CA 346 janvier 2025
Dossier anniversaire : Gilets jaunes, 6 ans après
jeudi 23 janvier 2025, par
Dès son amorce, une frange importante des réseaux militants a boudé ce mouvement, à cause des accusations médiatiques de « racistes », « homophobes », « proches de l’extrême droite », apparues dès les premiers appels en amont du 17 novembre. Ce positionnement caractérisait pour certains un mépris de classe, mais surtout pour d’autres la césure entre les milieux militants et des fractions de la population exploités et opprimés, en particulier rurale ou périurbaine. Or, le mouvement des Gilets Jaunes a connu une dynamique typique de mouvements sociaux : démarrant sur des revendications à première vue peu politiques (la hausse du prix de l’essence), il se radicalisa dans sa forme (blocages éparpillés, actions directes dans les grandes villes comme les montées sur Paris, générant des affrontements violents) et dans son expression politique. Ce fut la première fois où l’État a montré une certaine peur depuis plusieurs décennies. Nous revenons dans cet article sur les forces et faiblesses du mouvement des GJ, avec la volonté d’en tirer quelques modestes enseignements.
« Nous sommes au SMIC quand d’autres se gavent. Moi je n’ai plus rien d’un homme : aujourd’hui je ne peux même plus offrir un café à un ami »
En France, c’est la fraction du prolétariat la moins représentée par le syndicalisme qui est descendue dans la rue : précaire, rurale ou périurbaine, des petites boîtes, les campagnes abandonnées, et aussi les cassoc’, les abîmés par la vie, les surnuméraires… On retrouve en majorité des personnes qui travaillent, paient des impôts, qui gagnent suffisamment pour ne pas toucher certaines aides sociales, tout en ayant du mal à finir les fins de mois. Typiquement, ce sont des salariés de très petites entreprises, ou de petites et moyennes entreprises, dans l’artisanat ou le BTP, des fonctionnaires parmi les moins diplômés (éducateurs, animateurs, ATSEM), des travaux d’ouvriers ou d’employés. En ce sens, les reproches sur le caractère « non-prolétarien » de ce mouvement étaient largement infondés, puisque l’hétérogénéité apparente des GJ masquait une uniformité de vie sociale. Les statuts étaient variés : des CDI (encore la large majorité des contrats en France) y côtoyaient des intérimaires, auto-entrepreneurs, chômeurs et retraités. La relation de nombre de ces salariés à l’exploitation par le patron, pourtant particulièrement palpable, était un non-sujet, en bonne partie du fait des relations proches entre le travailleur et son employeur direct dans l’espace rural / périurbain.
« Les syndicats, on peut s’en passer, ils ne nous manqueront pas ! »
Les GJ ont donc marqué un retour tonitruant de la lutte de classe en France, avec un caractère social indéniable. Si on compare aux millions de participants des mouvements sociaux d’envergure en France (1936, 1968, 1995, 2023), le nombre de GJ était bien plus faible (voir historique). Cependant, les profils des participants contrastent avec ceux qu’on a l’habitude de croiser dans des mouvements de lutte de classe à l’échelle nationale depuis 1995, c’est-à-dire les fractions les plus stables du prolétariat, fortement syndiquées, à statut (rail, énergie, docks), de grosses boîtes avec de « solides » conventions collectives, ou fonctionnaires. Afin d’éviter une contagion du mouvement des Gilets Jaunes à ces travailleurs plus organisés, le gouvernement a pu compter sur les syndicats (voir ci-après), qui ont cherché à garder la main sur leurs adhérents, mais aussi sur une frange du patronat, qui a consenti à acheter la paix sociale au moyen d’une prime de 460 euros en moyenne, versée à 4 millions des salariés les plus stables (Orange, SNCF, RATP, Michelin, La Poste...). Ces salariés auraient-ils rejoint le mouvement ? Peu probable, car il faut mesurer l’écart qui sépare les travailleurs des bastions syndicaux des travailleurs GJ, pour qui la défense du droit du travail n’est qu’un concept vague, sans existence réelle.
Ce qui caractérisait les GJ, c’était une forme de colère brute qui souvent fait défaut dans des secteurs plus protégés et formatés aux journées de mobilisation encadrées. Les GJ défendent « l’honneur des travailleurs » (ou plutôt leur dignité) mais sans les armes historiques qui y sont associées (le syndicat, la grève, la négociation). Une grosse incompréhension de la part de certains GJ existait autour de la grève : l’absence de son existence dans le quotidien salarié des GJ et sa représentation médiatique comme nombre de manifestants à compter dans les grandes villes font que pour beaucoup d’entre eux, grève = manif, et non pas arrêt volontaire et collectif du travail.
