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CA 315 décembre 2021

Afrin : la montagne des loups

mardi 14 décembre 2021, par Courant Alternatif


« On affirme en Orient que le meilleur moyen pour traverser un carré est d’en parcourir trois côtés » dira Lawrence d’Arabie dans son œuvre de 1922, Les sept piliers de la sagesse. Près d’un siècle plus tard, en avril 2019, la Turquie annonce la construction d’un mur de séparation sur les rives est et sud de la ville d’Afrin. Le mur devrait mesurer à terme plus de 70 kilomètres de long, visant à isoler Afrin du reste du territoire Syrien. La seule frontière que les habitants du district pourront alors traverser leur offrira un accès au territoire hostile du voisin du nord : la Turquie. Un tel projet a déjà été mené par Ankara tout le long de la frontière Syrienne, où un vaste mur est en construction depuis 2016 pour officiellement réduire le flux de réfugiés et maintenir l’Etat islamique du côté Syrien. Sur les 911 kilomètres de frontière turco-syrienne, un mur de protection de 764 km a d’ores et déjà été érigé : 3.60 mètres de haut, présence régulière de soldats, tours de contrôle et drones de surveillance. L’intense militarisation de la frontière dès 2016, laisse difficilement place au doute quant aux désidératas de l’Etat turc et ses projets d’expansion au Nord de la Syrie et de l’Irak. Totalement isolé du territoire syrien au sud et des territoires de la Fédération Démocratique de la Syrie du nord à l’ouest - plus connu sous sa dénomination kurdophone de Rojava – le district d’Afrin est depuis 2018 complètement encerclé. Seule sa frontière nord reste accessible aux ONG et observateurs internationaux qui doivent demander à la Turquie l’autorisation pour accéder à l’enclave. Ankara ne s’est pas contenté de parcourir les frontières du district d’Afrin, mais a bien lancé une opération militaire visant une occupation à long terme de la zone, la modification de son équilibre démographique et l’imposition d’une nouvelle souveraineté politique.

En rouge : Kurdistan septentrional (Bakûr) Turquie
En jaune : Kurdistan méridional (Başûr) Iraq
En vert : Kurdistan occidental (Rojava) Syrie
En orange : Kurdistan oriental (Rojhilat) Iran

Échiquier géopolitique et diplomatie de la canonnière

Le gouvernement turc annonce l’opération militaire « Rameau d’Olivier » en janvier 2018. Brandissant l’étendard de la justice, filant la métaphore en invoquant les symboles pacifistes du bouclier et du rameau pour euphémiser la nature des opérations militaires et paramilitaires menées en Syrie depuis 2016, cette campagne est tout sauf une surprise pour les chancelleries occidentales. Dès juillet 2017, lors du G20 à Hambourg, soit quelques mois après la fin de l’opération « Bouclier de l’Euphrate », Erdogan annonce qu’« aussi longtemps que [la menace kurde] perdurera nous activerons nos règles d’engagement et réagiront comme il convient à Afrin ». L’objectif est à peine voilé, la cible clairement annoncée et la communauté internationale informée que la Turquie s’apprête à lancer une opération militaire violant de multiples conventions internationales. A commencer par la Résolution n°2254 des Nations Unies sur la Syrie, qui exige la protection des civils, particulièrement les membres des communautés ethniques et religieuses ; et réaffirme la nécessite pour l’ONU, d’assurer la continuité des institutions de l’État syrien et d’œuvrer contre d’éventuelles volontés sécessionnistes.

