CA 348 mars 2025
jeudi 27 mars 2025, par
La chute du régime de Bachar al-Assad le 8 décembre 2024 face à une coalition de groupes rebelles menées principalement par Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) a fait revenir le territoire syrien sur le devant de la scène médiatique. Si les conséquences géopolitiques immédiates de cette reconfiguration territoriales pour le devenir de l’AADNES (Administration Autonome du Nord Est-Syrien) ont déjà été analysées (1), la question des dynamiques internes à ce territoire reste cependant encore peu soulevée. Depuis le soulèvement de 2011/2012 et le début de l’autonomie du Rojava (Kurdistan de l’ouest), le territoire a subi une situation de guerre permanente : d’abord contre l’État islamique, dont la défaite a conduit à une expansion hors du cœur kurde puis, depuis 2008, contre la Turquie et ses proxies. Cette guerre, qui alterne phases de basse et haute intensités a eu d’importantes répercussions sur la mise en œuvre du projet politique initialement porté par l’avant-garde du PYD (Parti de l’union démocratique). Pour cerner les dynamiques à l’œuvre aujourd’hui, il est nécessaire de revenir aussi bien sur le contenu du projet politique porté localement que sur le contexte dans lequel il s’ancre.
La création du PYD en 2003 suit de près le processus de refondation du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), « parti-frère » dont la lutte de libération nationale se focalise sur le territoire de la Turquie. Prenant acte, internationalement, du reflux des forces de gauche accompagnant l’effondrement de l’URSS comme d’un contexte local marqué par le renforcement de l’État turc, le PKK décide de reformer son projet politique à partir de la fin des années 1990, sous l’impulsion de son fondateur, Abdullah Öcalan (emprisonné à partir de 1999 mais dont les écrits de prison continueront d’être déterminants dans ce tournant). Le parti abandonne officiellement le marxisme (2), assimilé non sans confusions au socialisme d’État, pour porter, sous l’influence des écrits de Murray Bookchin et du municipalisme libertaire, la construction d’un « confédéralisme démocratique », visant officiellement à dépasser l’État et dont les piliers revendiqués sont « l’écologie sociale, la participation de la base à la politique, l’autodéfense et la libération des femmes » (Öcalan, 2011).
Dès sa fondation en 2003 (et surtout après le soulèvement kurde de 2004), le PYD va, dans cette perspective, axer sa stratégie autour du développement d’un réseau militant partant des communes et se basant sur des pratiques préexistantes de collectivisation et d’entraides dans une société encore majoritairement agraire. La Révolution de 2011/2012 permettra aux communes embryonnaires nées dans la clandestinité de s’affirmer en tant qu’institutions à même d’organiser la société, subdivisant localement les différents comités mis en place durant cette période. Fonctionnant selon un système de commissions et de délégations aux différents comités (avec des mandats impératifs et révocables), ces communes vont être massivement investies durant la période révolutionnaire (notamment par les femmes, dont la participation politique a été normalisée par le PYD). Se substituant aux défuntes institutions de l’État baathiste syrien, elles vont permettre l’organisation collective dans un contexte chaotique.
Toutefois, sous l’impulsion du TEV-DEM (3), ce système va rapidement être doublé d’une administration reprenant la division tripartite traditionnelle des pouvoirs. Ces nouvelles institutions auront des objectifs aussi variés que de prendre en charge les relations diplomatiques (afin d’avoir un poids dans les négociations internationales), gérer la redistribution des revenus du pétrole (dans une économie largement basée sur la rente pétrolière) ou encore contribuer à la sécurisation du territoire. Formant un proto-État de facto, elles sont conçues au moment de leur implémentation comme une étape provisoire entre l’ancien monde et le nouveau, un « accident » dont le devenir doit demeurer sous surveillance du PYD (et de sa branche armée des YPG/YPJ), la fonction du parti étant de faire un lien entre les communes et l’administration en continuant à jouer son rôle d’avant-garde pendant la période de transition (4). Cette administration, connue aujourd’hui sous le nom d’Administration Autonome Démocratique du Nord Est-Syrien (AADNES), a connu de nombreuses reconfigurations au cours du temps, la dernière en date étant consécutive à la promulgation d’un nouveau contrat social (constitution de facto) en décembre 2023, sur lequel nous reviendrons.
Si ce système tripartite entre les structures administratives, les structures communales et le parti a semblé pendant un temps en relatif équilibre (5), il a cependant été fortement perturbé par l’entrée en guerre de la Turquie et l’invasion turque du canton d’Afrin en 2018 puis du territoire de Serekaniye et Tal Abyad en 2019. Dans un contexte d’urgence, où des décisions devaient être prises rapidement, les communes ont eu tendance à déléguer de plus en plus de décisions à leurs membres les plus « aguerris », considérés comme les plus à même de faire les bons choix (6). Ce genre de dynamiques a finalement contribué à affaiblir les communes en tant qu’actrices principales de la vie socio-politique, renforçant des dynamiques de désaffection. Dans un contexte défensif et non plus d’expansion, comme c’était le cas lors des offensives contre l’État Islamique, il est aussi devenu plus difficile à nombre d’habitants de la région de se projeter et de s’impliquer dans des projets communs, consommant un début de rupture avec le projet politique du « confédéralisme démocratique ».