Les GJ ne se sentent pas représentés par les syndicats, recroquevillés sur une fraction toujours plus faible des salariés, car n’ayant pas pris le pli de la restructuration du salariat, de son atomisation. Surtout, les organisations syndicales refusent d’être à la traîne d’un mouvement social. Ce sont elles qui doivent décider quand et comment commence un mouvement social, et, plus que tout, pour ce qui fait leur légitimité aux yeux de l’État et du patronat quand et comment il finit. Il était politiquement impossible aux organisations syndicales, notamment la CGT, d’avouer leur faiblesse. Elles ont donc très consciemment tout fait pour éviter la contagion dans leurs rangs, même si on a vu des rapprochements locaux.
Pour ce faire elles se sont appuyées sur deux points de tension. Le premier concerne les cibles des blocages. Les GJ n’ont que ponctuellement et localement cherché à bloquer directement des entreprises et sans chercher à passer par la grève. Les militants syndicaux, eux, n’ont souvent comme seule perspective « la grève ». L’autre point de tension furent les manifestations non déclarées, sauvages voire insurrectionnelles, qui rompaient avec les défilés planplan syndicaux. Bien des militants syndicaux de base se sont joints à ces manifestations des GJ à titre individuel et souvent sans arborer de sigles syndicaux, y trouvant un plaisir perdu depuis longtemps par les manifestations syndicales. Cependant, les appareils syndicaux sont restés droit dans leurs bottes : une manifestation, ça se déclare, ça s’encadre, et on ne fait pas n’importe quoi (« on est responsable »)... allant jusqu’à signer un texte dénonçant la violence des GJ (excepté Solidaires, voir historique).
« Je n’ai jamais fait de grève ni de manifestation, je me suis dit que c’était le moment ou jamais, il fallait essayer de faire quelque chose »
Ce sont pour beaucoup des primo-manifestants, qui n’ont pas l’expérience de la parole politique, de l’organisation « routinière » des mouvements sociaux, accaparée le plus souvent par des classes moyennes diplômées [1]. Le mépris de la « classe d’encadrement des luttes » pour les GJ faisait écho à celui que des profs peuvent avoir pour leurs élèves les plus indisciplinés et les moins scolaires. Les qualificatifs en « -phobe » à leur destination, afin de se distancier d’un monde qui leur paraît étranger et vulgaire, a permis aux plus diplômés et déconstruits des militants d’avoir bonne conscience, au moins initialement. Pourtant, ceux qui sont focalisés sur les identités et la lutte contre les « privilège » auraient dû s’apercevoir du paradoxe théorique dans lequel ils sont enfermés : « d’une part, dénoncer un "système" produisant et inoculant "structurellement" les discriminations partout, dans les rapports sociaux et jusque dans l’esprit des individus et, de l’autre, déplorer que ces individus aient de tels comportements. » [2]
Si on cherche des analogies avec des luttes passées, on peut se rapprocher les GJ de « ces mouvements [qui] surgissent souvent au sein de populations faiblement politisées, peu syndiquées, vivant dans des petites villes ou même des villages » dans lesquels le « niveau de violence [...] est souvent très élevé avec demeures patronales incendiées ou dynamitées, contremaîtres et patrons brûlés ou pendus en effigie, usines sabotées, bâtiments administratifs attaqués, et rudes affrontements avec la troupe » que sont les mouvements de grève de la Belle Époque [3], qui, de plus, manifestaient une grande défiance vis à vis de la République. Le côté protéiforme de la composition des GJ (« Nous sommes ceux qui doivent partout : au boulanger, à l’épicier, au percepteur et au cordonnier, ceux que poursuivent les créanciers [...]. Nous sommes ceux qui aiment la République, ceux qui la détestent et ceux qui s’en foutent. ») et le mode d’action hebdomadaire (chaque dimanche, seul jour chômé de la semaine) se retrouve particulièrement dans la révolte des vignerons du Midi en 1907. L’analogie s’arrête là, car la période n’est pas la même, mais le lien entre le peu de politisation des travailleurs et les formes (éphémères) de la révolte nous paraît intéressant à garder en tête, pour ne pas imaginer un peu rapidement des prémices de révolution mondiale dans la succession de soulèvements mondiaux contemporaine [4].
