CA 346 janvier 2025
samedi 25 janvier 2025, par
Depuis trois mois, les va-et-vient de responsables politiques s’étaient multipliés entre la métropole et l’archipel : des délégations du Congrès ou du gouvernement local recherchaient les financements permettant le redémarrage économique de la Nouvelle-Calédonie après les émeutes de la mi-mai ; des représentant-e-s de l’Etat ou du Parlement voulaient vérifier sur place la nécessité de tels financements. Les négociations concernant l’avenir du territoire étaient de nouveau à l’ordre du jour, et, leur clôture étant annoncée pour la fin 2025, les indépendantistes se préparaient activement à y participer. Et puis le 4 décembre, l’Assemblée nationale a voté la motion de censure contre le budget 2025 concocté par le Premier ministre Barnier et, patatras, celui-ci a chuté…
La disparition au printemps dernier de très nombreux établissements, tant privés que publics, a eu des effets boule de neige sur la vie dans l’archipel en général (1). Des reportages ont rapidement montré les pénuries alimentaires liées aux pillages et aux incendies de commerces, mais ce sont en fait tous les secteurs économiques et l’organisation politique et sociale qui ont été chamboulés – et ils le sont toujours. Exemples : la mise au chômage partiel de très nombreux salarié-e-s a entraîné une hausse des loyers impayés et des départs de Nouméa pour s’installer dans des endroits moins onéreux de l’archipel ; la perte de rentrées fiscales a mis le gouvernement local dans l’impossibilité de régler les prestations sociales, les retraites ou les salaires des fonctionnaires, et les communes dans l’incapacité de payer leurs employé-e-s, les cantines ou le ramassage scolaires.
Ces multiples problèmes économiques ont alimenté des polémiques à répétition dans la classe politique, car ils ont accentué les désaccords existants sur l’avenir du territoire. Des alliances se sont défaites, d’autres sont apparues – que ce soit entre indépendantistes et anti-indépendantistes ou au sein de ces deux camps. Leur longévité est cependant loin d’être assurée, étant donné le caractère assez fluctuant des ententes entre les formations politiques calédoniennes.
Les institutions locales étaient, avant les émeutes, dirigées par des figures des deux principales organisations indépendantistes au sein du FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) : Roch Wamytan, membre de l’Union calédonienne (UC), présidait le Congrès depuis 2019 ; Louis Mapou, membre du Palika, a été nommé chef du gouvernement collégial (2) en 2021. Mais le 29 août 2024, un vote de coalition a remplacé Wamytan par Veylma Falaeo, élue de l’Eveil océanien (un parti présenté comme la « troisième voie » entre les deux camps), ce qui a fragilisé le gouvernement puisque celui-ci est censé être l’émanation du Congrès.
De plus, deux plans visant la « reconstruction » du pays ont vu le jour à la fin août : l’un émane de la droite modérée, mais il a été voté à la quasi-unanimité par le Congrès (3) et il est appuyé par le patronat ; l’autre (appelé plan de sauvegarde, de refondation et de reconstruction, PS2R), a été préparé par le gouvernement local avec le soutien du haut-commissaire de la République, représentant de l’Etat français.
Cependant, les deux plans ont pour destinataire ce même Etat. Toutes les formations politiques suivent en effet une démarche identique : quémander auprès de lui de fort conséquentes subventions (on raisonne ici en milliards d’euros) pour éviter la faillite à très court terme du système économique et social calédonien (on raisonne ici en termes de mois). Or, le gouvernement français promet essentiellement des prêts – non seulement parce que l’état de ses finances au niveau national limite ses grandes largesses, mais aussi parce que c’est pour lui le meilleur moyen de conserver l’archipel sous sa coupe (4).
POUR QUE KANAKY SOIT UNE REALITE
En règle générale, c’est la dynamique des luttes qui donne leur pleine consistance à leurs revendications, tandis que leurs porte-parole ont tendance, dans les négociations, à atténuer ces revendications pour les rendre acceptables par la partie adverse – d’où l’importance de pouvoir contrôler les porte-parole par des mandats précis. En Nouvelle-Calédonie, si depuis quatre décennies les Kanak suivent très largement les consignes (de vote comme de mobilisation) données par des partis se réclamant majoritairement du FLNKS, ces partis ont été largement débordés lors des émeutes, et celles-ci ont mis sur le devant de la scène une question sociale non réductible à un problème culturel. Le drapeau à la flèche faîtière que brandissent tant de Kanak – quels que soient leur âge et leur sexe – ne l’a pas été alors juste pour réclamer le respect d’une identité.