Il est assez significatif de constater chez nombre d’ancien membres impliqués des communes, un discours désabusé sur les potentialités d’action en leur sein aujourd’hui. Pour beaucoup, les communes sont désormais perçues comme de simples organes techniques, œuvrant surtout à la distribution des produits subventionnés indispensables à la vie quotidienne : bonbonnes de gaz de maison, mazout (deux produits indispensables sur place pour cuisiner et se chauffer), pain, huile, etc.
Dans ce contexte, le nouveau contrat social promulgué en décembre 2023 pourrait être lu comme une tentative de « démocratiser » le système politique tel qu’il apparaît aujourd’hui. Ce nouveau contrat social, fruit de nombreuses concertations, vise à décentraliser l’Administration Autonome (7) en renforçant considérablement le poids de son échelon le plus bas, les municipalités (élues par suffrage universelle). Si les communes gardent en théorie la main sur les décisions en cas de litige, la prépondérance donnée aux municipalités pourrait permettre aux intérêts locaux d’être pris en compte même en cas de faiblesse de l’activité des communes.
Cependant, la réapparition concomitantes des antagonismes de classe au sein de la société n’est peut-être pas non plus pour rien dans ces logiques de désinvestissement. Si la révolution avait en quelque sorte pu mettre entre parenthèses les luttes des classes, celles-ci regagnent aujourd’hui en visibilité. Dans les zones rurales, malgré le fait que de larges portions de territoires appartenant à l’État baathiste ont été reprises par les communes, le système des coopératives porté par les acteurs locaux n’a jamais réellement pu décoller (en restant une alternative plus qu’une nécessité) et la terre est toujours majoritairement accaparée par de grands propriétaires fonciers (même si de nombreux éléments de la fraction la plus avancée de l’aristocratie terrienne ont pu quitter le territoire au moment de la révolution et voir certaines leurs terres expropriées). En ville, une petite bourgeoisie commerçante s’est renforcée, profitant du vide laissé par le pouvoir baathiste. Liée au commerce de contrebande dans un territoire sous embargo, cette bourgeoisie est liée directement ou indirectement à un lumpenprolétariat indispensable à ce commerce particulier. A cela s’ajoute les écarts de vie dus aux transferts de fond depuis l’étranger, qui profitent à ceux qui ont la chance d’avoir des membres de leur famille à l’étranger (une situation qui touche plus certaines communautés que d’autres et qui est par exemple très répandue parmi les membres des différentes communautés chrétiennes). Si le PYD et ses alliés ont pour des raisons pragmatiques à la fois internes et externes toujours valorisé un certain compromis social, faisant passer la question de l’indépendance nationale (du peuple kurde comme des autres composantes des territoires libérés) avant la question des luttes des classes, il est cependant possible que ces dynamiques rompent à terme le lien noué entre le projet politique et les classes les plus défavorisés, dont les sacrifices consentis ont pourtant été énormes depuis le début de la révolution.
En définitive, si la révolution a permis d’énormes changements sociaux sur le territoire du Nord-Est syrien – que l’on pense simplement à la coexistence entre communautés, pourtant loin d’être évidente ou aux bouleversements de la vie quotidienne des femmes (avec la mise en place de médiations leur permettant l’affirmation sociale et politique) – elle arrive cependant aux contradictions propres au « socialisme dans un seul pays ».
La faiblesse des réactions de la gauche mondiale en 2018 et 2019 face à l’invasion d’Afrin et du territoire de Serekaniye et Tal Abyad a donné toute latitude à la Turquie pour mener une politique destructrice et démobilisatrice dans la plus totale impunité. Depuis 2018, la guerre de la Turquie n’a de fait jamais cessé : le pays a continué à bombarder sporadiquement les infrastructures vitales du territoire et à mener des assassinats ciblés par drone. Une guerre de basse intensité d’une efficacité redoutable : les destructions et les morts continuent, sans que la situation politique ne change pour autant.
Obligée pour survivre dans cette situation de composer tactiquement avec des acteurs régionaux et internationaux poussant à la normalisation de l’expérience politique (tels que les États-Unis), l’AADNES est aujourd’hui plus que jamais en sursis. Alors que le territoire est aujourd’hui sous la menace d’une nouvelle intervention directe de la Turquie, seule la solidarité internationaliste empêchera que se répète, encore une fois, l’histoire.
Q.
Notes
(1) Voir par exemple l’article « Syrie : quelles conséquences pour le Rojava, les kurdes et le Sud-Est du pays ? », de Mam Dirrîçîçek paru sur le site Lundi Matin.
(2) Il serait faux de surestimer les conséquences de l’abandon du marxisme, le parti s’étant toujours davantage concentré sur les questions de libération nationales que sur des analyses du mode de production.
(3) Tevgera Civaka Demokratîk (Mouvement pour une société démocratique), à l’époque organe de coordination des différents comités, fonctionnant selon un système de délégation.
(4) GRASSO David, The People’s Communes in Rojava and North-Eastern Syria. Characters, Evolution and Contradictions of an Institution of Self-Government, 2022
(5) Preuve à l’appui, le succès initial qu’on pu rencontrer les communes dans les régions à majorité arabes libérées de l’État Islamique : les communes permettaient alors l’insertion dans un réseau économique et social en plus de donner une existence politique aux communautés locales.
(6) GRASSO David, The People’s Communes in Rojava and North-Eastern Syria. Characters, Evolution and Contradictions of an Institution of Self-Government, 2022
(7) A noter que l’Administration Autonome, en cherchant à intégrer diverses organisations civiles et donc autant d’intérêts différents, peut être assez perméable aux dynamiques de classe.