L’action essentielle des GJ furent des blocages dont les lieux renvoient à l’émiettement professionnel des prolétaires actuels. Les cibles étaient des lieux partagés par tous les GJ (l’endroit où on passe en voiture, l’endroit où l’on va faire ses courses). Si ces blocages ne posaient donc pas un rapport de force direct face à la bourgeoisie (contrairement aux émeutes dans les beaux quartiers parisiens), ils permettaient de rallier beaucoup de monde. Le discours entendu à propos des blocages constituait à viser non pas les patrons mais l’État, dans les rentrées fiscales qu’il perçoit sur les flux économiques bloqués. Ils se substituaient aux grèves qui apparaissent avoir beaucoup moins d’impact et surtout qui est un mode d’action très peu pratiqué par la plupart des exploités [5]. On retrouve d’ailleurs cette volonté de blocage depuis plusieurs années dans les différents mouvements sociaux sans chercher à les lier à des grèves localisées : on bloque l’économie (par occupation de ronds-points stratégiques ou les raffineries), mais depuis l’extérieur, comme un aveu de la faiblesse de la grève.
« Le peuple s’est réveillé et j’ai voulu en être, sans savoir où on allait »
Paradoxalement, même si les petits patrons ont vite décampé du fait des conséquence économiques des blocages, les GJ se sont eux-mêmes (re)présentés comme « le peuple », l’intérêt général, une espèce de citoyen / travailleur moyen, patron ou salarié, qui joue le jeu du système mais se retrouve tout de même perdant. Les revendications sur la démocratie, la dénonciation des élites déconnectées, et la focalisation sur les taxes permettaient de cimenter ensemble une large partie de la population au-delà des clivages de classe, alors même que les prolétaires étaient hégémoniques dans le mouvement. Un interclassisme de discours, en somme.
Ce mouvement a donc associé des formes d’action radicales, une détermination à en découdre avec le pouvoir en place… et des illusions sur le cadre institutionnel. L’interlocuteur est resté l’État, mais d’un autre côté, c’est aussi parce que l’État est un acheteur global de la force de travail en France et de sa reproduction (allocations et aides, régulations du prix des marchandises, services publics...) qu’il est vu comme l’interlocuteur privilégié. En effet, « entre 2012 et 2018, la part des revenus dits "de transfert" (les allocations sociales) dans le revenu total des 10% les plus pauvres est passée d’environ 40 % à 70 %» [6], voir aussi l’article « Les personnes à revenus modestes prises en tenaille » dans ce numéro.
Du côté politique, on a beaucoup entendu « Macron démission ! », ce qui est une rhétorique assez « dégagiste » et qui ne permet pas d’interroger la production, l’exploitation. Concrètement, ce n’est pas le système qu’il fallait changer, mais juste les personnes à sa tête (essentiellement Macron mais aussi les « élites »), afin qu’il fonctionne mieux, comme « avant ». Contrairement à la gauche, la nostalgie ne semblait pas être celle des 30 Glorieuses, mais plutôt 10, 20 ou 30 ans plus tôt.
Le RIC symbolise cela avec l’illusion que dans le cadre politique actuel la population puisse faire passer grâce à lui des réformes « démocratiquement ». Les GJ avaient l’illusion que pourrait s’exprimer la « volonté pleine et entière du peuple » par le RIC, alors que le RIC est destiné à s’adresser aux instances dirigeantes et donc ne peut être adopté qu’en acceptant le cadre politique actuel. La question de renverser le pouvoir a été remplacée par celle de faire entendre la voix du peuple au pouvoir
politique. De plus, le RIC entretenait une illusion de l’ordre de la « baguette magique » : il permettrait de modifier la Constitution, et donc de récrire une sorte de nouveau contrat social, ce qui part d’une croyance bien ancrée, entretenue par l’école, au sujet notamment de la Révolution française, que le politique prime sur les rapports économiques, que la Constitution pourrait commander aux patrons.
Ce n’est peut-être pas un hasard si la revendication du RIC est montée en flèche entre le 1er et le 8 décembre (voir historique), moment d’apogée du mouvement, et saut dans l’inconnu : si on bloque vraiment tout, que fait-on derrière ? Sans utopie, ou du moins sans perspective révolutionnaire, ni même sans élargissement au monde de la production, le mouvement ne pouvait que se replier sur ce qu’il connaît, et sur ce qui apparaît comme un idéal socialement acceptable : la démocratie, la vraie, contre la République des puissants et méprisants, corrompue.
