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Mobilisations enseignantes : ça manque de classe !

samedi 17 mars 2007, par Courant Alternatif

Le 8 février, la fonction publique était en grève et défilait pour la défense des services publics, de l’emploi et des salaires. Ritournelles syndicales à la veille d’échéances électorales majeures, effets d’annonce d’une unité d’action enfin retrouvée pour une demi-journée de défilé. La mobilisation ne fut pas franchement un grand succès à l’échelle de l’ensemble des fonctionnaires, mais revêt peut-être un caractère particulier en ce qui concerne l’Education nationale.


Les mobilisations de profs se sont succédé depuis la rentrée scolaire :
• un échec le 18 septembre 2006, lors de la rituelle grève de rentrée sur les questions de postes, de moyens et de salaires ; mais il faut dire que l’inutilité de ce genre de journées d’action n’est plus à démontrer, et qu’il n’est plus que les syndiqués pour faire encore l’effort d’y croire,
• un succès revendiqué le 18 décem-bre avec une nouvelle journée de grève qui a compté plus de 50% de grévistes en collèges et lycées : le projet de modification par décret du statut et des obligations horaires des profs du secondaire a fait se bouger le landernau des certifiés et des agrégés pour une fois syndicalement unis, mais sur des bases exclusivement corporatistes et défensives : la défense du “ statut de 1950 ”,
• une manifestation nationale à Paris le 20 janvier, orchestrée par la FSU, qui a besoin d’afficher sa visibilité et ses capacités de mobilisation en cette année de congrès, alors qu’elle est toujours privée du statut de fédération représentative des salariés.
• Enfin cette grève du 8 février où, aux questions de statut du secondaire, sont venues s’ajouter les mesures de carte scolaire (suppressions de postes ou de classes, restrictions budgétaires, suppression de places aux concours de recrutement). Les vacances scolaires décalées sont venues interrompre ce léger frémissement, mais les raisons de la colère sont nombreuses.

Un cadre national qui se flexibilise

La rengaine semble se répéter inlassablement d’année en année, pourtant les chiffres sont bien là : les contraintes budgétaires font que le nombre de postes d’enseignants se réduit comme peau de chagrin, indépendamment des données démographiques. La logique comptable de l’Education nationale est la suivante : dans le second degré où il y a une légère baisse démographique, on supprime 1 poste dès qu’il y a 12 élèves de moins, et dans le premier degré, en légère hausse démographique, il faut 48 élèves supplémentaires pour créer un poste. Cherchez l’erreur !

Le système tient pourtant grâce à différentes combines :

  • En premier lieu, le recours à une main d’œuvre précaire et disponible : les vacataires et contractuels sont légion dans l’éducation, et leurs luttes, pourtant récurrentes, ne débouchent pas, faute entre autres de solidarité réelle des personnels titulaires.
  • Les modifications des horaires des élèves : sous prétexte d’individualisation des enseignements en fonction des besoins de chacun, le fameux socle commun des connaissances de la réforme Fillon (lutte de 2005) permet de donner globalement moins d’heures d’enseignement. Pour éviter que cela soit trop sensible, on peut jouer sur les horaires de chaque discipline ou sur le nombre d’élèves par groupe.
  • Les suppressions de postes ne concernent pas que les seuls enseignants, mais aussi les surveillants, qui ont été remplacés par des assistants d’éducation (lutte de 2002), ou encore les personnels ouvriers et de services, qui sont maintenant à charge des collectivités territoriales, pour réduire le déficit budgétaire de l’Etat (lutte de 2003).
  • Le système des remplacements imposés (lutte de 2006) qui fait que, pour pallier le déficit de titulaires remplaçants, un chef d’établissement peut imposer à un prof de faire des heures supplémentaires pour remplacer le collègue manquant, quel que soit le cours ou la classe à prendre en charge. Le tout rémunéré au taux fort, ce qui fait que les prétendants ne font pas défaut.
  • Les voies de relégation des élèves qui disjonctent et qui ne supportent plus un système de moins en moins vivable se multiplient et permettent d’éviter que tout n’explose en permanence : durée d’exclusion rallongée depuis 2001, classes-relais et dispositifs palliatifs pour les élèves trop en rupture, stages et parcours en alternance pour permettre aux mômes et aux adultes de souffler, l’apprentissage junior pour contourner l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans, ou encore tout simplement la bonne vieille répression avec les risques de poursuites judiciaires pour les parents des enfants absentéistes, ou les peines aggravées pour les violences envers les enseignants, en attendant la généralisation des Etablissement Pénitentiaire pour Mineurs...