En règle générale aussi, afin de séparer le bon grain de l’ivraie, les porte-parole des luttes tendent à pratiquer des formes de dissociation à l’égard des auteur-e-s d’actes violents accomplis dans leur cadre. Dès le début des émeutes dans l’archipel, on a ainsi entendu des leaders indépendantistes opérer une distinction entre émeutiers et militants, voire entre membres de la CCAT et autres militants.
La « reconstruction » de la Nouvelle-Calédonie va aggraver la situation des plus démuni-e-s, parmi lesquels on peut ranger la plupart des Kanak. C’est pourquoi, en métropole, il est urgent d’exprimer une solidarité active à leur égard sur des positions à la fois anticolonialistes et anticapitalistes. La lutte indépendantiste a jusqu’ici été fort peu relayée : petites manifestations du printemps (contre l’état d’urgence décrété par le gouvernement dans l’archipel) ; petits rassemblements estivaux (composés pour l’essentiel de Kanak) devant les prisons renfermant des membres de la CCAT ; quelques réunions de soutien. Une fraction de la gauche au sens large affirme être pour l’« indépendance de Kanaky », mais cela ne s’est guère traduit que par des tribunes ou pétitions de personnalités sur Mediapart, des interviews d’ethnologues et autres spécialistes de l’archipel sur les chaînes de Radio-France. De plus, le discours tenu est trop souvent cantonné à une dénonciation de la répression qui victimise les Kanak et au soutien de « bons » responsables politiques pour s’occuper de leur sort. Appeler la Nouvelle-Calédonie « Kanaky » reviendrait pourtant à avoir entretenu une illusion, si le résultat des négociations sur un « accord global » était une autonomie institutionnelle renforcée dans le cadre français, accompagnée de moyens financiers également renforcés pour mieux maintenir l’ordre, ou encore pour mieux « adapter » la jeunesse kanak aux besoins du patronat calédonien.
Des personnalités politiques calédoniennes ont effectué plusieurs déplacements récents en métropole : délégations « transpartisanes » du Congrès en septembre et décembre, délégation du gouvernement conduite par Louis Mapou en novembre… De même, l’Etat français a envoyé en Nouvelle-Calédonie diverses personnalités : François-Noël Buffet, ministre des Outre-Mer (mi-octobre) ; les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher (9-14 novembre)…
La Nouvelle-Calédonie avait déjà obtenu un soutien étatique de 770 millions d’euros pour 2025. Mapou a annoncé sur Franceinfo NC 1re, le 19 novembre, que Barnier allait proposer, dans le cadre de la loi de finances 2025, une aide supplémentaire de 230 millions d’euros – ce qui porterait « la garantie d’emprunt pour l’archipel à 1 milliard d’euros ».
Les sollicitations incessantes de toutes les formations politiques envers l’Etat français produisent un curieux phénomène : alors que les derniers scrutins calédoniens (référendums sur l’autodétermination de 2018 et 2020, législatives de juillet 2024) ont indiqué une nette progression du vote indépendantiste, la « reconstruction » de l’archipel va accentuer sa dépendance par rapport à la métropole. Quand Pascal Vittori, président de l’Association française des maires de Nouvelle-Calédonie (non-indépendantiste), a affirmé le 21 novembre : « Aujourd’hui, la seule entité capable de nous sauver, c’est l’Etat », il a résumé le sentiment général des responsables politiques et patronaux (5). On se trouve ainsi face à un scénario assez aberrant, et dont le côté pervers ne doit pas manquer de ravir les cyniques au pouvoir : les émeutes dont des médias « de gauche » avaient brièvement souligné le caractère éminemment social (pour au moins les « expliquer ») servent à justifier à la fois les démarches de la classe politique calédonienne auprès de l’Etat français et les mesures prises par son haut-commissaire pour empêcher de nouvelles « exactions ».