« J’ai senti de la joie, de la fraternité, l’envie de déplacer des montagnes »
En marge du « profil type », on a croisé bon nombre de personnes amochées par la vie, en galère matériellement, pauvres et exclues, parfois handicapées, qui ont trouvé sur les ronds-points une solidarité et une socialité dont elles étaient privées. Les GJ était un mouvement ouvert, facilement rejoignable (il suffisait de mettre un gilet).
Si les GJ ont construit une sociabilité et permis à beaucoup de personnes de s’extraire de leur solitude, ce ne sont pas en tant qu’« isolés » que tous sont venus. Il existe dans les zones géographiques rurales ou péri-urbaine des liens de sociabilité et d’entraide souvent ignorés des couches sociales supérieures des villes, via l’aide par le voisinage, les associations et clubs divers (sportifs, culturels). Ce qui existait à une échelle microscopique dans plein d’endroit différents a convergé via les blocages des ronds-points. Des mini-groupes pré-existant (famille, amis, voisins…) se sont greffés les uns aux autres. L’unité de la galère, la rage partagée, a été le liant entre les GJ, créant cette joie collective lors des rassemblements.
En revanche, le revers de la médaille a été que lors de sa décrue, le côté « famille » du mouvement s’est retrouvé à exister pour lui-même, sans rechercher de stratégie pour reprendre l’offensive. N’ayant pas été rejoint massivement, ayant été boudé par les syndicats, le mouvement a fini par se retrouver dans un cycle sans fin de manifs du samedi, et d’existence sans perspective, avec le chant « On est là, on est là, même si Macron ne veut pas nous on est là... » qui exprimait la volonté de se montrer « pour l’honneur des travailleurs » mais finalement sans plus.
On a aussi vu apparaître, pendant la (longue) queue de comète du mouvement, la volonté de nouer des alliances avec d’autres composantes du mouvement social (la lutte contre les violences policières, les soignants, certains syndicats, les écologistes...). Cela a pu donner par endroits des rapprochements intéressants (soutien à des boîtes en grève, évolutions idéologiques sur la perception des banlieues...) mais c’était aussi le signe que le mouvement n’avait pas été rejoint massivement par des secteurs différents du prolétariat, que le « peuple » n’avait pas réussi à s’étendre, et donc que les identités si critiquées, après avoir un temps disparu, étaient revenues sous la forme traditionnelle de la « convergence des luttes » : on s’allie, mais en conservant nos spécificités, et surtout la mainmise des leaders sur les luttes.
« Ici, on ne veut pas reproduire le système qu’on combat. Dans notre AG, on a des référents qui animent, mais pas de leaders qui imposent »
Ce qui fut peut-être le plus surprenant, au-delà de la forme insurrectionnelle qu’ont pris certaines manifestations, c’est le refus des leaders. Nous écrivions en décembre 2018 dans Courant Alternatif « Bien entendu, vont se dégager petit à petit des "délégués porte-parole" ; ils seront une dizaine au début puis se dégageront deux ou trois têtes. Les délégués seront contestés, mais la sclérose finira par l’emporter »… comme quoi, il ne faut jamais se prétendre devin d’un mouvement social sous prétexte que nous avons beaucoup lu sur les mouvements sociaux. Car toutes les tentatives de faire émerger des porte-paroles ont échoué (voir historique). Certes, cela fait écho à des mouvements antérieurs dans différents pays : ce mouvement des GJ s’insère dans une dynamique post 2008 (crise financière et ses suites) de révoltes planétaires qui ont des traits communs : pas de leaders affirmés, très déterminées, « populaires », dégagistes et plus ou moins insurrectionnelles (printemps arabes, Chili, Colombie, Hong Kong, Liban, Soudan, puis Algérie, Iran, Sri Lanka…). Cette volonté de conserver un mouvement basiste n’est pas apparue par des discours ou analyse politiques, elle s’est imposée comme une évidence pour la plupart des GJ. Et ce fut certainement ce qui posa le plus de problème au pouvoir politique car, sans représentants venus négocier, il n’avait plus aucune autre solution que la répression féroce et le pourrissement. Les administrateurs des groupes facebook se sont parfois auto-proclamés représentants (ou l’ont été par la police), mais cela suscitait bien souvent des tensions et réticences.
