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Le paysan impossible

mercredi 6 avril 2022, par Courant Alternatif


Yannick Ogor a fait paraître en 2017 le livre Le Paysan impossible [2]. Il est venu en Soule (Pays Basque), à l’invitation de la revue Hau, pour parler de ce qui pourrait être la suite de son livre : comment les normes sanitaires et environnementales ainsi que celles liées au bien-être animal, taillées sur mesure pour l’agro-industrie, attaquent l’élevage en plein-air et menacent l’existence des petits paysans. Ce sont des extraits de sa conférence qui sont retranscrits ici.

Industrialisation accélérée de l'élevage

En tant que paysan en Morbihan, j’avais besoin d’assumer un héritage paysan, une recherche perpétuelle d’autonomie et de liberté, c’est à dire assumer d’"être pris" par une vocation de paysan, de vivre avec des bêtes et des végétaux et d’"avoir prise" sur mon travail et mon existence, ceci contre la situation d’"être pris en charge" en permanence, d’être dépossédé de tout moyen d’existence, par une infrastructure industrielle et bureaucratique. Mon livre était un moyen d’épingler le "mythe libéral" qui voudrait faire croire qu’il y a absence de toute forme de régulation, laisser-faire absolu, alors que, en fait, il y a institutionnalisation perpétuelle et le capitalisme est une histoire d’administration toujours plus puissante.

A la fin du livre, j’épingle, dans les vingt dernières années, la reconfiguration de ces politiques agricoles, de cette administration que j’appelle "l’administration de l’alimentation de masse". Sous l’impulsion d’un écologisme ambiant, porté par des mouvements sociaux de contestation de l’agriculture industrielle, et en Bretagne tout particulièrement, l’administration a pris en compte progressivement et toujours plus les questions sanitaires, environnementales, de bien-être animal en appliquant de nouvelles normes. D’une part, ces considérations, présentées comme respectueuses de l’écologie, ont permis l’accélération des processus d’industrialisation ; d’autre part, en faisant des mouvements sociaux contestataires des moteurs de la modernisation, elles ont fabriqué de la paix sociale. Je l’ai vécu en tant que salarié de la Confédération paysanne dans les années 90. Que l’Etat donne raison, sur le papier, à ce lobbying porté par l’espoir de freiner les dégâts de l’industrialisation à coups d’arguments écologistes, cela a éteint toute réelle contestation et a même intégré ces anciens contestataires dans les rouages de la cogestion.

Ce que j’ai vécu en Bretagne, en étant à la fois salarié de la Confédération et, après, en tant que paysan, c’est la manière dont la mise en place de la gestion par les normes sanitaires et environnementales a, en quelques années, éliminé tous les petits paysans, en particulier en production avicole et porcine et, dans des petites structures de moins de 100 truies. A partir des années 80, tous ces éleveurs ont disparu, car ces mises aux normes étaient extrêmement coûteuses ; malgré les subventions, il restait un reliquat que la plupart ont considéré comme inassumable et ils ont donc arrêté. Les seuls qui sont restés se sont partagé le magot des subventions. Aujourd’hui, les élevages de cochons comportent au moins 500 truies et sont tous des usines entièrement subventionnées par l’Etat, si accompagnées d’arguments environnementaux. Ce qui a conduit leurs propriétaires à bénéficier de nouvelles subventions (arrivées depuis les années 2000) à la transition énergétique. Ainsi ces usines-là sont non seulement censées être aux normes environnementales par rapport aux excédents de lisier et d’azote mais encore elles sont à la "pointe de la transition énergétique", ayant à peu près toutes installé des panneaux solaires sur leurs toits, des éoliennes dans leurs champs ou, mieux encore, des méthaniseurs pour faire de l’énergie avec la merde de cochon. Tout cela généreusement accompagné donc de subventions publiques. Des milliards dilapidés pour conforter le modèle industriel.
Il est affligeant de voir à quel point l’écologisme est le moteur décisif de la modernisation aujourd’hui et comment il n’y a plus de réaction véritable en face.

