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CA 319 avril 2022

Dans l’angle mort de la garde à vue

samedi 30 avril 2022, par Courant Alternatif


Le 23 août 2020, Toufik Sahih, 23 ans, est mort en garde à vue au commissariat de Lille. Sa famille a porté plainte et un juge d’instruction a été nommé pour diriger l’enquête, mais un an et demi plus tard très peu de choses ont été faites. Le 26 février dernier, 250 personnes ont manifesté à Lille pour que Toufik reste dans les mémoires et que les circonstances de son décès soient connues. Une manière aussi de rappeler qu’il y a régulièrement des décès en garde à vue.

Toufik était originaire d’Algérie. Il n’avait été scolarisé que jusqu’en sixième et avait ensuite dû faire des petits boulots pour aider sa famille avec qui il vivait dans un bidonville. Pour s’en sortir, Toufik a dû émigrer vers la France. Un soir, il a été arrêté et mis en garde à vue, a priori pour être entré dans un appartement pour y passer la nuit. En effet Toufik était sans abri. En fait, il était non seulement sans logement, mais aussi sans travail et avait pour seule famille en France, un cousin éloigné habitant loin de Lille. Dans ces conditions, les autorités pouvaient espérer que sa mort passe quasiment inaperçue, avec juste un court article dans la presse locale.

Mais l’info a résonné avec les mobilisations précédentes contre les violences et les crimes commis par la police et quelques personnes ont cherché à en savoir plus et à ne pas laisser la mort de Toufik sans écho. Parmi elles, des membres du Collectif contre la Répression des Individus et des Mouvements d’Émancipation (CRIME) [1] Pour espérer faire avancer l’affaire, il fallait d’abord prendre contact avec sa famille, ce qui a été possible grâce à l’aide des potes et compagnons de galère de Toufik. C’est eux qui, à une vingtaine, ont été les premiers à protester publiquement, jusque devant le commissariat où ils ont érigé un début de barricade. Leur manif était d’autant plus significative qu’ils sont eux-mêmes sans papiers et donc particulièrement en danger face à la police. Dans la foulée, une fois le contact avec la famille établi, un collectif « Vérité pour Toufik » a été créé. Une manifestation a été organisée, en lien avec le Comité des Sans Papiers (CSP 59), en septembre 2020.

Immédiatement après le drame une enquête a été réalisée par l’IGPN, à la va-vite, pour bâcler quelques conclusions. Mais la famille a porté plainte et son avocat, Me Antoine Chaudey, a dû intervenir plusieurs fois pour qu’un juge d’instruction a soit nommé. Mais, pour l’instant, le dossier n’a guère avancé. Apparemment, pour la justice, une personne comme Toufik ne mérite pas de faire une enquête sérieuse sur les causes de sa mort. Comme dit un cousin de Toufik : « Ce n’est pas un chat qui est mort ! C’est mon cousin ! ».

Concernant l’IGPN, on connaît sa renommée, personne n’est naïf. Concrètement, ici c’est l’IGPN qui a contacté le cousin de Toufik pour qu’il vienne à Lille reconnaître le corps, qui lui parlé de manière bien affable, qui s’est dite soucieuse que le corps soit envoyé au plus vite en Algérie, pour que la famille puisse procéder aux obsèques et faire son deuil. Certifiant que la police avait fait de son mieux, qu’il n’y avait rien de suspect, qu’il était donc inutile de porter plainte, l’IGPN l’a même mis en garde sur les difficultés à engager une action en justice. Alors quelle est sa fonction ? Enquêter sur les actes de la police, comme une « police des polices » ? Ou arranger au mieux les choses avec les familles des victimes de la police, dans l’intérêt de la police ?

L’enquête de l’IGPN a été bâclée : elle n’a pas interrogé les policiers qui ont arrêté Toufik, ni les policiers de service en garde à vue entre 0h30 (heure à laquelle il est arrivé en garde à vue) et 5 h du matin (heure du changement d’équipe), ni le médecin qui l’avait vu. Et surtout, les vidéos n’ont pas été jointes au dossier – au commissariat de Lille, comme dans bien d’autres, les couloirs et chaque cellule sont sous vidéosurveillance. Sur tous ces points, l’IGPN n’a pas fait son travail. Le juge d’instruction non plus. L’avocat a donc déposé des requêtes sur chacun de ces points et sur d’autres… sans résultat à ce jour.