De même, les GJ marquent une méfiance envers les médias et la volonté de s’approprier l’information et sa diffusion (par les réseaux sociaux). Pourquoi cette forme basiste a-t-elle était maintenue tout au long du mouvement ? On peut émettre des hypothèses. Le mouvement est apparu dès son origine « spontané », organisé par la base via les réseaux sociaux. La sociabilité créée dans les ronds-points, les AG de base, ont renforcé l’envie d’un mouvement « par nous et pour nous », sans représentants officiels. Les GJ ne voulaient pas reproduire ce qu’ils et elles combattaient : le pouvoir.
« J’ai parlé pendant quarante-cinq minutes aux CRS. Ils me répondaient pas, ils étaient froids, alors j’ai voulu les réchauffer et j’ai foncé dans le tas »
Une autre surprise fut la détermination dans les méthodes, le fait de durer, le goût du bordel et de ne pas s’arrêter tant que le pouvoir n’a pas lâché, d’être dans l’action et pas dans la négociation, la passivité, la manif traîne-savates. Les GJ avaient à leurs yeux la légitimité, ils avaient raison de se révolter et de questionner en acte la légalité des actions, d’en avoir rien à foutre et de faire ça dans la joie.
Cela a bousculé la stratégie syndicale de cogestion, qui s’appuie le plus souvent sur une représentation de la violence (pneus qui brûlent), contenue, à des fins de négociations, car le pouvoir du syndicat tient dans sa capacité à incarner un interlocuteur raisonnable aux yeux de l’État. Chez les GJ, l’idée que la violence peut être nécessaire quand on se fout un peu trop de notre gueule a fait un bien fou, car cette idée était largement partagée dans le mouvement, et pas le fait d’une minorité dont on se dissocie. Cependant, le mouvement a été rattrapé par la spécialisation des rôles pacifistes / émeutiers, lorsque le Black Bloc a été adopté comme une stratégie par les militants et les « ultra-jaunes ».
La légitimité du mouvement s’appuyait sur la sympathie de la part de « l’opinion publique », le fait d’être « populaire » : tous les sondages de l’époque donnaient une très forte majorité de personnes ayant de la sympathie pour les GJ. Dans les débats télé, il était alors fréquent qu’un /une GJ interviewée à une heure de grande écoute fasse fermer son bec à un représentant d’une chaîne d’info, muet devant une colère portée avec une telle spontanéité et colère par des centaines de milliers de personnes.
« Là il y a de tout : droite, gauche, des cheminots, des postiers, des paysans, des artisans, toutes les classes confondues. Cette manifestation vient de la base, du peuple »
Une force notable du mouvement a été sa recherche d’unité dans un « peuple » laborieux. Chacun pouvait venir, et les tensions et discriminations (xénophobie, misogynie...) ont été un temps mises de côté (voir l’encadré sur les femmes GJ), sans qu’elles aient toutefois disparu. On a au contraire vu une fraternisation assez exceptionnelle, et une solidarité remarquable avec des personnes dans des situations plus compliquées que d’autres (les handicapés par exemple). La figure de « l’autre » que les médias s’acharnent à nous désigner comme le maghrébin, le musulman, et ici le beauf violent et inculte, n’a pas fonctionné.
Dans les milieux militants où on s’activait dans le mouvement, on a ressenti une vraie bouffée d’oxygène à délaisser les engueulades et les postures morales autour des différentes identités (race, genre, validité...) pour créer une unité en acte, qui fait certainement bien plus pour la tolérance que les réunions en non-mixité dans des squats queers racisés. De nombreuses personnes qui par ailleurs subissent des discriminations variées (homophobie, racisme, etc.) étaient présentes dans le mouvement. Simplement, l’affirmation de leur identité et la reconnaissance de leur singularité n’étaient pas posées comme des préalables à leur présence dans le mouvement. Nous faisons donc notre la déclaration du groupe américain prole : « Nous ne sommes pas faibles parce que nous sommes divisés, nous sommes divisés parce que nous sommes faibles » [7].