L’ordre public reste tellement fragile dans l’archipel que le couvre-feu mis en place le 14 mai a été levé seulement le 2 décembre et que les « verrous » gendarmesques bloquant la seule route vers le sud, au Mont-Dore, sont encore réactivés par moments. L’énorme présence policière et la répression judiciaire des émeutiers font l’objet de critiques dans le camp indépendantiste, mais ses composantes s’abstiennent de contester l’interdiction de manifester depuis sept mois (jusqu’au 20 décembre ?) et plusieurs d’entre elles ont exprimé le désir que la vente d’alcool demeure limitée. Aucune n’est en effet en mesure d’affronter militairement les forces de l’ordre ou d’« accompagner » une seconde explosion sociale.
Ce constat vient démentir les accusations portées par le gouvernement à l’encontre de la Cellule de coordination des actions de terrain pour la criminaliser : dès la mi-mai, il a rendu responsable des « exactions » la CCAT, qui avait été fondée en novembre 2023 à l’initiative de l’UC pour mobiliser contre le « dégel » du corps électoral réservé aux scrutins sur l’autodétermination (6) ; puis il a déporté en métropole sept de ses membres.
On le voit, l’enjeu de la « reconstruction » fonctionne comme un piège pour rendre improbable la revendication d’une indépendance au sens strict. Mais, à la vérité, les émeutes de la mi-mai ont constitué assez clairement une réaction contre la « redéfinition » de cette revendication depuis quatre décennies.
Dans les années 80, le FLNKS affirmait se battre pour l’« indépendance kanak et socialiste » (IKS) – en rebaptisant à juste titre la Nouvelle-Calédonie « Kanaky », autrement dit le pays du peuple autochtone kanak. C’est dans cette optique que le président du FLNKS Jean-Marie Tjibaou a signé les accords de Matignon-Oudinot en 1988 : ils engageaient l’archipel dans un processus d’autodétermination. Mais l’appellation « Kanaky/Nouvelle-Calédonie » n’a pas tardé à être employée par des leaders indépendantistes, tandis que la référence au « socialisme » était enterrée avec la disparition du bloc de l’Est. Or, accoler « Nouvelle-Calédonie » à « Kanaky » marquait déjà une volonté de maintenir des relations « particulières » entre le territoire et la France.
Les accords de Matignon-Oudinot puis celui de Nouméa (conclu en 1998) ont été l’œuvre de gouvernements « socialistes » (Rocard puis Jospin), mais en les promouvant le PS a en fait visé à conserver l’archipel dans le giron de l’Etat français. Certes, ces accords ont permis de retarder un vote sur l’indépendance que les Kanak auraient perdu parce que l’Etat français les avait rendu-e-s minoritaires sur leur terre. L’idée avancée à l’époque était qu’il fallait laisser agir le temps pour inverser le rapport de force, en comptant notamment sur le poids de la natalité chez les Kanak et sur le « gel » du corps électoral réservé aux référendums sur l’autodétermination du territoire, ainsi que sur la pratique d’un « vivre-ensemble » susceptible de convertir les anti-indépendantistes les moins virulents aux vertus de l’indépendance. Surtout, en créant de nouvelles institutions locales, les accords ont contribué à développer une petite classe moyenne kanak qui appartient souvent à la fonction publique et est assez favorable à un statu quo.
Au sein du FLNKS, l’UC et son allié le RDO (Rassemblement démocratique océanien) se sont positionnés en faveur d’une « indépendance-association » ; le Palika et son allié l’UPM (Union progressiste en Mélanésie) défendent depuis 2013 une « indépendance-partenariat ». Dans le camp adverse, des anti-indépendantistes (du centre ou de la droite modérée) sont devenus « non-indépendantistes », voire favorables à une « indépendance » en lien avec la France.
Ces deux dernières décennies, le fossé entre la base et le sommet du mouvement indépendantiste s’est creusé. L’apparition de la CCAT a reflété une volonté de relancer la lutte pour l’indépendance alors que le « dégel » du corps électoral menaçait de l’enterrer. Elle a été le choix de militant-e-s appartenant à divers groupes indépendantistes qui faisaient ou non partie du FLNKS. Le facteur déterminant des émeutes a cependant sans doute été la forte migration des Kanak, au cours de ces mêmes décennies, depuis leurs réserves vers l’agglomération de « Nouméa le Blanche ». 55 % des Kanak vivaient dans cette agglomération quand les émeutes ont éclaté, précisément là ; et les destructions commises l’ont principalement été par une jeunesse kanak confrontée tant à une extrême précarité qu’à des comportements racistes débridés.
