CA 346 janvier 2025
Dossier anniversaire : Gilets jaunes, 6 ans après
lundi 27 janvier 2025, par
« C’est pas du chiqué quand les femmes s’y mettent », Une GJ, 6 janvier 2019 à Paris
La présence des femmes GJ, motrices du mouvement, a été particulièrement soulignée. En nombre, elles égalaient à peu près les hommes, ce qui est rare pour un mouvement social (40 à 45 % [1]). Cette participation des femmes renvoie à la forme de leur intégration dans le monde du travail. Les femmes sont majoritaires dans les métiers les plus mal payés, les temps partiels, les contrats précaires, et sans lieu de travail fixe (aides à domicile) donc là où les conditions d’exploitations sont particulièrement pénibles… De plus, ce sont le plus souvent elles qui, au jour le jour, doivent organiser la misère du quotidien de leur famille. Les femmes sont en effet assignées à la gestion des aspects pratiques de la vie quotidienne : remplir le caddie, acheter des vêtements aux enfants qui grandissent trop vite, prévoir des semaines à l’avance une sortie au cinéma : la reproduction de la force de travail, aspect central du mouvement des GJ.
En revanche, ce qui est remarquable, c’est la rupture, dans le mouvement, avec le fait qu’historiquement, le plus souvent (mais pas toujours), les femmes sont cantonnées aux rôles de « petites mains » dans les mouvements sociaux, partis et syndicats. Elles ont, dans les GJ, assumé des fonctions politiques : elles prennent des décisions, s’expriment en public, participent à la rédaction des cahiers de doléance, sont parmi les initiatrices du mouvement... Des femmes avec des grandes gueules ont aussi souvent renvoyé des hommes à leur place, dans une forme de féminisme qui ne disait pas son nom. Elles participèrent autant que les hommes à des actions généralement réservées au virilisme masculin : occupation des ronds-points, manifestations, porte-parole…
Toutefois, la place des femmes dans le mouvement est très liée à celle qu’elles occupent dans les rapports de reproduction, et au rôle de « soin » qui leur est attribué. En effet, la difficulté d’assurer la survie de leurs familles provoque parfois le profond désespoir de passer pour une « mauvaise mère », en ne pouvant pas offrir à leurs enfants la vie qu’elles estiment bonne pour eux. Les rôles qui leur sont traditionnellement attribués de façon genrée dans les luttes (le ravitaillement, la logistique, l’organisation, les comptes-rendus, le soin...), faisaient partie intégrante de ce qui faisait le mouvement lui-même, et donc ont été davantage valorisé que dans d’autres luttes. De plus, sur un autre aspect, d’après les données issues de la répression, les condamnés pour des affrontements et dégradations sont dans l’immense majorité des hommes. Enfin, les manifestations de femmes GJ, loin d’exprimer des revendications spécifiques (égalité salariale, violences...) affirmaient plutôt la complémentarité des femmes et des hommes, et assumaient le rôle de mère, une posture d’unité au sein du mouvement. Au final, le rôle genré de soin et de reproduction de la force de travail attribué aux femmes aura été ce qui a poussé nombre d’entre elles dans la lutte, mais, dans le mouvement, il n’a pas été dépassé.
Il ne faut pas interpréter le rejet de beaucoup de GJ femmes pour le terme « féminisme » comme une preuve de sexisme, mais plutôt comme le témoignage de la relativement faible présence d’un féminisme concret dans la vie des prolétaires femmes, comparé au féminisme institutionnel (sauce Marlène Schiappa), rejeté à très juste titre.
En replaçant le mouvement des GJ dans l’histoire récente des luttes, on peut s’interroger de savoir si cette place des femmes témoigne d’une spécificité de ce mouvement, ou plutôt d’une tendance de fond, à la fois dans les luttes (participation croissante des femmes dans les luttes depuis les années 1970 [1]) et dans la société en général, de valorisation du rôle de soin, cohabitant avec une intégration / acceptation plus fortes des femmes dans de nombreux aspects de la vie publique.
[1] Sur les Gilets jaunes, Tristan Leoni