Epizooties et rôle des normes sanitaires et environnementales

Je ne remonterai pas aux épisodes de la maladie de la vache folle (encéphalopathie spongiforme bovine, apparue en GB en 1986, avec un maximum de bovins touchés en 1992 et une expansion de la maladie en Europe). Je citerai des épizooties anciennes dans les élevages de volailles (1997, à Hong Kong ; 1998, de Bornéo à la Chine, en passant par Singapour ; 2007, grippe aviaire en G-B ; maladies dans les élevages de cochons : 2001, fièvre aphteuse en G-B ; 2007, peste porcine en Roumanie ; 2009-10 grippe porcine au Mexique ; 2017, peste porcine en Belgique...

Les conditions d’émergence de ces maladies et les réponses étatiques et institutionnelles qui y sont données marchent de pair pour fabriquer une espèce de fatalité industrielle.

La responsabilité du système industriel est patente dans l’émergence de ces épizooties. Dans tous les cas, elles surviennent dans des lieux où il y a un un système concentrationnaire d’élevages industriels gigantesques, qui regroupent par exemple au minimum 30 000 ou 40 000 canards dans des bâtiments fermés tels des cocottes-minute, ce qui amplifie la circulation des maladies au sein même des élevages ; et les virus sont véhiculés aisément dans le cadre d’un système capitaliste mondialisé où le mode de circulation de la viande, vivante ou morte, accélère la propagation des maladies. De plus, comme les animaux d’élevages industriels sont sélectionnés comme des clones, on crée une perte énorme de diversité génétique qui les rend très vulnérables au développement des maladies ; ce qui est à l’opposé de ce qu’on appelle "la dilution paysanne" : à savoir que plus on diversifie les espèces, les patrimoines génétiques, moins on a de risques de faciliter le développement de virus car, dans ces diversités, des immunités vont se faire qui bloqueront le processus viral.

Enfin, le microbiote (du système digestif animal et humain) est essentiel dans la construction d’une immunité naturelle. Or, le système d’alimentation moderne, le traitement chimique permanent des animaux d’élevage, affaiblissent ce microbiote, favorisant énormément le développement des maladies.
On aurait pu penser que ce constat des responsabilités industrielles dans l’émergence des maladies était assez partagé. A l’évidence, ce n’est pas le cas, quand on regarde les réponses administratives qui sont apportées : des protocoles de biosécurité très coûteux et inapplicables pour des petits éleveurs, des obligations de confinement en contradiction totale avec les principes de l’élevage traditionnel et de qualité, et du bien-être animal, et partout, des abattages massifs pour des animaux même lorsqu’ils sont sains.... Et les arguments mis en avant par les autorités, à savoir protéger la santé des humains et des animaux d’élevage, sont de pure publicité. C’est une perpétuelle fuite en avant ; nous sommes prisonniers aujourd’hui dans un système industriel qui a décidé d’éliminer toute paysannerie qui résiste à cet aspect de l’industrie. En effet, partout dans le monde, ce sont des mesures extrêmement brutales d’abattage dans les petits élevages qui ont été décidées par les autorités.

Quelques cas éloquents en Asie, en Chine, en Europe

En Asie du Sud-Est l’abattage a concerné, dans les années 2000, les volailles des basses-cours vivrières, d’élevages familiaux, d’élevages en plein air sans toucher aux volailles des groupes industriels, alors que c’étaient eux qui provoquaient la maladie et sa circulation ; les petits producteurs ont tout perdu, la filière industrielle, elle, continue à prospérer. En Indonésie, ; en 2010, 70% de la production de volailles était détenue par trois grands groupes agro-industriels et il n’existe plus de basse-cours vivrières. La Chine subventionne à coups de milliards de milliards la modernisation des élevages de cochons : des usines entièrement confinées, avec la possibilité de mise en quarantaine de tous les ouvriers ; les logements sont intégrés aux usines, les ouvriers travaillent par sessions de trois mois (15 jours en quarantaine, et ils sont désinfectés tous les jours avant de pouvoir entrer en contact avec les animaux ; ils travaillent pendant deux mois dans l’usine ; puis à nouveau 15 jours en quarantaine pour prétendument minimiser les risques de contamination à l’extérieur).