Le FLNKS a toujours connu des querelles internes – au point de ne plus avoir, de 2001 jusqu’en novembre dernier, qu’une direction tournante assurée par ses quatre composantes historiques. Mais les émeutes ont conduit le camp indépendantiste à opérer des clarifications politiques, lors des derniers congrès du FLNKS, de l’UC et du Palika.
A son 43e congrès des 27-29 août, le FLNKS s’est donné pour président Christian Tein, un membre de la CCAT également commissaire général de l’UC et qui est présentement emprisonné à Mulhouse sous divers chefs d’inculpation ; et le FLNKS a intégré des groupes indépendantistes tels que le Parti travailliste, l’Union syndicale des travailleurs kanak et des exploités (USTKE), le Mouvement des Océaniens indépendantistes… et la CCAT. Ces deux décisions ont pu être interprétées comme une « radicalisation » du Front, mais son congrès avait été boycotté par l’UPM et le Palika ; et, après la tenue de leurs propres congrès, ces deux formations ont déclaré, respectivement les 14 et 15 novembre, se mettre « en retrait » du FLNKS. Décryptage : elles n’auront plus de représentants dans le bureau politique du Front sans pour autant en sortir, et c’est sous la bannière de leur groupe au Congrès (l’UNI, Union nationale pour l’indépendance) qu’elles participeront aux discussions concernant l’avenir de l’archipel. Le 17 novembre, le porte-parole du Palika a reproché au FLNKS « un populisme croissant qui entache [s]a crédibilité ». Ambiance.
De son côté, l’UC s’est réorganisée, lors de son 55ᵉ congrès (23-25 novembre), de façon à satisfaire modérés et radicaux. Emmanuel Tjibaou, fils de Jean-Marie et député calédonien depuis juillet, a été élu à la présidence du parti en obtenant (« paraît-il », a dit la presse, qui n’était pas invitée) 144 voix sur 198. Sa nomination a été saluée comme un « renouvellement de la classe politique » souhaité. E. Tjibaou remplace Daniel Goa, qui dirigeait l’UC depuis douze ans et qui, le 8 juin dernier, avait promis une « proclamation unilatérale d’indépendance » pour le 24 septembre – jour du 171e anniversaire de la colonisation et du 40e anniversaire du FLNKS.
La mission d’E. Tjibaou est de « remobiliser la jeunesse » tout en incarnant « un souffle nouveau » et « le dialogue ». Sa personnalité rassure à la fois les non-indépendantistes et le Palika ou l’UPM. Va-t-il pour autant refaire l’unité dans le camp indépendantiste ? Il a aussitôt déclaré que l’UC conservait son objectif d’« accès à la pleine souveraineté de Kanaky », puis parlé d’une « souveraineté partagée ».
L’UC a précisé sa démarche dans une motion : les négociations seront menées par le FLNKS (l’UC y sera donc), concernant non seulement l’avenir du territoire mais aussi la « libération de nos prisonniers politiques » – à savoir les membres de la CCAT incarcérés (l’UC a gardé Christian Tein comme commissaire général du parti). Un « accord de Kanaky » devra être signé au plus tard le 24 septembre 2025 (les élections provinciales sont prévues le lendemain). Durant cinq ans, les compétences régaliennes (7) et celles qui sont actuellement partagées avec l’Etat seront transférées au « pays ». Mais quand l’accession à la pleine souveraineté sera effective, une nouvelle phase de négociations s’ouvrira afin d’établir « des conventions d’interdépendances sur une partie des compétences régaliennes ». On est donc, semble-t-il, à peu près sur le registre de l’« indépendance avec partenariat » que défendent le Palika et l’UPM ; de plus, la « souveraineté partagée » évoquée par E. Tjibaou l’a aussi été par Gérard Larcher lors de sa venue dans l’archipel, et on la trouve dans le préambule de l’accord de Nouméa. Toutefois, a précisé E. Tjibaou, l’UC n’acceptera d’en discuter que lorsque l’archipel sera définitivement indépendant, car « on ne peut partager la souveraineté que si on y a d’abord accédé » (voir l’encadré « Pour que Kanaky soit une réalité »).