Mais la Turquie sait jouer de ses alliances et de la complexité de son positionnement géopolitique. Multipliant les annonces et différant les actes, Ankara a conscience qu’aucune opération militaire en Syrie n’est réalisable sans l’aval de la Russie, pompier pyromane devenu acteur diplomatique incontournable au Moyen-Orient. Le 18 janvier 2018 c’est donc à Moscou que se rendent Hakan Fidan, chef des services de renseignement turcs, et Hulusi Akar, chef d’état-major turc. Pour Ankara, il s’agit de faire comprendre aux Russes que l’offensive turque sur Afrin peut permettre de mettre en place une riposte graduée en réponse aux propos du secrétaire d’Etat américain, Rex Tillerson. Le 17 janvier 2018, ce dernier a détaillé les axes de la stratégie syrienne des USA, impliquant une présence indéfinie des troupes américaines auprès des SDF et la constitution d’une force de sécurité aux frontières, de près de 30 000 membres des SDF formés par les Américains. Cette décision apparait aux Russes comme allant à l’encontre d’un accord tacite passé avec les USA à l’été 2017, divisant symboliquement la Syrie en diverses zones d’influences, créant de multiples territoires aux contours mal définis mais dont l’Euphrate serait une ligne de démarcation naturelle. Plusieurs enjeux sont au cœur des discussions entre les différents acteurs d’Astana, mais la poche de rebelles soutenue par Ankara dans la Ghouta Orientale, constitue une zone stratégique que Moscou et Damas souhaitent voir disparaître. Pour la Russie, l’enjeu est double : permettre au régime d’éliminer les derniers espaces de rébellion et faire comprendre aux kurdes qu’ils peuvent mettre fin au statuquo sur simple accord diplomatique avec la Turquie.

Le 20 janvier 2018 au matin, le ministre russe de la défense annonce le retrait des troupes russes d’Afrin. Le premier ministre turc, Binari Yildirm, lance immédiatement l’opération « Rameau d’Olivier » en expliquant qu’elle vise à lutter contre « tous les terroristes présents à la frontière turco-syrienne les YPG et l’EI puisque ces deux groupes travaillent main dans la main ». Quiconque en Turquie s’oppose à cette propagande diffusée par les médias, tous dans le giron du clan Erdogan, se trouve inquiété : entre le 20 et le 24 janvier plus de 150 turcs sont ainsi arrêtés pour avoir critiqué, sur les réseaux sociaux ou dans la sphère privée, l’opération militaire turque. Les forces militaires en présence sont alors sensiblement les mêmes que celle déjà déployées lors de l’opération « bouclier de l’Euphrate ». Le nombre de soldat envoyé sur le front est aujourd’hui encore difficile à définir, mais les combattants de l’Armée Nationale Syrienne [1], qui structurent la première et principale colonne de troupe au sol, représentent selon les chiffres de l’OSHR [2], plus de 20 000 soldats. L’armée turque, forte de 6 000 soldats, est constituée de réguliers, d’Islamistes ayant combattu en Turquie lors des soulèvements kurdes de 2015-2016 et de bataillons portant le symbole des loups gris [3]. On estime entre 8000 et 10 000 le nombre de combattant-e-s du côté des Forces Démocratiques Syriennes (FDS [4]) présent-e-s à Afrin en cette fin de janvier 2018. Simultanément, les forces de Bashar al Assad et les milices iraniennes encerclent la Ghouta orientale, attendant le feu vert de la Russie pour lancer l’assaut final qui sera déclenché suite aux intenses bombardements de l’aviation russe du 5 février 2018. Moscou aura entre temps accordé son blanc-seing à la Turquie en annonçant le 23 janvier sur Russian Today qu’elle « n’interviendra pas contre l’opération militaire turque Rameau d’Olivier ». 2 mois plus tard, la ville d’Afrin tombera entre les mains de l’armée turque et de ses milices djihadistes.

AFRIN : Kurd dagh

Si Afrin revêt une importance centrale pour la Turquie en terme géostratégique, elle l’est tout autant sur le plan symbolique et culturel. La région porte son nom du fleuve qui scinde la ville d’Afrin en deux. Mais en ancien Ottoman, on la nomme Kurd Dagh : « La montagne des kurdes ». Dans sa translittération turque, la symbolique est considérablement modifiée. Transformant le « Kurd » en « Kurt », la montagne des kurdes devient alors « la montagne des loups », en référence à la mythologie nationaliste panturque. Historiquement, cette région est le refuge des minorités ethniques et religieuses qui s’y sont chacune installées sur une montagne : les druzes, les alevis et les kurdes. Au début du XXème siècle la grande majorité des habitants de la région est kurdophone. Arabe, kurde ou arménien, il semble que tous utilisaient le kurmanji dans leur vie quotidienne, ou l’efrînî, une déclinaison locale. L’arabe et le turkmène sont également pratiqués, mais en 2010, sur les 350 000 habitants de la région, 98% possédaient le kurmanji comme langue maternelle. Contrairement à la majorité des kurdes, les habitants d’Afrin sont sunnites hanafites [5] et non chaféite, héritage de l’influence culturelle d’Alep sur les tribus de la région qui ne se convertirent à l’Islam qu’au 12ième siècle. Puisant jusqu’alors dans les coutumes et les traditions yezidis, les tribus converties ne renient cependant pas leurs racines et n’imposent pas l’Islam comme religion unique. Au contraire, certaines tribus kurdes, dont les Robariya, vont se charger pendant plusieurs siècles d’assurer la protection de cette minorité religieuse qu’un grand nombre de kurdes à travers le Moyen-Orient, considèrent comme leurs ancêtres. Avant le début de la guerre civile en Syrie, on estimait ainsi à plus de 25 000 le nombre de Yezidis qui habitait l’enclave aux côtés de plus de 3 000 chrétiens et de 7 000 alévis.