La gestion par les normes biosécuritaires

Au niveau international, à la fin des années 90, s’est mis en place, avec les accords de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), le transfert de ce qu’on appelait historiquement les barrières douanières tarifaires. Depuis des décennies, dans la logique de la régulation capitaliste de l’économie, avait été instaurée, pour préserver les intérêts de chaque pays, la possibilité de mettre des barrières douanières tarifaires à l’entrée de chaque Etat ; elles ont été supprimées pour être remplacées par un autre procédé de régulation : la question sanitaire en agriculture, qui est devenue le mode de régulation principal. L’exemple de la G-B est à ce titre éloquent. En 2001, il y a eu un épisode d’épidémie de fièvre aphteuse, qui est une maladie relativement bénigne, avec un taux très faible de mortalité, car une immunité naturelle s’installe assez facilement. Or, malgré cette évidence, décision a été prise par les autorités d’abattre préventivement plusieurs millions de bêtes. Pourquoi ? Parce que, en étant reconnue foyer de la fièvre aphteuse, la G-B ne pouvait plus exporter, les barrières douanières se refermaient ; pour qu’elle retrouve ses agréments à l’exportation, il fallait que soit décidé l’abattage préventif des cochons.

Quant à la vaccination des animaux, elle n’est pas la solution, sinon pour l’industrie pharmaceutique.
Là encore, on peut prendre l’exemple de la Chine et de Hong Kong : la vaccination des volailles est obligatoire depuis plus de 10 ans ; or les épidémies de grippe aviaire continuent leur cheminement, et donc aussi les abattages massifs, et ceci malgré les piqûres de rappel ; la vaccination est inefficace, le vaccin a toujours un temps de retard sur le virus, de nouvelles souches émergeant.

Une logique clairement au service du modèle industriel

Cette logique sécuritaire/sanitaire est clairement explicitée par les règlements mis en place par l’ex- OIE (organisation internationale de l’élevage) qui s’appelle aujourd’hui, - c’est bien plus bienveillant !- Organisation Mondiale de la Santé Animale. Elle a institué une compartimentation des élevages, classés en 4 catégories selon leur niveau de biosécurité. Dans la catégorie 1, au top du top, se trouvent les élevages hyperindustriels, comme en Chine et comme ce qui est en train de se développer en particulier en Bretagne. Etant considérés comme "étanches", on offre à ces usines la possibilité, quelle que soit la situation sanitaire du pays, de ne pas subir d’abattages massifs et de commercer notamment à l’export. Le puissant groupe Doux, entre autres, a bénéficié de cette catégorie. En revanche, la catégorie 4 correspond aux élevages vivriers, en plein air. L’OIE/OMSA demande à tous les Etats adhérents de les éliminer, processus qui est en cours partout.

Depuis plusieurs mois, on en est à un énième épisode de crise aviaire. Des mesures de biosécurité, très coûteuses et contraignantes, avaient été imposées par les autorités depuis 2017 ; mais cette maladie, qui existe depuis longtemps, continue évidemment à circuler et à faire des dégâts. Les "remèdes" imposés - mesures de contrôle ; confinement des élevages, même pour ceux qualifiés bio et de plein air, pendant 6 mois ; abattages [3] - ou envisagés (la vaccination), sont non seulement coûteux [4] mais encore inefficaces [5]. Ce sont de faux remèdes qui donnent une réponse industrielle alors que c’est ce système industriel même qui est en cause. Et ils enlèvent toujours plus d’autonomie aux paysans qui se battent pour ne pas s’en laisser déposséder. Alors que, au nom de la crise sanitaire, se renforce l’élevage hors-sol de volailles et de cochons boosté par des normes environnementales et du bien-être animal, il serait temps de créer une situation de réelle autonomie paysanne et de remettre des producteurs dans les fermes : pour produire la nourriture des volailles, les poussins, l’abattage...