Bref, le tableau n’est pas brillant. Et ce qui surprend, à y regarder d’un peu près, ce n’est pas tant la tension qui existe dans quelques établissements et qui défraye régulièrement la chronique sous le titre de “ violence scolaire ”, ni même le découragement exprimé par nombre d’enseignants ou de professionnels de l’Education devant les difficultés de leur boulot, mais bien plutôt le fait que cela n’explose pas davantage. Quoiqu’à bien y regarder, depuis 2003, presque chaque année scolaire est perturbée par plusieurs semaines de grèves qui, si elles ne débouchent pas concrètement en termes de revendications, ont au moins pour effet de catalyser une sourde colère en la faisant se délester dans la rue. Ce fut le cas en 2003 à propos de la décentralisation pour les personnels puis des retraites, ce fut aussi le cas en 2005 pour les lycéens occupant la rue contre la réforme Fillon, ou encore l’an dernier lors des mobilisations massives contre le projet de Contrat première embauche (CPE) qui déferla tant dans les lycées que dans les établissements post-bac. Nous pourrions presque conclure que les mobilisations du secteur de l’Education ces dernières années ont surtout été un exutoire à la colère née de l’inhumanité croissante du système, et un détournement de l’attention des véritables causes du “ malaise scolaire ”. Cependant ces mobilisations collectives sont aussi des moments d’entrée en action des individus qui peuvent conduire à de nouvelles prises de conscience et à une politisation indispensable.

Selon l’Europe : quatre défis pour l’éducation*

Les raisons de cette évolution à marche forcée du système éducatif ne sont pas à rechercher uniquement dans le contexte national. L’Union européenne se prétend confrontée à “ quatre défis socio-économiques étroitement liés ”, qui constituent d’ailleurs le cadre de référence de sa réflexion sur l’enseignement depuis quinze ans : 1) la mondialisation, 2) la démographie, 3) l’évolution rapide de la nature du marché du travail et 4) la révolution des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC).
Le premier défi, la mondialisation, signifie que l’enseignement est perçu comme un enjeu “ indispensable au développement à long terme du potentiel de l’UE en matière de compétitivité ”. Mais, en même temps, cette compétition économique mondiale pousse les Etats à réduire leur pression fiscale, ce qui impose, dit la Commission Européenne, “ un contexte de restrictions des dépenses publiques ”. Voilà bien la contradiction majeure qu’affrontent aujourd’hui les Etats industrialisés en matière d’enseignement : comment concilier les besoins de l’économie en matière de formation et de qualification avec la nécessité de réduire le coût des systèmes éducatifs ?
Le deuxième défi, l’évolution démographique, concerne avant tout “ le vieillissement de la population européenne ” : les travailleurs devront rester actifs plus longtemps, et il faut réduire le taux d’inactivité des jeunes. Ce qui signifie aussi qu’il ne faut pas prolonger “ exagérément ” la durée moyenne des études. Les études longues se justifient dans la mesure où les marchés du travail requièrent des travailleurs à très haut niveau de formation, mais pour les autres, le “ droit ” à une formation tout au long de la vie sera bien suffisant.

D’où la nécessité - et c’est le troisième défi - de bien comprendre l’évolution de la nature du marché du travail. A cet égard, rien n’est plus trompeur que le concept réducteur de “ société de la connaissance ” qui pourrait faire croire que le marché du travail s’orienterait vers une disparition progressive des emplois peu qualifiés. Cela n’est que propagande. Le Département US de l’emploi publie, à ce sujet, des statistiques bisannuelles fort intéressantes. Dans la dernière édition des "Occupational employment projections" (publiées en novembre 2005 et qui portent sur la période 2004-2014), le Monthly Labor Review prévoit que 69% des créations d’emplois de la décennie à venir concerneront des emplois de type "on-the-job training" : formation sur le tas, au terme de l’enseignement obligatoire (Hecker, 2005). Il ne s’agit pas, pour autant, d’emplois qui ne nécessiteraient aucune formation scolaire : les “ vendeurs au détail ”, nettoyeurs, gardes et gardiens, employés du secteur du fast-food, réceptionnistes et autres conducteurs de camionnettes doivent savoir lire, écrire, compter, encoder des données dans un terminal informatique, comprendre quelques mots d’une langue étrangère, conduire un véhicule... Bref, posséder l’indispensable socle commun initié par la commission Thélot et concrétisé par la réforme Fillon dans le cas français.
C’est ce qui nous ramène au texte de la Commission européenne et à son quatrième “ défi ” : la révolution des technologies de l’information et de la communication. Celle-ci a entraîné une accélération sans précédent du rythme d’innovation des rapports techniques de production et des marchés. C’est ici que le concept de “ société de la connaissance ” va prendre toute sa signification. Il n’implique pas, nous l’avons vu, que tous devraient accéder à de hauts niveaux de connaissances. Il signifie plutôt que chacun, quelle que soit sa situation dans la hiérarchie des emplois et des niveaux de qualification, devra être en mesure d’adapter ses connaissances et ses compétences à un environnement de travail en mutation rapide "afin de rester productif et employable" (OCDE, 1996), mais également que, en ce qui concerne la formation initiale, l’Ecole va devoir s’adapter aux stratégies dites du “ e-learning ” (l’enseignement par l’Internet) qui, pour quelques-uns, permettra de donner les compléments indispensables au fameux socle commun, et ce de façon encore plus efficace que les actuels cours particuliers, déjà déductibles des impôts.


