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CA 338 mars 2024

Un point sur la situation en Iran

mercredi 13 mars 2024, par Courant Alternatif

Voici une nouvelle interview de B., camarade iranien en exil dont nous avions déjà publié les propos intéressant dans les numéros 331 et 332 de Courant Alternatif (juin et été 2023). Sans forcément partager ses opinions (géo)politiques, il nous semble pertinent de faire passer ses informations sur la situation actuelle en Iran ; alors que les révoltes prometteuses qui ont secoué le pays ces derniers mois semblent avoir été vites oubliées.


Où en est le mouvement ?

Dans la rue, le mouvement s’est arrêté. Pour moi, il y a quatre responsables de l’affaiblissement du mouvement, consciemment ou inconsciemment réunis : le régime, évidemment, avec ses Pasdaran (Gardiens de la Révolution) ; les religieux modérés du régime, qui disaient qu’il ne fallait pas se révolter mais voter pour eux, qu’ils allaient modifier les choses petit à petit, comme ils le promettent depuis longtemps ; certains groupes « ethnofascistes » kurdes comme le PDK (qui contrôle le Kurdistan irakien), financés par l’Arabie Saoudite ; enfin, les royalistes, eux aussi financés par l’Arabie Saoudite.
L’Arabie Saoudite a financé les royalistes et les ethnofascistes kurdes du PDK dans l’éventualité d’une guerre civile, en réponse à l’état iranien qui avait financé des groupes chiites en Arabie Saoudite (là-bas tout le pétrole se trouve dans des régions peuplées par des chiites). Les royalistes et le PDK ont chacun été invités à Riyad.
Quand ces groupes ont voulu intervenir dans la révolution, le régime a joué l’amalgame en agitant la menace que la poursuite de la révolte serait la porte ouverte pour Daech, et qu’il était le seul à pouvoir garantir l’indépendance et la sécurité, car tous les groupes en face étaient soutenus par des puissances étrangères.
Les modérés quant à eux voudraient être considérés par le régime comme une potentielle porte de sortie du conflit. Par le passé ils ont pu jouer le rôle de soupape, mais le régime ne les autorise pas à participer aux élections. Car, actuellement le régime s’isole autour d’un noyau très dur qui ne partage rien avec qui que ce soit.
Mais quoi qu’il en soit, quand les modérés ont été au pouvoir par le passé (présidences de Khatami et de Rohani), ils n’ont rien pu faire car tout était court-circuité par les Pasdarans, le Guide suprême et les Khomeinistes du parlement. La population ne les soutient pas non plus consciente qu’ils ne veulent le pouvoir que pour leurs propres intérêts.
Il faut aussi prendre en compte le manque d’organisation des révoltés. Il aurait fallu un mouvement pour traduire la révolte en propositions politiques concrètes, mais ça n’existe pas en Iran. Après tant d’années de répression et d’exécutions, il est difficile pour les gens qui ont ce genre d’idée de se réunir, car en face les services de renseignement vont les arrêter, ou arrêter leur famille s’ils sont exilés, et les exécuter.
Il y a un sondage très récent qui montrait que seul 35 % de la population comptait potentiellement voter aux prochaines élections, et qu’il n’y a que 15 % des iraniens qui soutiennent le régime. On est face à une minorité qui gouverne la majorité ; c’est une impasse pour le régime, mais aussi pour nous car on n’arrive pas à répondre à cette attente.

Il y a quand même de l’espoir en Iran et dans l’exil autour de personnes comme Hamed Esmaeilion, exilé au Canada. Ni d’extrême-gauche, ni social-démocrate, il est pour une certaine justice sociale, pour plus d’égalité, il aborde les questions de la démocratie et des droits de l’homme, qui étaient souvent ignorées par les groupes d’extrême gauche. La majorité de la jeunesse iranienne soutient ces idées. On est face à une société pauvre, qui a besoin de protection sociale, d’éducation. Les libéraux et les royalistes ne proposent pas ça. Et il est modéré dans sa façon de parler, les gens aiment bien ça. Donc c’est une stratégie qui peut marcher.