Quelle résistance ?

Petits éleveurs, nous sommes pris en étau entre une économie capitaliste de plus en plus folle, des processus d’industrialisation au nom de la biosécurité et de la protection de l’environnement et un lobby animaliste ; toutes les mesures prises par l’administration, bras armé du système capitalisto-industriel, ont pour but clairement avoué de purger l’agriculture pour la "moderniser" et nous condamnent à disparaître. Évidemment, nous continuons à nous battre, à exister plus ou moins dans l’illégalité, mais le rouleau compresseur est monstrueux et il manque un élan collectif pour l’affronter."

Propos recueillis par Kris,
février 2022

Mobilisation pour l'élevage plein-air au Pays Basque

Un élan collectif existe encore au Pays basque, où des petit.es aviculteur.rices continuent à résister [6].
Iels sont nombreux.ses qui refusent le confinement imposé à leurs canards et à leurs poules. Deux jeunes éleveurs sont dans ce cas : "On a choisi d’être hors la loi pour continuer de faire des animaux de qualité comme on sait le faire depuis la nuit des temps, comme le faisaient nos parents et nos grands parents ". Iels sont installé.es depuis 3 ans en Gaec (Groupement Agricole d’Exploitation en Commun) , élèvent des canards en plein air (une race locale particulièrement rustique et au système immunitaire performant), produisent des céréales, tuent et transforment les animaux et commercialisent leur production en vente directe. Un modèle autarcique. Dans leur village, des élevages industriels voisins ont été touchés par le virus de la grippe aviaire. Le préfet est intervenu sur leur exploitation. Les canards y ont été testés positifs mais porteurs sains. Les deux éleveurs, « victimes d’un système qui est à la dérive », se sont résolus, "sous la pression d’un système administratif bien trop borné", à laisser abattre leurs 1 100 canards, le 27 janvier. 200 personnes, appelées à se mobiliser la veille, étaient venues soutenir les deux aviculteurs. Une importante manifestation de plus de 1000 personnes a eu lieu deux jours plus tard dans le bourg de Saint-Palais (1 900 habitant.es), appelée par les syndicats paysans ELB (Pays Basque), la Chambre d’agriculture du Pays Basque, le Modef (Landes) et plusieurs structures locales liées à la paysannerie : ceci "pour dénoncer le non-sens de la politique sanitaire ministérielle qui rend l’élevage plein-air hors-la-loi. L’industrialisation des élevages doit cesser et les éleveur.ses ne doivent plus être les dommages collatéraux de la gestion catastrophique de ces crises à répétition". Après cette manifestation, un Collectif s’est constitué élargi à des non-paysans, prêt à se mobiliser pour défendre les autres petits élevages qui sont sous la menace d’un abattage : « La prochaine étape sera de se structurer et de voir comment on agit. Il va y avoir d’autres actions, des manifestations. Si demain un éleveur se voit dans l’obligation de faire abattre ses animaux, peut-être qu’on s’opposera. Aujourd’hui, l’État met une telle pression individuelle que c’est compliqué de s’opposer seul ».

Notes

[1Le Paysan Impossible, récit de luttes – Editions du bout de la ville, 2017

[2Le Paysan Impossible, récit de luttes – Editions du bout de la ville, 2017

[32,5 millions de volailles abattues en France en janvier 2022

[4Fin janvier 2022, le gouvernement a déjà mis sur la table 36 millions d’aides sanitaires et 52 millions d’aides économiques ; d’autres indemnisations sont prévues

[5Un premier cas de grippe aviaire en élevage avait été détecté dans une exploitation de 160 000 poules pondeuses élevées en bâtiment, dans le Nord, le 27 novembre 2021

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