Remettre la question du travail au centre de l’école.

On le voit à l’examen de la stratégie de l’Union Européenne, c’est bien de la question du travail dont il est ici question. Et il est fort à craindre que les enseignants, en se contentant de défendre “ leurs ” conditions de travail (acquis, statuts, salaires et postes…), aient déjà encore perdu un combat qu’ils tentent à peine d’engager !
Ce qui se joue actuellement autour de leurs statuts, que ce soit sur la question des heures supplémentaires, des suppressions de décharge, de l’annualisation du temps de travail, ou encore de la présence 35 heures par semaine dans les établissements, touche bel et bien à une augmentation de leur productivité dans un souci de réduction des coûts de production. En cela les problèmes des enseignants ne sont pas différents de ceux des autres travailleurs, et sur ces bases des actions interprofessionnelles devraient être envisageables.
Mais tenir un tel langage revient à rappeler au prof qui se sentait bien dans son image de “ cadre A de la fonction publique ” qu’il n’est qu’un travailleur vendant sa force de travail. Et que, de surcroît, il a de moins en moins de leviers pour la vendre le plus cher possible. Le prestige de l’enseignant n’est plus ce qu’il était et, pour en rire, il n’est qu’à voir comment les candidats à la présidentielle se précipitent avec entrain pour se promouvoir auprès de sociétés de chasse, alors que ce sont leurs sous-fifres qui reçoivent les principaux syndicats enseignants les jours de grève ! Le lobbying syndical ne fait plus recette dans l’Education, et il va bien falloir que les profs en prennent conscience s’ils veulent échapper aux menaces qui pèsent actuellement sur un système éducatif déjà bien mal en point.Un des axes de lutte pourrait donc être d’opérer avec leurs élèves et l’ensemble de la population une jonction sur cette question de la résistance à l’exploitation au travail. Pour cela il conviendrait en premier lieu de rompre avec nombre d’habitudes pédagogiques, et au premier chef celle qui consiste à considérer que l’école émancipe alors que pour le plus grand nombre elle reste une propédeutique de soumission à la “ valeur travail ”** toujours et encore sublimée : depuis le “ c’est l’école qui te donnera un bon travail ” comme ressort supposé de la motivation, à la sanction pour “ travail insuffisant ” sur le bulletin scolaire. Etre critique sur la finalité de son travail, et partager cette critique avec ses élèves, pour défendre l’activité actuelle des uns et celle future des autres, pourrait être un axe de lutte porteur.
Mais pour le corps enseignant cela voudrait dire rompre avec son modèle idéologique, celui de la promotion sociale laïque et républicaine par le mérite, qui transcende gauche et droite. Il est clair que le monde enseignant ne peut rompre pour l’instant avec ce modèle auquel il s’identifie, et par lequel il trouve sa raison d’exister socialement. Le corps professoral ne peut pas encore ni raisonner ni agir en termes de lutte de classe***, car il lui est encore trop douloureux de se penser du côté des exploités et des dominés, tant il se croit toujours du côté de ceux qui pensent et font les décideurs, faute de vraiment décider ! Ici et maintenant tout du moins, parce qu’à Oaxaca…


Philippe
Février 2007.

*Ce paragraphe s’inspire très largement des analyses de Nico Hirtt, de l’APED, Association pour une Ecole démocratique
(http://www.ecoledemocratique.org)
** cf. Nestor Romero
“ La valeur Travail ”, publié sur
http://ecoledesrichesecoledespauvre...
*** cf. la brochure “ Pour une compréhension critique du mouvement du printemps 2003 ”, Echanges et Mouvement, septembre 2004.

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