Cependant, l’idéologie politique diffuse du mouvement se dirigeait contre des élites parisiennes. Il y avait une forme de conscience de classe dans sa dimension sociale (ceux qui galèrent contre ceux qui profitent : élus, très grands patrons) mais pas forcément dans sa forme politique : les exploiteurs, petits et gros, n’ont jamais été désignés tels quels, et le mouvement se présentait lui-même comme celui du « peuple » citoyen. L’injustice entre les trop riches et les trop pauvres était centrale, mais le mouvement n’a pas l’exprimé sous la forme de la contraction centrale de la société capitaliste : la lutte pour le partage de la valeur produite par le travail, qui fait que la richesse des uns (profit) dépend de la misère des autres (salaire). On peut trouver là des rapprochements idéologiques avec nombre d’entrepreneurs en radicalité tant à la mode aujourd’hui (Trump, Bolsonaro, Milei). On peut se demander, comme Tristan Leoni (déjà cité), si un « Beppe Grillo à la française », cet humoriste populiste (« Coluche italien ») créateur du mouvement 5 étoiles (M5S), n’aurait pas pu émerger pour donner un débouché institutionnel à ce mouvement sans repère idéologique précis.
Cela n’empêche en rien le mouvement d’être radical, ni ne lui enlève sa légitimité. Après des décennies de lutte en échec, on ne peut pas attendre que les exploités acquièrent une immédiatement une vision claire des enjeux et objectifs, et donc rien ne prémunit ce type de mouvement de sécréter un personnage de ce style, que la bourgeoisie pourrait parfaitement utiliser, de la même manière que le mouvement a produit (ou plutôt mis sur le devant) le RIC plutôt que l’anarchie. Comme le dit papi Marx : « Pour s’assurer des chances de succès, les mouvements révolutionnaires sont forcés, dans la société moderne, d’emprunter leurs couleurs, dès l’abord, aux éléments du peuple, qui, tout en s’opposant au gouvernement en vigueur, vivent en totale harmonie avec la société existante » [8].
Les « couleurs » des GJ, si elles viennent en partie de la confusion populiste ambiante, ne sont pas pour autant le résultat d’un complot d’extrême-droite ou de l’influence de Soral, Dieudonné, CNews et cie. Cette influence est réelle [9], mais la gauche populiste (Ruffin, Branco, ATTAC, PCF...) avec son « Made in France », sa dénonciation des « 1 %», des banques et de la vilaine finance qui freinent le bon petit capital productif et familial, a aussi une responsabilité dans le recul de la perspective de classe.
« Les feux expriment la colère, ce ne sont pas des casseurs mais des gilets jaunes qui s’énervent à force d’être gazés et méprisés ! »
La répression policière et judiciaire du mouvement a joué un rôle important dans sa retombée, même si la fatigue et d’autres éléments (comme des dissensions internes) ont joué aussi. Beaucoup de GJ ont « découvert » ce que pouvait être la répression parce qu’il y avait chez eux la conviction qu’ils/elles ne pouvaient pas la subir (les coups de matraque ou les tribunaux, c’était en quelque sorte réservé à des gens pas comme eux qui travaillaient et payaient leurs impôts, etc.). La justice a utilisé sans limite la loi permettant de mettre en garde à vue n’importe qui préventivement pour « participation à un groupement en vue de la préparation de violences et de destructions » [10]. En clair, toute personne semblant se rendre en manifestation, plus ou moins équipée et même sans arme, peut être soupçonnée de vouloir casser des vitrines et jeter des pavés sur des CRS. Et, à ce titre, gardée à vue pendant des heures.
Mais la répression a aussi fait un bilan physique dramatique pour bien des GJ (mains arrachées, éborgnés, prison ferme, interdiction de territoire...). On remarque une continuité dans l’arbitraire judiciaire et administratif avec les assignations à résidence de militants écolos (contre le COP21 en 2015 par exemple) et dans la violence répressive contre les manifestations antérieures (loi travail, réforme des retraites), avec toutefois un net accroissement... et une filiation avec ce qui s’est passé à Sainte-Soline depuis [11]. Pour Tristan Leoni, la répression est supérieure à celle de mai 68, et n’a de comparaison dans l’histoire récente que celle subie pendant la période de la guerre d’Algérie, tout en restant inférieure à la répression des grèves insurrectionnelles de 1947-1948 [2].
Cependant, ce qui est frappant, c’est la détermination d’une fraction des GJ à aller à l’affrontement durant des semaines malgré ce risque de répression. La répression a joué dans l’enlisement du mouvement non parce que la détermination s’est effritée, mais parce que ce mouvement est, dès le départ, resté isolé et cantonné à une minorité (importante) de prolétaires ayant la rage. Sans extension du mouvement à d’autres couches sociales, la répression associée à la fatigue allaient permettre de faire fondre le mouvement sous les regards spectateurs de bien d’autres opprimés. On retrouve malheureusement dans cette sympathie envers les GJ, l’approbation de leur violence mais sans y participer, ce que l’on retrouve dans d’autres mouvements, comme faire grève par procuration. On sympathise avec la minorité combative, on l’encourage mais sans la rejoindre.