Au sujet de la CCAT, E. Tjibaou a insisté sur la présomption d’innocence dont ses militants doivent bénéficier (« il faut attendre que la chose soit jugée ») et sur le fait que l’UC « n’a jamais appelé ni aux destructions ni aux violences que l’on condamne ». Il a indiqué que le sénateur Robert Xowie (membre de l’UC et siégeant au Sénat avec les communistes) porterait la proposition d’une commission d’enquête parlementaire afin de « faire toute la lumière » sur les émeutes. Se retrancher derrière l’impartialité des tribunaux ou la neutralité d’une commission parlementaire constitue néanmoins une assez faible marque de soutien à la CCAT. D’autant qu’E. Tjibaou a déclaré sur Franceinfo 1re, le 25 novembre, que celle-ci restait un « outil important, notamment pour mobiliser nos militants sur le terrain », mais qu’elle devait « être encadrée et ses objectifs clarifiés ».
QUELQUES POURCENTAGES ANNONCIATEURS
D’AUTRES « CRISES »Le 29 septembre 2023, l’Institut de la statistique et des études économiques (ISEE) estimait le niveau général des prix à la consommation dans l’archipel, en 2022, 31 % plus élevé qu’en métropole (78 % pour les produits alimentaires). Depuis, les prix de l’alimentation ont encore connu une hausse d’environ 20 %, tandis que les quelques dispositifs instaurés dans les outre-mers et la plupart des aides sociales disparaissaient avec les émeutes.
Le 1er octobre 2024, le ticket de bus a augmenté de près de 70 % – et la fréquentation de ce qui est le seul réseau de transport en commun (emprunté quasi exclusivement par les personnes aux revenus les plus faibles) a aussitôt diminué de 80 %.
Les partis modérés non-indépendantistes qualifient de véritable « désastre » ou de « cataclysme intégral » les choix faits par Macron de maintenir en plein Covid le 3e référendum sur l’autodétermination (12 décembre 2021), ou de « dégeler » le corps électoral calédonien. Veylma Falaeo, de l’Eveil océanien, pense qu’ils ont permis aux « extrêmes » de réinvestir le champ politique.
Philippe Gomès, de Calédonie ensemble, a déclaré (8) avoir adopté le concept de « souveraineté partagée » parce qu’il « est la clé, l’équilibre à trouver entre ceux qui aspirent à une émancipation plus aboutie intégrant des éléments de souveraineté externe et ceux qui aspirent à rester protégés par la France avec une souveraineté provinciale interne renforcée ». Puis il a reproché à la CCAT d’avoir « capitalisé » sur la « grave crise existentielle » d’une jeunesse kanak « pour partie acculturée, pour partie exclue », parce que « à la fois marginalisée dans la ville dans laquelle elle est née (…) et à l’écart de la vie tribale, à laquelle elle ne participe que de manière occasionnelle ». Selon lui, « le 13 mai [début des émeutes] a permis à cette jeunesse d’affirmer son identité de manière légitime contre le dégel du corps électoral, puisque le mot d’ordre politique a été donné ».
La « droite dure » se prépare également aux négociations. Dans une conférence de presse tenue le 20 novembre à Nouméa, les Loyalistes se sont affichés unis et ont prôné une « fédération territoriale ». Pour Sonia Backès, présidente de la province Sud, cette formule englobe « l’appartenance à la République, l’unité du territoire, le respect de nos diversités et de nos différences ». Rires.
Après la censure par l’Assemblée nationale du budget 2025 pour la France, le 5 décembre, Macron a promis une loi spéciale dans les dix jours afin d’« assurer la continuité de l’Etat ». N’empêche : la classe politique calédonienne, toutes tendances confondues, clame depuis son inquiétude concernant le milliard d’euros promis par Barnier pour la « reconstruction » de l’archipel et actuellement dans les tiroirs du Parlement.