Pour autant, ça n’empêche pas l’IGPN d’avancer ses conclusions sur l’affaire. Dans son bilan d’activité 2020, l’IGPN prétend que Toufik « a été interpellé pour vol, avec effraction ». Pourtant, dans le dossier judiciaire auquel la famille a eu accès, aucun objet volé n’est mentionné, ni sur Toufik ni sur l’autre homme avec qui lequel il a été arrêté, aucun objet n’est signalé manquant dans le logement où ils sont entrés, et aucun indice d’effraction n’est évoqué, si ce n’est une trace de chaussure sur une porte. Alors où est le vol et où est l’effraction ? Il semble bien que Toufik, qui était sans abri, soit seulement entré dans cet immeuble en travaux pour s’abriter pour la nuit. Mais comme toujours, quand il y a une victime de la police, les autorités s’empressent de salir son image. L’IGPN prétend aussi que Toufik « s’est tapé la tête contre les murs en garde à vue ». Où sont les vidéos qui le prouveraient ? Absentes du dossier ! Toujours dans le même rapport, il est dit que le décès de Toufik est « d’origine toxique », bien que l’autopsie ne soit pas claire sur ce point. Plusieurs affaires de personnes décédées entre les mains de la police (on peut citer les drames d’Adama Traoré ou de Wissam El Yamni) ont montré qu’il existe de toutes façons des autopsies très complaisantes envers la police. Juste avant l’enterrement de Toufik en Algérie, une deuxième autopsie a eu lieu là-bas, dont on ne connaît pas le résultat.

Le drame de Toufik soulève bien des questions sur ce qui lui est arrivé et sur la gestion de l’enquête, mais aussi plus largement sur ce qu’est la garde à vue en France. Récemment, le Comité de Prévention de la Torture du Conseil de l’Europe a fait une tournée d’inspection de lieux de garde à vue en France. Le commissariat de Lille y est mentionné pour une affaire de violences commises par la police sur une personne handicapée. Malheureusement, ce n’est pas un fait isolé et la France est régulièrement montrée du doigt pour les conditions déplorables qu’elle inflige en garde à vue. Malgré les nombreux rapports sur le sujet, rien ne change et on continue à mourir dans les cellules des commissariats.

À l'ombre. Une autopsie de la garde à vue

Le collectif Vérité pour Toufik a mis en ligne une série de six podcasts sur la garde à vue. Au-delà des conditions du décès de Toufik, ils interrogent les raisons pour lesquelles des gens meurent si souvent dans les cellules des commissariats, que ce soit en garde à vue ou en dégrisement. Une manière de mettre en évidence que le décès de Toufik n’est pas qu’un accident mais le résultat d’une politique délibérée de maltraitances et de violences. Comme lui, ce sont plus d’une soixantaine de personnes qui sont décédées ces vingt dernières années. Vous pouvez retrouver ces podcasts sur plusieurs pages (comme Lille insurgée) et sur le blog Point de rupture :

Notes

[1Contre la Répression des Individus et des Mouvements d’Émancipation le C.R.I.M.E., créé en 2010, se fixe pour objectifs de lutter contre la répression et plus particulièrement contres les violences et crimes policiers, d’apporter un soutien financier, politique et juridique à ceux qui sont emprisonnés, inculpés ou victimes de la police et d’aider à une prise de conscience du vrai rôle de la police : soumettre les couches sociales qui auraient le plus intérêt à se débarrasser de le système, parce qu’elles en bénéficient le moins.
Le collectif a organisé des manifestations, des projections, des discussions sur ces thèmes et l’actualité des violences policières dans le Nord- Pas de Calais l’a amené à lutter aux côtés de familles de victimes de la police. Entre autres : les familles de Lahoucine Aît Omghar abattu de 5 balles, Selom et Matisse tués par un train alors qu’ils tentaient d’échapper à la police, Henri Lenfant tué d’une balle dans la nuque à bout portant. Et Toufik..

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