Emeute à Téhéran septembre 2022

Mais il se passe encore des choses : il y a une grève qui a duré deux semaines dans le secteur pétrolier en 2023. Elle a touché les sous-traitants de l’industrie pétrolière. Comme les syndicats indépendants ne sont pas reconnus en Iran, elles ont animé par des comités de grève. Certains travailleurs ont été arrêtés, puis remis en liberté, mais sont en attente de jugement et plus de 4000 ont été licenciés.
Les grèves ne marchent pas vraiment, elles ne durent pas longtemps car les ouvriers sont sous la double menace de la répression et du manque d’argent. Ils sont déjà pauvres, à la base ; de notre côté, chez les exilés, s’est posée la question de faire une caisse de grève, mais nous n’avons pas les moyens d’envoyer de l’argent là-bas. Si le régime apprend que de l’argent a été envoyé à quelqu’un en Iran, cette personne sera arrêtée et exécutée sous prétexte d’être un agent de la CIA, du MI6 (service d’espionnage anglais) ou je ne sais quoi.
Le régime a aussi su jouer sur les différences entre ouvriers précaires de la sous-traitance et les travailleurs ayant des positions plus élevées dans l’industrie pétrolière, en donnant des choses à ces derniers pour qu’ils quittent le mouvement. Ceux du bas se sont retrouvé seuls, et ça a cassé le mouvement. Cette division montre l’importance des syndicats.
Les revendications portaient principalement sur les conditions de travail, la sécurité et le salaire, mais à un moment s’est posée la question de converger avec les travailleurs d’autres secteurs, qui subissaient la répression ; d’unir les travailleurs et travailleuses face à l’oligarchie.

La répression

À l’heure actuelle, une vingtaine de personnes ont été exécutées pour avoir participé au mouvement.
Il y a par exemple Mohammad Ghobadlou, exécuté pour avoir brûlé une poubelle. Comme des Bassidjis (Corps des gardiens de la Révolution chargé de la sécurité intérieure) ont été tués ou blessés pendant les manifestations, ces exécutions sont aussi une forme de soutien de la part du régime envers eux.
Et les arrestations continuent : ils ont des archives vidéos, à partir desquelles ils continuent de rechercher des personnes.
Il se passe des choses importantes dans les prisons, par exemple la tribune signée par les 61 prisonnières politiques qui ont annoncé une grève de la faim à la prison d’Evin le 13 février.
Après s’être révoltées dans la rue, ces femmes continuent en prison. C’est héroïque. Le cœur du mouvement se passe aujourd’hui dans les prisons, je pense.

Il y a eu les empoisonnements (poison ou gaz) de collégiennes et de lycéennes dans les établissements scolaires à partir du moment où le mouvement a commencé à faiblir : le régime est si ignoble qu’il s’est vengé sur ces filles qui se sont révoltées. Il y a eu des mortes mais pour les islamistes, tuer des enfants n’est pas un problème.   
Depuis, les empoisonnements ont cessé mais le régime ne communique rien à ce sujet et ne répond pas aux questions des familles. Ces dernières ont organisé des rassemblements devant les écoles et ont demandé des enquêtes, mais en réalité tout le monde a compris que le régime était derrière ces empoisonnements.

Et il faut aussi parler des suicides : en 2023, mille travailleurs se sont suicidés sur leur lieu de travail, à cause des conditions de travail, de leur salaire. Certains n’ont pas reçu de salaire depuis un an, parce que le pays est gouverné par une bande de mafieux, qui volent ce qu’ils veulent.

Emeute à Téhéran septembre 2022

Sur l'obtention du prix nobel de la paix par Narges Mohammadi

Je pense que ce prix montre bien le regard qu’à l’Occident sur l’Iran : pourquoi le donner à Narges Mohammadi, qui n’est pas laïque, qui est une religieuse modérée aujourd’hui en désaccord avec le régime ? Je précise que je la soutiens tout en la critiquant ; elle est plus progressiste que son mari, un ex-allié de Khomeini. L’Occident soutient toujours des modérés qui ont un pied dans le système. À mon avis c’est parce qu’ils pensent que dans le chaos ambiant, ces modérés sauraient gérer le pays grâce à leur expérience dans l’administration. Mais il y avait d’autres personnes à qui donner le prix Nobel, comme par exemple Nasrin Sotoudeh, laïque, avocate, elle aussi prisonnière politique.