Jusqu’à la partition de l’empire Ottoman, à la fin de la première guerre mondiale, la montagne des kurdes appartient à la zone d’influence de la ville de Kilis, aujourd’hui en Turquie. Ce n’est qu’une fois les frontières dessinées par les puissances occidentales que les terres fertiles de ces trois montagnes se trouvent divisées entre Sham et Turkyie, figeant les identités dans des cadres nationaux et imposant des frontières géographiques là où l’espace était sans limite. Mais malgré ces contraintes géopolitiques, la région d’Afrin demeure une mosaïque religieuse et ethnique où les diverses communautés cohabitent non sans tensions ni conflits, mais où l’héritage de la structure ottomane des millets su garder sa pertinence et l’efficacité de son organisation multiethnique et multiconfessionnelle. Dans les années 1980, c’est justement dans la région d’Afrin et dans celle de Kobané, que le PKK trouvera ses principaux soutiens. La dimension linguistique joue alors un rôle important en ce que ces régions, majoritairement kurdophones, n’ont été que peu pénétrées par les partis politiques kurdes syriens, qui utilisaient l’arabe comme langue véhiculaire. C’est également à cette période que les relations entre les partis politiques kurdes et le régime de Damas se stabilisent. Hafez-el-Assad voit en eux un moyen d’affaiblir l’ennemi turc en maintenant une présence kurde à la frontière, tout en jouant avec les divisions internes des organisations politiques lui permettant de maintenir une forme de contrôle sur les populations kurdes syriennes. Les élections parlementaires de mai 1990 sont révélatrices des divers positionnements politiques qui fracturent les régions kurdes de Syrie : la Cizîrê envoie trois députés proches du PDK au parlement syrien alors que la région d’Afrin y envoie six députés proches du PKK. Cette irruption sur la scène politique nationale des partis kurdes ne mettra pas fin aux politiques nationalistes et à la répression que Damas exerce contre les minorités du nord Syrie. En revanche, cela pose les jalons d’une relation de confiance entre la population et le PKK, et d’une forte implantation durable du parti dans la région.

Frontière turco-syrienne 

Lorsque la Syrie s’embrase en 2011, les premières manifestations dans les régions kurdes ont lieu dans la Cizîrê dès le 27 mars. Suite à des discussions entre Damas et le PYD [6] , les troupes syriennes se retirent de Kobané le 19 juillet 2012, et d’Afrin dès le lendemain. Alors que le régime maintient une présence dans certaine ville de la Cizîrê, à Qamishlo et Hassaké, il se retire totalement d’Afrin, plaçant de facto l’enclave sous contrôle du PYD et ses forces armées YPG [7] et YPJ [8]. Pour la première fois, les kurdes sont en position de s’auto-administrer et ainsi d’appliquer les principes du confédéralisme démocratique développés par Abdullah Ocalan et Murray Bookchin au début des années 2000. Le district d’Afrin est alors l’un des espaces les moins touché par la guerre civile qui ravage la Syrie. On estime à près de 300 000 le nombre de déplacés kurdes, arabes, chrétiens qui fuient Alep ou Damas et y trouvent refuge lors des premières années de la guerre. Renommé le canton d’Afrin par l’auto-administration kurde, il est divisé en trois régions - Afrin, Cindirês et Reco- et est officiellement proclamé « canton autonome d’Afrin » le 2 janvier 2014. Un conseil législatif de 101 membres, est alors nommé incluant des représentants des diverses minorités religieuses (Alévis, Yezidis…), des divers tribus habitants le canton, des diverses minorités ethniques et imposant un quota de 40% de femmes siégeant au conseil. Des « communes » sont instituées au sein desquelles s’appliquent les bases du confédéralisme démocratique : elles constituent le centre de l’organisation sociale et politique et s’organisent en comités qui sont responsables localement des prise de décisions et de leur application. Le système est donc basé sur une idée d’autonomie territoriale et non sur une définition ethnique ou religieuse du pouvoir. Malgré le contexte de guerre civile et de siège, bloquée entre la Turquie au Nord et à l’Ouest, l’Etat Islamique au Sud et les soutiens du régime à l’Est, les habitants d’Afrin ont réussi à préserver un espace relativement pacifié jusqu’en 2018. Une zone dans laquelle les minorités pouvaient s’exprimer sans se trouver confrontées à l’autoritarisme d’un Etat central porteur d’un nationalisme agressif aux pratiques répressives. L’offensive turque sur Afrin constitue une attaque contre ce modèle politique, contre une société multiculturelle aux diverses orientations religieuses. L’histoire d’Afrin est pour la Turquie, l’illustration par l’exemple d’un modèle sociétal qui pourrait faire vaciller une République fondée sur les bases viciées d’un nationalisme autoritaire et d’une identité culturelle et religieuse schizophrène.

