans le paysage politique américain. Certes le nombre de grèves est en hausse mais ces mouvements ne dépassent que rarement le cadre des revendications au sein d’une entreprise ou d’une corporation.
En 2024, les luttes ne se sont pas interrompues, au contraire, comme on peut le voir avec la dernière grève lancée chez Boeing le 13 septembre et qui est toujours en cours. Cette grève va être particulièrement importante à suivre notamment en raison de son ampleur (32 000 grévistes) et son organisation. En effet, des caisses de grève ont été préparées en avance et les travailleurs avaient été invités à économiser en prévision d’un long bras de fer. Malgré la peur de certains anciens, les nouvelles recrues, pourtant plus précaires, ont suivi le mouvement à une très grande majorité et s’organisent pour traverser l’épreuve, parfois en prenant des jobs alimentaires pour tenir.
En plus des nombreuses grèves, petites ou grandes, le pays est toujours traversé par une vague de mobilisation sur les campus pour s’opposer au génocide d’Israël en Palestine, soutenu par le gouvernement des USA. La répression est de plus en plus féroce, tant par la police que par les administrations universitaires, mais ne semble pour l’instant pas décourager les étudiants.
Comme on pouvait s’y attendre, l’enjeu de ces élections consiste surtout à repousser l’extrême droite, aucune véritable amélioration des conditions de vie n’est à attendre. Si cela avait motivé des électeurs abstentionnistes en 2020, cette stratégie peut, comme ailleurs, rapidement les épuiser. D’autant que cette abstention et, dans une certaine mesure le vote Trump, s’explique par un ras-le-bol des politiques Démocrates menées depuis les années 90. En cas de victoire et, comme à leur habitude, les Démocrates exploiteront certains ressorts pour conserver le statu quo en invoquant leur impuissance au Congrès ou face à la Cour Suprême. En parallèle, les Républicains continueront de faire avancer leur projet d’extrême droite grâce à cette dernière et à leurs emprises locales. Surtout, la structure de l’État des USA ne permettra sans doute jamais l’expression de revendications menaçant les intérêts capitalistes, même modérées, en dehors d’un contexte quasi révolutionnaire, comme cela a été le cas au début du siècle dernier.
Malgré les performances économiques, l’infrastructure du pays est en dégradation avancée comme l’ont montré plusieurs rapports notamment concernant les ponts et l’état des routes. Les catastrophes climatiques se multiplient et deviennent de plus en plus coûteuses. La pauvreté, le sentiment de déclassement et le manque de sécurité sociale accentue le malaise social que le nationalisme peine de plus en plus à contenir. Malgré un renouveau des revendications anticapitalistes, celles-ci peinent à imprégner la société.
Le syndicalisme a le vent en poupe, mais les contradictions qui y règnent n’apporteront qu’un peu de répit aux travailleurs américains. Il y a urgence à créer des structures révolutionnaires de masse. Trois mots à suivre : « éduquer, agiter, organiser »* ; et un travail collectif à mener pour enfin renverser le capitalisme, aux États-Unis comme ailleurs.
Quicheman, le 23 septembre 2024
*Slogan repris par le syndicat IWW (Industrial Workers of the World).
Un système électoral unique
S’il existe un exceptionnalisme américain, c’est bien celui du système électoral. Cette année, comme tous les quatre ans, se jouent trois élections fédérales : la présidence, la chambre des représentants et le Sénat dont le poids législatif est considérable, car il peut bloquer les adoptions de lois. Toujours détesté mais indéboulonnable, le collège électoral élit le président. Cette élection indirecte repose sur l’attribution d’un certain nombre de grands électeurs à chaque État : le résultat est que certains votes comptent moins que d’autres, surtout pour les États plus peuplés. Un autre aspect de ce système est que quelques États trancheront l’élection de novembre en faveur de Kamala Harris ou de Donald Trump : les candidats s’adressent donc en priorité à eux. Pour se donner une idée de la représentativité de ce système, il est théoriquement possible de gagner l’élection avec 27 % des suffrages populaires. D’ailleurs, aucun candidat Républicain à la présidence n’a obtenu la majorité des suffrages depuis 20 ans.
Si l’élection présidentielle est un enjeu majeur, celles du Congrès (Chambre et Sénat) le sont tout autant. Le système législatif est lui aussi conçu pour favoriser la surreprésentation des États peu peuplés. Chaque État élit 2 sénateurs ce qui fait que, par exemple, la Californie en a autant que le Wyoming, alors qu’elle est presque huit fois plus peuplée. Le contrôle de quelques petits États par les Républicains leur donne donc la main sur le pouvoir législatif, d’autant plus que la capitale Washington DC (plus peuplée que le Wyoming ou le Vermont), n’a pas de sénateur et a seulement un député aux pouvoirs limités. Il en résulte une distorsion qui permet à un parti sans assise majoritaire, aujourd’hui les Républicains, de pouvoir accéder au pouvoir ou, au moins, le bloquer en cas d’alternance.
Un autre enjeu de l’élection s’est joué dans l’ombre depuis 2020 : le gerrymandering ou charcutage électoral. Le principe est simple, après chaque recensement, les circonscriptions sont redécoupées pour suivre les évolutions démographiques. Jusque-là, rien de bien méchant, sauf lorsque les commissions qui s’en chargent sont loin d’être neutres. Dans la plupart des États dominés par les Républicains et, surtout, dans les États du Sud profond (ancienne région esclavagiste), les commissions ont perfectionné l’art du gerrymandering pour maximiser les sièges obtenus à la Chambre. Selon certains experts, cette pratique a entraîné un changement du rapport de force : alors que 186 sièges pour la chambre étaient très disputés en 1998, seuls 25 l’ont été lors des dernières élections. La lutte contre cette pratique, héritière des méthodes racistes qui ont suivi la guerre civile, a conduit à de nombreuses batailles juridiques et à la carte qui sera utilisée en novembre. Elle serait selon certains, plus neutre : cela restera à prouver.
Sources complètes :
Un système électoral à bout de souffle
https://www.npr.org/2016/11/02/5001...
https://eu.usatoday.com/story/news/...
https://about.bgov.com/brief/balanc...
Une bataille menée depuis des années dans l’ombre
https://www.independent.co.uk/news/...
Fractures électorales
https://www.pewresearch.org/politic...
https://www.pewresearch.org/politic...
Voter pour quoi ?
https://edition.cnn.com/interactive...
https://edition.cnn.com/interactive...
Quelques enjeux concrets pour le peuple américain
https://jacobin.com/2024/09/harris-...
https://www.wsws.org/en/articles/20...
Des candidats : un seul gagnant
https://www.forbes.com/sites/alison...
https://www.billboard.com/lists/mus...
https://www.billboard.com/lists/mus...
https://www.cnbc.com/2024/09/06/har...
https://www.theguardian.com/us-news...
https://fortune.com/2024/06/26/fort...
https://www.leftvoice.org/whos-fund...
Les syndicats à la peine
https://www.bbc.com/news/articles/c...
https://www.leftvoice.org/five-thin...
https://www.leftvoice.org/teamsters...
Une lutte toujours active
https://jacobin.com/2024/09/boeing-...
https://www.leftvoice.org/boeing-wo...
https://www.leftvoice.org/universit...
Que retenir de cette année 2024 et de cette nouvelle échéance électorale ?
https://jacobin.com/2024/09/jd-vanc...