Les luttes écologiques

Dans les régions kurdes, il y a eu des feux de forêt dont les écologistes locaux ont compris qu’ils étaient criminels ; des groupes mafieux liés aux Pasdarans voulaient récupérer les terres et y construire des villas ou des installations touristiques.
À Ahvaz (Khouzistan) qui est une région peuplée par une minorité arabe, l’eau est extrêmement polluée par l’extraction pétrolière et la culture de la canne à sucre qui est aussi très gourmande en eau. La ville est l’une des plus polluée d’Iran.
Des groupes du même genre ont détourné des rivières pour l’agriculture d’exportation et la production d’électricité, détruisant la biodiversité et provoquant l’assèchement du plus grand lac du pays, celui d’Ourmia en Azerbaïdjan iranien.
À chaque fois que des personnes s’opposent à ces projets destructeurs, elles sont jetées en prison. Par exemple, des personnes ont été arrêtées et accusées d’espionnage car elles marchaient en forêt avec des appareils photos – ce qui est tout à fait normal pour des naturalistes : il y a des trafics d’animaux en voie de disparition, alors ils vont faire des recensements d’espèces à l’aide d’appareils photo.
Huit militantes et militants ainsi ont été condamnés en 2020 à de la prison pour atteinte à la sécurité nationale et le professeur Seyed Emami est mystérieusement mort en prison, 48 heures après son arrestation.
Personne ne parle des militants écologistes iraniens, parce qu’ils n’ont pas de relais à l’extérieur, pourtant la situation est critique.

Le régime veut une guerre

A mon avis, le régime est en train de gagner du temps pour organiser une guerre. Il pense que cela pourrait répondre à leurs problèmes intérieurs – c’est à dire que ça permettrait à la fois d’unifier et réprimer le peuple pour rester au pouvoir – mais d’un autre côté ils sont conscients de ne pas encore avoir les moyens de mener une guerre totale. Donc pour le moment, leur stratégie est de mener des attaques par le biais de groupes qui les représentent plus ou moins directement. Pour comprendre, il faut regarder l’évolution de la géopolitique régionale.
Sous Trump, les relations entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite se sont sérieusement dégradées. Avec en plus le désengagement initié sous Obama, les pays de la région (Arabie Saoudite, Bahrein, les Émirats Arabes Unis, etc.) se sont retrouvés seuls face à la menace iranienne et les groupes financés et entraînés par l’Iran, comme en Irak, en Syrie, ou les Houthis au Yémen. Ils se sont alors tournés vers la Chine, qui de son côté veut sécuriser ses « nouvelles routes de la soie ». La Chine a signé des contrats avec l’Arabie Saoudite, entre autre sur le gaz et le pétrole, puis a tenté un rapprochement entre l’Arabie Saoudite et l’Iran – ils ont organisé des réunions, mais on savait très bien que ça ne marcherait pas.
Biden a voulu réparer ce qu’avait détruit Trump en terme de relations internationales. Il a demandé à l’Arabie Saoudite de rompre ses contrats avec la Chine – signés mais pas encore appliqués –, et en échange a proposé une forme de soutien sans intervention directe des États-Unis : un rapprochement avec Israël, la seule puissance locale à pouvoir tenir tête militairement à l’Iran. L’armée israélienne est sensée aider ces pays à développer leur armée, et en échange les pays arabes doivent reconnaître Israël, ouvrir des ambassades, normaliser leurs relations. C’est en gros l’application des Accords d’Abraham, signés sous Trump.
Mais jusque-là, il n’y avait pas la volonté de les appliquer. Israël a donc annoncé ouvrir une ambassade à Dubaï et au Maroc ; de leur côté l’Égypte et la Jordanie ont accepté car ils sont sous la menace des Frères Musulmans à l’intérieur de leurs frontières. Il y a aussi un avantage économique, car Israël est un pays plus développé que les autres dans la région.

L’Iran et la Chine étaient perdants ; qu’ont-ils fait ? Ils ont manipulé le Hamas. Un mois avant le 7 Octobre, les Pasdaran, les Brigades Al Qassam et certains groupes libanais comme le Hezbollah, se sont réunis pour résoudre le conflit entre le Hamas en Palestine et sa direction, exilée. L’Iran et la Chine ont profité de l’occasion pour encourager la branche militaire du Hamas à prendre l’initiative. Ces derniers voulaient faire un coup pour prendre le pouvoir sur tout le mouvement. Donc ils ont attaqué Israël avec l’aide de l’Iran – le Hamas n’aurait pas pu préparer ça tout seul.