Enfin, si les tentatives de défense collective (comme à Toulouse), sur le modèle de celle de Rennes, ont été des initiatives très intéressantes pour ne pas laisser la division s’installer quand la machine judiciaire se met en branle, force est de constater que cela n’a pas été l’œuvre du mouvement dans son ensemble, et que dans la majorité des cas, les familles et amis sont restées seules face à l’État.
Conclusion : « Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies » (Macron, 10 décembre 2018) ?
Ce qui nous reste de ce mouvement aujourd’hui est en premier le fait qu’il soit devenu une référence. Quand on se remémore le mépris envers les GJ à l’amorce de ce mouvement, on comprend sa portée politique. Pour la première fois depuis des décennies, des opprimés sont physiquement intervenus en nombre d’une manière radicale en France et ont fait peur au pouvoir politique, non pas simplement pour se défendre face à une loi, mais pour gagner. Et ça, ça nous fait non seulement plaisir, mais ça permet d’imaginer ce que sont des moments de ruptures dans l’histoire, ce que peut représenter une énergie révolutionnaire, contrairement à beaucoup des mouvements sociaux traditionnels récents, assez défaitistes et peu offensifs. On retrouve cette même énergie dans bien des mouvements de territoire car même si ce n’est pas la rage brute qui porte la radicalité, la nécessité dépasser les manifestations République-Bastille gagne du terrain. Bien sûr on en est encore loin du renversement de l’ordre social, mais ça redonne de la légitimité à notre combat.
La forme du mouvement par ses occupations avec gilets jaune a permis de se compter de se comprendre comme une force existant partout sur le territoire, contrecarrant l’éclatement géographique et sociale du prolétariat. Mouvement rompant aussi avec le corporatisme, on luttait pour une vie meilleure pour tout le monde. Les GJ ne connaissaient pas les us et coutumes avec le pouvoir politique et donc ne négocièrent rien.
Par ailleurs, le mouvement des GJ a mis en relief (par les lieux « phares » de son implantation : certaines zones rurales et périurbaines) l’organisation du travail/du prolétariat en France actuellement sous l’aspect « aménagement capitaliste du territoire » – et, de ce point de vue, il peut donc être aussi mis en en regard des luttes comme celles contre les mégabassines, les parcs éoliens, etc., qui apparaissent souvent dans les mêmes zones rurales. Les liens ne se sont cependant pas faits, et la lutte n’a pas débordé le cadre de la circulation, pour entrer dans celui de la (re)production, que ce soit sur le lieu de travail (voir plus bas), ou sur la vie quotidienne (se procurer de quoi manger, etc.).
D’ailleurs, le parallèle avec les luttes de territoire nous semble avoir une vraie pertinence, car la ville en est un également. Le carreau de l’usine a été remplacé par le rond-point, parce que le lieu de production et d’exploitation n’est plus vécu comme central par les prolétaires après la restructuration massive du capitalisme, son atomisation, ses délocalisations, l’éclatement des bastions ouvriers... [12] La rue, et notamment la manifestation, apparaît comme un espace à reprendre, et ce n’est pas le cas uniquement des GJ. Cela était déjà le cas pendant le mouvement contre la loi travail, en 2016, par défaut, car « c’est bien parce que tel ou tel manifestant [...] n’avait fondamentalement aucun rapport de force sur son lieu de travail, d’étude, de vie ou face aux administrations que la manifestation est devenue le seul lieu qui permettait d’exprimer physiquement son opposition au cours quotidien du Capital » [13].
Cette centralité de la rue et cet éloignement de la production est à mettre en lien avec l’absence de perspective idéologique de classe : la socialité ouvrière qui produisait le « commun » d’une classe prolétarienne avec sa propre culture, ses propres organisations (avec leurs limites et contradictions), prête à monter à l’assaut du vieux monde et faire la révolution, n’existe plus, et avec elle l’utopie communiste. Le mouvement des GJ, comme les autres mouvements post 2008, sont ceux du capitalisme restructuré, dans lesquels le recul de l’organisation prolétarienne laisse les coudées franches à la classe moyenne salariée, son discours populiste et sa perspective d’intégration à l’État [14].
