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CA 324 novembre 2022

La relance du nucléaire, une chimère dangereuse

dimanche 13 novembre 2022, par Courant Alternatif


Voir en ligne : Arret du Nucléaire

La relance du nucléaire voulue par Macron et consorts se heurte à tant d’obstacles techniques et financiers qu’il est difficile de comprendre si et comment elle va se concrétiser. Il y a là de quoi s’interroger sur ce qui se joue au sommet de l’État, et de quoi susciter la discussion chez les antinucléaires. Notamment chez ceux qui se sont regroupés sous la bannière Arrêt du nucléaire (ADN), dont voici un peu l’histoire et la teneur des débats.

Comment contrer la montée du discours pronucléaire chez un certain nombre d’écologistes, souvent jeunes mais pas toujours, qui voient dans cette industrie un moyen de réduire nos émissions de gaz à effet de serre, préoccupation qui à leurs yeux prime désormais sur toutes les autres ? Depuis quelque temps, c’est là l’un des principaux sujets qui agitent le milieu antinucléaire. Mais la volonté ouvertement affichée cette année par Macron de relancer le nucléaire – avant même que la guerre en Ukraine donne à la question énergétique une dimension critique – a remis sur le tapis d’autres interrogations plus anciennes.

Le nucléaire est-il condamné ? 
 
Parmi les débats qui ont émaillé et continuent à émailler la vie d’ADN, il y a celui portant sur l’avenir de l’électronucléaire, en France et dans le monde. Beaucoup d’éléments laissent en effet à penser qu’en tant que source d’électricité, le nucléaire est condamné à plus ou moins long terme (et pas par la force de la contestation...) : absence de solution pour les déchets, accumulation de problèmes techniques à la fois sur les vieux réacteurs et sur les EPR en construction, perte de compétences avec le départ des salariés expérimentés à la retraite, et, last but non least, non-rentabilité économique de cette énergie au regard notamment du prix des énergies renouvelables en baisse constante. Dans le cas français, l’économie du nucléaire est un champ de ruines : Areva est virtuellement en faillite et l’énorme endettement d’EDF ne peut, malgré tout l’argent du contribuable mis à contribution par l’Etat, que grossir démesurément : le coût de construction des EPR est passé de 3,3 milliards annoncés en 2006 à 19,1 milliards d’euros milliards (rapport Folz), celui du chantier de Cigeo à 25-35 milliards, le "grand carénage" imposé par l’ASN estimé à 100 milliards par la Cour des comptes, auxquels il faudra un jour ajouter les gigantesques coûts du démantèlement des réacteurs condamnés, jusque-là fortement sous-estimés par EDF qui les provisionne. Le recours à la dette garantie par l’État peut-il vraiment suffire à financer de telles sommes de façon plus ou moins indolore ?

Toutes ces raisons suffisent-elles à se convaincre de l’extinction prochaine de l’électronucléaire ? Non, font remarquer certains, car des considérations d’un tout autre ordre entrent en ligne de compte dans les calculs des sphères dirigeantes françaises. Le nucléaire, c’est le prestige de la France, c’est ce qui lui permet de se classer parmi les grands ; or, chacun sait, avant même que Macron l’énonce ouvertement en 2020, que nucléaire civil et nucléaire militaire sont indissociables : les mêmes recherches profitent au militaire comme au civil (les SMR brandis comme solution innovante par les nucléaristes, par exemple, ne feraient que recycler la technique des réacteurs des sous-marins nucléaires), et si le choix de l’uranium enrichi a été fait pour alimenter les réacteurs, c’est pour permettre à l’armée de disposer du plutonium qui sert à fabriquer les bombes. 