Emeute à Téhéran septembre 2022

Ils ont mené une attaque horrible, tuant des civils, sans que cela n’ait aucun intérêt pour la population de Gaza. Seuls l’Iran et la Chine y avaient un intérêt : ils comptaient sur la rue arabe pour pousser les États de la région à rompre toute relation avec Israël ; ils voulaient détruire les accords d’Abraham. Mais ça ne fonctionne pas : il y a eu quelques manifestations, pas plus. Les pays arabes vont continuer à traiter avec Israël, c’est trop important pour eux.

Face à cet échec, que fait l’Iran ? Il ne peut pas attaquer directement Israël, mais il peut donner des missiles aux Houthis du Yémen, qui pèsent en attaquant des bateaux. Ils auraient aussi pu faire rentrer le Hezbollah dans la guerre, mais comme c’est leur plus grand atout dans la région, ils y font très attention, d’où les déclarations de leur chef qui dit ne pas vouloir la guerre. D’autant que le Liban étant dans une situation économique catastrophique, le Hezbollah ne pourrait pas tenir un tel effort.

Pourquoi le régime veut-il gagner du temps pour se préparer à une guerre ? Actuellement en Iran, à peu près tout le monde est certain que le régime a réussi à avoir l’arme atomique – ils ont atteint les 90 % d’enrichissement d’uranium. Je pense qu’ils l’ont, mais qu’ils n’ont pas encore pu la tester, et que donc ils cherchent à gagner du temps. S’ils entrent en guerre maintenant, les américains peuvent détruire toutes leurs bases ; s’ils ont la dissuasion nucléaire, ils imposeront un rapport de force. Donc en attendant ils gagnent du temps en utilisant des groupes comme les Houthis pour lancer de petites attaques à leur place.
Mais pour moi, leur stratégie consistant à déclencher une guerre pour rester au pouvoir ne peut pas marcher. Les iraniens auxquels je parle me disent que si l’Iran entre en guerre, ils prendront parti pour les États-Unis. Le régime pense que le peuple s’unifiera derrière lui, mais les iraniens sont contre ce régime.
Un ami me disait que selon lui, une situation chaotique comme en Syrie serait meilleure que la situation actuelle, car au moins ils auraient les moyens de s’organiser et d’obtenir des armes. Je ne suis pas d’accord avec ça, je suis pour la paix et je ne veux pas qu’un autre pays attaque l’Iran, mais ça montre le niveau de dépression dans le pays. Le régime a poussé les gens à soutenir une éventuelle guerre contre leur propre pays, et je pense que c’est très dangereux.

Ici, à gauche, on a un souci au niveau de l’analyse géopolitique : on est contre tout ce qui vient de l’Occident et des États-Unis, et certains finissent par soutenir les faits des groupes terroristes comme le Hamas, le Hezbollah, les Houthis ou l’État chinois qui est une horreur, l’État russe, etc. Sur la Palestine, certains vont prendre position entre un gouvernement israélien d’extrême-droite et un groupe terroriste qui ne vaut pas mieux, sans prendre en compte le rôle de l’Iran et de la Chine dans cette histoire.
C’est parce qu’à gauche, on n’arrive pas à sortir de cette pensée héritée de la guerre froide, avec l’impérialisme américain d’un côté et le reste du monde de l’autre. Avec la fin de l’URSS, le monde n’est plus partagé entre deux blocs. De nouveaux États se font entendre et poussent leurs pions. C’est le cas de l’Inde, de la Chine, de la Russie et de l’Iran.
Ces pays développent des politiques impérialistes et colonialistes.
La situation internationale a changé, ce n’est plus le même paradigme, et la gauche n’y a pas encore trouvé sa voie. Certains à gauche pensent toujours que comme ces États s’opposent aux États-Unis, on peut les soutenir. Mais c’est une honte de les soutenir, comme c’est une honte de soutenir le Hamas ou le Hezbollah, même à demi-mot. Quand on se demande pourquoi l’extrême droite avance, il faut aussi prendre ça en compte.

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