Le député loyaliste Nicolas Metzdorf n’a pas plus qu’Emmanuel Tjibaou voté la motion de censure ; et, avec les deux sénateurs calédoniens Robert Xowie et Georges Naturel (LR), ils ont adressé une requête « transpartisane » à Macron pour soutenir les « besoins urgents » de la Nouvelle-Calédonie, « lourdement fragilisée par une crise économique, sociale et politique sans précédent ». Puis, à peine François Bayrou devenu Premier ministre, Metzdorf et Naturel se sont fendus d’une tribune intitulée « Sauvons les Calédoniens de la crise humanitaire et économique » car « il en va de la survie d’un territoire français » ; parue dans L’Opinion le 13 décembre, elle a été signée par 70 autres personnalités politiques parmi lesquelles figure un certain Darmanin…
Quelques heures avant le vote contre la motion de censure, cependant, le budget de « fin de gestion » pour 2024 a été adopté par le Parlement, ce qui a notamment permis de débloquer 223 millions d’euros pour la Nouvelle-Calédonie avant 2025. Cette somme a garanti le financement des provinces et des communes, assurant ainsi le versement des salaires des fonctionnaires ; le fonctionnement du Ruamm (régime d’assurance-maladie et maternité calédonien), indispensable pour les hôpitaux et le paiement des médecins ; la pérennité du régime d’assurance-chômage ; la stabilité du système électrique Enercal. Mais cette aide financière a suscité des réactions indignées au Congrès calédonien quand celui-ci l’a examinée pour la valider et l’intégrer au budget de l’archipel, le 11 décembre. D’une part, son texte non modifiable a été négocié par le gouvernement local sans l’habilitation du Congrès (9). D’autre part, cette aide a accru l’endettement du territoire puisqu’il s’agit de prêts et d’avances remboursables, et en l’acceptant le gouvernement calédonien s’est engagé à modifier des taxes (sur la consommation et sur la contribution calédonienne de solidarité) qui vont pénaliser les ménages les moins fortunés. Une juste préoccupation (voir l’encadré « Quelques pourcentages annonciateurs d’autres “crises » »), mais le Congrès n’en a pas moins fini par adopter le texte à l’unanimité.
L’Etat français joue sa partie en s’appuyant sur le gouvernement Mapou ; il le fait aussi en conviant au dialogue les groupes politiques du Congrès et des provinces – et non le FLNKS, alors que les négociations sur les accords de Matignon-Oudinot et de Nouméa ont été conduites par les représentants de ses composantes. Lors d’une conférence de presse organisée le 15 novembre, le FLNKS a estimé que l’État tentait par là de s’entendre avec les indépendantistes présents au sein des institutions, considérés comme plus modérés. Il a martelé qu’il « a été, est et restera le seul mouvement de libération du peuple kanak » et qu’aucun accord politique ne sera légitime sans qu’il en soit partie prenante.
Le 10 décembre, l’UC a enfoncé le clou en annonçant qu’elle ne retournerait pas à la table des négociations sur l’avenir institutionnel avant le nouveau congrès du FLNKS, programmé fin janvier 2025 et qui doit permettre de « confirmer la stratégie unitaire des indépendantistes ». Quatre jours plus tôt, une délégation « transpartisane » (comprenant un membre de l’UC, Pierre-Chanel Tutugoro) avait proposé au Parlement que ces négociations démarrent le 15 décembre 2024.
On va voir comment Bayrou gère le « dossier calédonien ». En 1989 il a, selon ses dires, voté oui au référendum entérinant les accords de Matignon. En 2017, il a exprimé son « incompréhension » face aux propos de Macron qualifiant la colonisation française de « crime contre l’humanité » (« une phrase blessante pour beaucoup de Français, et qui ne correspond pas à la vérité historique »)… mais, dans le même temps, il a rendu publique son alliance-ralliement à ce même Macron pour la présidentielle. Et maintenant ?
Vanina, le 18 décembre 2024
Notes
1. Lire notamment les articles parus dans Courant alternatif depuis l’été dernier.
2. Ce gouvernement comprend 11 membres (dont deux femmes depuis septembre) : 3 UC et 3 Palika ; 4 Rassemblement-Les Républicains et 1 Calédonie ensemble.
3. Seul le groupe mené par le Palika s’est abstenu.
4. Le taux d’endettement calédonien est, selon un communiqué de l’Eveil océanien le 22 novembre, de 337 %, principalement du fait du Covid et de « la crise liée aux exactions ».
5. L’AFM-NC (non-indépendantiste) estime à 180 millions d’euros le coût des émeutes pour les communes de l’archipel.
6. Ces scrutins étaient dans les accords de Matignon réservés aux personnes établies sur le territoire depuis au moins dix ans.
7. Assurer la sécurité extérieure par la diplomatie et la défense du territoire, la sécurité intérieure et l’ordre public par des forces de police ; définir le droit et rendre la justice ; battre monnaie par le biais d’une banque centrale ; voter son propre budget en levant l’impôt et en gérant les finances publiques.
8. Interview du 22 novembre à Demain en Nouvelle-Calédonie.
9. Le gouvernement local avait usé en septembre du même procédé pour le gros prêt étatique intégré au projet de loi de finances 2025.