Alors, rentabilité économique contre volonté de puissance, est-ce cela qui se joue et se négocie dans les hautes sphères de l’État ? Difficile d’y voir clair, d’autant que cet argent n’est pas perdu pour tout le monde, et notamment pas pour le "complexe militaro-industriel", dont font partie les Bouygues, Vinci, Eiffage, General Electric... pour qui tout nouveau chantier est bon à prendre quel que soit son coût. Un lobbying assez actif pour avoir récemment réussi à faire passer le nucléaire pour une "énergie de transition" aux yeux de la Commission européenne et, par là, à orienter vers lui les flux financiers privés au sein de l’UE au même titre que vers les renouvelables.

Enfin, n’oublions pas le soubassement idéologique sur lequel repose le large consensus dont le nucléaire jouit encore aux différents étages de la technocratie française : l’illusion de pouvoir disposer grâce à lui d’une énergie illimitée. Une illusion qui n’est pas morte : c’est elle qui continue à justifier la poursuite d’un programme aussi démentiel et dispendieux qu’Iter. Illusion d’autant mieux adoptée qu’elle favorise des carrières juteuses.

Face à la relance macronienne...

Quoi qu’il en soit, nous voilà confrontés à la réalité des choix faits au sommet de l’État. En février, donc à deux mois de l’élection présidentielle, Macron annonce "la renaissance du nucléaire français" avec dans un premier temps, la construction de six réacteurs de nouvelle génération pour une première mise en service à horizon 2035, ainsi qu’une mise à l’étude pour huit EPR supplémentaires pour la fin de la décennie 2040. Que les délais annoncés, sans doute impossibles à tenir par ailleurs, ne permettent pas de répondre à un risque potentiel de pénurie d’électricité pouvait faire penser à un coup de com’ électoraliste. Mais cette volonté de relance à tout prix du nucléaire n’a fait que se confirmer. Le 26 septembre, le Conseil national de la transition écologique (CNTE) a été saisi pour avis sur un projet de loi visant à « accélérer la construction de nouveaux réacteurs électronucléaires à proximité de sites nucléaires existants ». Et la Commission nationale du débat public (CNDP), saisie par EDF et RTE, est déjà sur le pont pour organiser dans les quatre prochains mois ce qu’elle appelle un "débat public" "sur la mise en œuvre d’un programme de 6 réacteurs nucléaires de type EPR2, dont les deux premiers seraient situés à Penly (76), en Normandie". 

... réagir mais comment ?

Comment interpréter une telle précipitation, qui se heurtera très sûrement à la réalité des exigences techniques ? Maintenir l’illusion de la maîtrise face aux risques de pénurie qui se dessinent ? Squeezer toute potentielle mobilisation antinucléaire significative, voire d’éventuelles dissensions ou réserves au sein de la technostructure ? Au sein d’ADN, les avis sont partagés entre alarme et scepticisme quant à la praticabilité d’une telle relance décidée par Macron, mais aussi sur l’orientation à donner à partir de là à la lutte antinucléaire.

Le risque, en effet, de se focaliser sur cette relance est que cela relègue à l’arrière-plan la bataille pour la fermeture des réacteurs existants, qui ont tous désormais dépassé l’âge limite qui leur était assigné et qui multiplient les avaries et défaillances, donc le risque d’accident – alors qu’en face, la volonté de les faire durer n’a pas faibli, appuyée par un Macron qui "souhaite qu’aucun réacteur nucléaire en état de produire ne soit fermé à l’avenir".

D’autre part, est-ce une bonne idée d’entrer à cette occasion dans le débat énergétique en faisant valoir l’incapacité du nucléaire à faire face à court terme aux risques de pénurie d’électricité ? N’est-ce pas faire oublier que, en matière d’énergie, le nucléaire n’a rien d’indispensable compte tenu de son faible poids dans les consommations finales (moins de 2 % au niveau mondial, 6 % en Europe) ? Et que de toute manière, grâce à l’interconnexion des réseaux électriques du continent, l’arrêt immédiat de tous les réacteurs en France est possible en faisant appel, pour pallier les carences, à la production électrique européenne [1] ? Donc qu’au fond, le poids du nucléaire est d’un autre ordre qu’énergétique : militaire, géopolitique et financier.