« Pas d'autres amis que les montagnes »

Les premiers jours de l’offensive ne se déroulent pas comme Erdogan l’avait envisagé : les troupes au sol pénètrent difficilement dans l’enclave et ce n’est qu’au bout d’une semaine de combat que le premier village est capturé. A la fin du mois de janvier, sur les 366 villages de la région, seul 11 étaient tombés entre les mains des forces turques et de ses alliés djihadistes, entrainant déjà de vastes déplacements de population vers la ville d’Afrin. La maîtrise du territoire, la connaissance du terrain et la détermination des YPG/YPJ leur permit de reconquérir des villages occupés par l’armée turque et de ralentir considérablement l’avancée des forces au sol. Si les habitants des villages attaqués ont rapidement rejoint les forces kurdes pour défendre leurs terres et lutter contre les envahisseurs, la cohésion n’était pas de mise entre les unités turques et les forces de l’Armée Nationale Syrienne. Les premières escarmouches opposant l’armée turque aux milices syriennes apparaissent dès la fin janvier, illustrant les difficultés pour Ankara de coordonner différents groupes armés ne servant pas les mêmes intérêts. En un mois, l’armée turque et ses supplétifs, bénéficiant de l’armement technologique de pointe des armées de l’OTAN, n’arrivent à pénétrer que de six kilomètres sur le territoire syrien. Un premier accord est passé au début du mois de février entre les YPG/YPJ et le régime permettant aux combattants présents à Kobané et dans la Cizîrê, de rejoindre Afrin en traversant des zones sous contrôle de Damas. Les YBS/YJE, Unités de Résistances de Shingal constitués de Yezidis d’Iraq formés par les YPG/YPJ après l’offensive de DAESH en aout 2014, rejoignent également Afrin en nombre. Mais malgré ces renforts, et l’annonce par le régime de l’envoi de troupes pour soutenir les YPG, soutien qui ne se concrétisera jamais, la pression exercée par l’aviation turque et la situation de siège, affaiblit fortement les capacités de défense des YPG/YPJ. Dès mi-février les gains territoriaux des forces turques deviennent considérables alors que les premières accusations d’utilisation de gaz chimique par l’aviation turque et de nettoyage ethnique atteignent l’Europe.