Ce mouvement est resté minoritaire ; il a politiquement vite dévié, derrière la radicalité des manifestations, vers des objectifs politiques très peu radicaux (RIC). Il y a eu un manque de coordination entre les groupes du fait de la volonté d’autonomie de chaque lieu, qui a été une grande force mais qui peut avoir posé problème à la construction d’un mouvement, ou à la solidarité contre la répression. Mais c’est toujours la tension entre mouvement de base autonome et sa coordination sans direction autoproclamée. Comme déjà dit on ne peut pas imaginer voir émerger aujourd’hui un mouvement révolutionnaire large ayant une conscience claire des moyens et objectifs pour renverser le capitalisme. La forme basiste du mouvement, sa détermination, sa durée peuvent donner une forme d’optimisme pour le futur. Surtout, ce mouvement montre une fois de plus qu’il n’y a rien à attendre des appareils syndicaux et politiques intégrés au cadre social actuel... mais montre aussi comment des militants (syndicaux ou politique) de base peuvent être gagnés à la radicalité contre leur propre appareil.
Si nous sommes convaincus de la nécessité de lutter contre toutes les avant-gardes, nous pensons qu’il est vital d’intervenir dans des mouvements tels que celui des GJ, avec nos analyses et nos perceptions. Nous n’infléchirons pas à nous seuls (les « anarchistes lutte de classe », les « ultragauches » ou les « révolutionnaires ») le cours des événements, mais si une force sociale s’organise pour ébranler la société, si nous souhaitons qu’elle prenne la forme d’une révolution communiste et non pas celles des diverses formes autoritaires du XXIème siècle, il faudra peut-être trancher la question : « Faut-il que renaisse l’espoir de perspectives révolutionnaires pour que la révolution redevienne une possibilité crédible ? » [2]. La déception, l’amertume et le renoncement dans lesquels beaucoup de GJ se sont retrouvés (et se trouvent encore, voir l’introduction des témoignages) laissent penser qu’il faut quelque chose qui cimente sur le long terme les liens sociaux dans une résistance au capitalisme et à l’État, avec une perspective qui donne envie de changer la vie. La reconstitution d’une base matérielle de socialité et de solidarité de classe, comme frein à la dynamique capitaliste de division et d’atomisation, pourrait constituer une piste à la reconstruction d’un projet révolutionnaire. Évidemment, la fin d’un mouvement social d’ampleur provoque souvent ce genre de questionnements, et nous ne prétendons pas y apporter de réponse, seulement rouvrir un débat à partir des GJ, dont certains enseignements n’ont pas forcément été tirés, notamment sur le décalage entre les militants et une large partie du prolétariat, la centralité de la lutte des classes, l’inclusivité de tous et des toutes dès lors que le mouvement s’élargit…
RV et zyg
Notes
[1] Analyse de classe : Que faire de l’encadrement capitaliste ?, Courant Alternatif 320, mai 2022
[2] Sur les Gilets jaunes, Tristan Leoni, 2023 (précédemment publié sur ddt21.noblogs.org)
[3] « La seule réaction syndicale à la hauteur des événements serait un appel à la grève générale illimitée », entretien d’Anne Steiner au Média, février 2019
[4] Soulèvement. Premiers bilans d’une vague mondiale, Mirasol, 2020
[5] Voir à ce sujet la brochure Grève versus blocage de Léon de Mattis, disponible sur infokiosques.net
[6] Source Insee, cité dans La révolte des Gilets jaunes. Histoire d’une lutte de classes. Collectif Ahou ahou ahou, 2020.
[7] Brochure Travail, communauté, politique, guerre, 2005, disponible sur prole.info
[8] Karl Marx, La Situation en Europe, New York Tribune, 27 juillet 1857
[9] Égalité et Réconciliation, le site d’Alain Soral, est probablement un des sites politiques les plus vus de France en 2016, d’après le classement d’Alexa, une entreprise de la Tech californienne
[10] Article 222-14-2 du code pénal, loi passée en 2010
[11] Retour sur Sainte-Soline, Courant Alternatif 330, mai 2023
[12] Les luttes de territoire en questions, Courant Alternatif 343, octobre 2024
[13] Mais tout commence. Analyse du mouvement contre la loi travail pour une nouvelle trajectoire révolutionnaire, Bad Kids, 2017
[14] Le ménage à trois de la lutte des classes. Classe moyenne salariée, prolétariat et capital, Bruno Astarian et Robert Ferro, 2019.