Le 28 février, le conseil de sécurité de l’ONU adopte unanimement la résolution 2401, exigeant l’arrêt immédiat des combats en Syrie et l’établissement d’une trêve humanitaire d’au moins 30 jours pour que l’aide humanitaire puisse atteindre l’enclave. La réaction d’Ankara fut sans appel : le cessez le feu ne sera pas respecté à Afrin. Les opérations militaires continueront puisqu’il s’agit de lutter contre des organisations terroristes, ce que la résolution permet puisqu’elle précise que les opérations contre les organisations considérées comme terroriste sont exempt du respect du cessez-le-feu. Or, les YPG/YPJ ne figurent pas sur la liste des organisations terroristes dressée par l’ONU. Pourquoi le conseil de sécurité a-t-il finalement toléré la poursuite d’une intervention qu’il a lui-même désavoué ? La question migratoire et le pacte signé entre la Turquie et l’UE en 2016 ne sont pas étrangers à ce qui se joue autour de l’invasion d’Afrin. En fermant la frontière entre la Turquie et l’Union Européen, c’est plus de quatre millions de réfugiés syriens qui se sont retrouvés bloqués en territoire turc, se transformant en problème économique et social pour l’AKP. L’objectif d’Erdogan, une fois Afrin tombée, est bien de déplacer une partie des réfugiés syriens présents sur le territoire turc en Syrie, dans la province d’Afrin. Emine Erdogan, femme du Reis, annonça le 18 février 2018 que près de 500 000 syriens réfugiés en Turquie seront réinstallés à Afrin dès la fin des combats. Quelques semaines après le retrait des YPG/YPJ, Erdogan demandera même la coopération de l’UE pour financer la réinstallation des réfugiés, cherchant ainsi la reconnaissance légale par les instances internationales d’une opération de nettoyage ethnique. Le chantage aux migrants qu’exerce Erdogan sur l’Union Européenne paralyse les instances internationales depuis 2015. La crainte de voir les réfugiés syriens pénétrer en Europe ; le manque de courage des instances politiques Européennes quant à la question migratoire ; le retour des nationalismes dans un Europe assiégée par le dogme de l’ultralibéralisme économique offrent à la Turquie une forme d’impunité diplomatique sur la scène internationale lorsqu’elle agite le spectre de l’ouverture de la frontière turco-grecque. En mars 2018, la ville d’Afrin a vu sa population triplée, des dizaines de milliers de déplacés y trouvant refuge. Plus de 250 000 habitants de la région ont été contraints de fuir la ville le 17 mars 2018 pour ne pas périr dans les combats. Afin d’éviter un massacre, les YPG/YPJ annoncent le même jour leur replis de la ville et le retrait du canton d’Afrin. Les affrontements prennent fin : Afrin est tombée aux mains des Loups et des djihadistes.

La 82ème province turque

A la fin du mois d’avril, les Nations-Unies estimaient à 70 000 le nombre d’habitants toujours présents dans la ville d’Afrin, vivant sous le joug des milices islamistes qui ont considérablement restreints les libertés des femmes et interdits aux minorités religieuses de pratiquer leur religion. Les Unités spéciales et les services secrets turcs ont immédiatement investis les bureaux des YPG et des assayech [9], prenant possession des documents administratifs et des états civils de la population. De nombreux postes militaires turcs ont été établis à travers la province, contrôlant les déplacements, élaborant différentes zones toutes placées sous le contrôle de la « Syrian Task Forces », connue également comme les « commandos turcs », sous les ordres de la Direction Générale de la Sécurité Turque. Constituée de 12 unités, elle est appuyée par les « Forces Spéciales Syriennes » intégrées aux « forces de police syrienne », elles même placées sous le commandement des Services Secrets turcs. Les factions de l’ANS ayant participé à l’opération militaire ont été intégrées à ces forces armées et constituent un appareil sécuritaire dense aux ordres d’Ankara. Une partie de ces milices, dont Sultan Murad et Sultan Suleyman Shah, sont également utilisées en tant que proxy de l’Etat turc dans les conflits en Lybie ou dernièrement au Haut-Karabagh. De nombreuses exactions ont été commises par ces factions pendant les premières semaines de l’invasion : destruction, expulsion, pillage, vol et assassinat. Un véritable réseau d’exportation des biens volés et de la production agricole d’Afrin a par la suite été mis en place en direction des zones précédemment occupées par la Turquie en Syrie, suite à l’opération bouclier de l’Euphrate. De nombreux sites culturels et religieux ont été détruits ou profanés, de nombreux temples yezidis et des cimetières saccagés. Selon la commission d’enquête de l’ONU de septembre 2020, l’ANS s’est rendue coupable de viols et d’agressions sexuelles sur femmes et jeunes filles, de détention arbitraires, d’enlèvements et de torture dans les centres pénitenciers. Les exactions, les arrestations et les disparitions visent surtout les populations kurdes de la région, suspectées d’entretenir des liens avec les YPG ou d’être membre du PKK.

Province d’Afrin intégrée dans l’espace géopolitique turc

Les structures de gouvernances locales ont également été modifiées dès avril. Des conseils locaux ont été instaurés dans diverses villes de l’enclave. On en compte 10, dont des déclinaisons en conseils de quartier pour les grandes villes comme Afrin, Azaz ou Albab. Chaque conseil est constitué de 15 à 20 membres élus, respectant les quotas ethniques. Mais leur champ d’action est fortement restreint puisque, comme l’explique un membre du conseil de Jenderes, « notre rôle est strictement encadré par le Gouverneur turc local, nous ne pouvons rien faire sans leur autorisation ». Dans les faits, la province est comme intégrée au système administratif, politique et économique de l’État turc. Depuis l’invasion, plus de 400 000 arabes et turkmènes ont été installés par la Turquie dans le canton d’Afrin où les kurdes ne représenteraient plus qu’un quart de la population. Le canton est administrativement rattaché au gouvernorat de Hatay, en Turquie, et le drapeau turc flotte sur tous les bâtiments administratifs et les écoles. Les réseaux d’électricité et de téléphone sont connectés à ceux de la Turquie ; les Imams nommés et payés par la Direction des affaires religieuses turques ; les programmes scolaires imposés par le Ministère de l’éducation turque ; des photos d’Erdogan accrochées sur les murs des écoles et la lire turque imposée comme monnaie d’échange commerciale. Les journalistes et les organisations humanitaires ne peuvent pénétrer dans l’enclave sans autorisation de l’administration turque qui verrouille totalement l’accès à la région. Des camps de réfugiés ont été construits par l’AFAD, l’Agence turque de Gestion des catastrophes et des situations d’urgences, pour accueillir les déplacés d’Idlib et de la Ghouta Orientale. Les membres de l’ANS se sont appropriés les habitations des familles ayant fui l’offensive et les terres agricoles et les oliveraies, principales ressources économiques de la région, ont été confisquées et données à des commerçants turcs. Les derniers rapports de mars 2021 évoquent également des taxes imposées par les milices sur les récoltes et l’extraction d’huile d’olive domestique, leur montant étant fonction des milices qui contrôlent la région dans laquelle se trouve l’exploitation.

Le 13 octobre 2014, alors que la Turquie laissait les djihadistes de l’Etat islamique envahir Kobané, le HDP [10] appelait à manifester à travers toute la Turquie pour dénoncer l’inaction du gouvernement. La répression fut violente. 37 personnes trouvèrent la mort pendant qu’Erdogan dénonçait ces manifestants, les qualifiant « de nouveaux Lawrence d’Arabie déguisés en journalistes, en religieux, en écrivains et en terroristes qui se cachent derrière la liberté de la presse, la guerre d’indépendance ou le djihad ». Aujourd’hui, Afrin est devenu la 82ème province turque, et c’est bien en bâtissant des murailles symboliques et matérielles qu’Erdogan exporte et nourrit une idéologie mortifère en dehors de ses frontières. C’est sur ce point que le Reis a surpassé les propos de l’espion anglais : il ne s’agit pas de traverser des espaces, mais de s’y ancrer pour y semer les graines du chaos.

Tony

Notes

[1ANS Armée Nationale Syrienne fondée en 2017 avec le soutien de la Turquie et réunissant les forces de l’Armée Syrienne Libre, d’Ahrar al-Cham, Jaych al-Islam...

[2L’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme

[3Les Loups Gris : organisation armée ultranationaliste turque

[4Coalition militaire formée le 10 octobre 2015 en Syrie. Soutenue par la coalition internationale, elle est composée des forces kurdes (YPG-YPJ), arabes, syriaques…

[5L’école hanafite est la plus ancienne des écoles religieuses islamiques sunnites de droit musulman. Système juridique de l’Empire Ottoman, il se développe à partir de la Turquie et y constitue encore aujourd’hui la religion la plus importante

[6PYD : Parti de l’Union Démocratique fondé en 2003 et s’inspirant de l’idéologie développé par Abdullah Ocalan, fondateur du PKK.

[7YPG : Unité de Protection du Peuple

[8YPJ : Unité de Protection de la femme

[9Les assayech sont les forces de police et de sécurité intérieure du Rojava

[10HDP : Le Parti Démocratique des Peuples


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