Surtout, n’est-ce pas donner une apparence de débat à ce qui n’en est pas un ? Même le Conseil national de la transition écologique, mis en place par le gouvernement, émet des réserves sur cette pseudo-consultation, soulignant en son point 6 "qu’un debat public doit se dérouler (...) sur l’opportunité de poursuivre le programme nucléaire, qu’après et en considération des observations et propositions du public, le gouvernement peut soumettre au Parlement sa proposition de relancer le programme nucléaire". En effet, cette pseudo-consultation ne porte que sur les modalités de relance et non sur son bien-fondé. Et de toute façon, on sait ce qu’il en est des consultations en France lorsque leurs conclusions déplaisent. Il semble donc à peu près clair qu’il ne sert à rien de participer à ce débat, ce qu’il faut c’est le contester. Mais reste toujours l’illusion tenace qu’un débat organisé par le gouvernement peut être un moyen de faire entendre nos arguments. 

L’arrêt du nucléaire, oui mais après ?

Reste que, dans tout moment d’expression publique (tract aux manifs, réunion publique...), les antinucléaires se voient régulièrement, et de plus en plus souvent, confrontés à la question : si on arrête, après on fait comment ? Ce qui donne lieu à des échanges parfois tendus, bien que rarement très approfondis. Sur ce sujet, ADN Savoie a fourni une réponse technique très argumentée, faisant valoir que grâce à l’interconnexion des réseaux électriques du continent, l’arrêt immédiat de tous les réacteurs en France est possible en faisant appel, pour pallier les carences, à la production électrique européenne. D’autres voix ADN insistent, sans grand succès, pour que l’on assume, sans plus attendre que les renouvelables soient en capacité de prendre le relais, une position de recours temporaire au gaz (dans des centrales modernes rapides à construire et peu émettrices de GES), solution préconisée déjà en son temps par Stop Nogent mais devenue tabou depuis que la question climatique s’est imposée au premier plan – d’ailleurs la guerre en Ukraine a tellement rebattu les cartes énergétiques qu’il est encore plus difficile d’y voir clair. Et puis, bien sûr, sobriété et décroissance... Mais là on touche à la question sociale...

En l’état actuel des choses, on peut se dire que beaucoup se jouera sur la capacité de mobilisation et de conviction lorsque l’évolution vers la crise énergétique (et sociale ?) prendra forme concrète pour le plus grand nombre. Ce n’est donc pas le moment de lâcher le morceau.

Des membres du CCOA

ADN, c’est qui, c’est quoi ?

Le « collectif Arrêt du nucléaire » (ADN) est en réalité un regroupement de collectifs ou associations antinucléaires locaux et d’individus ayant choisi de s’organiser hors du Réseau Sortir du nucléaire (SDN), après avoir pris acte de l’impossibilité de sa rénovation au terme d’années de tensions et d’efforts pour sortir de la crise par le haut. Des tensions qui ont démarré en 2010 – année où s’est joué le licenciement du porte-parole Stéphane Lhomme décidée par les salariés soutenus par le directeur d’alors – et se sont poursuivies jusqu’en 2016, année où, malgré des votes manifestant la volonté majoritaire des groupes locaux de poursuivre la démarche de rénovation animée par un CA issu de leurs rangs, les partisans des salariés et expulseurs l’ont emporté de peu à l’élection du nouveau CA. 

Deux conclusions se sont imposées au terme de cette longue crise : d’une part la grande difficulté, sinon l’impossibilité de faire vivre activement une coordination de groupes militants au moyen d’une structure "classique" d’ONG, où des salariés tendent à s’autonomiser et la logique bureaucratique (voire l’activité de "hamster" consistant à chercher des financements pour payer ceux qui cherchent des financements) à s’imposer au détriment des exigences militantes ; d’autre part,le fait que les alliances avec le monde de la politique institutionnelle, permises par une telle structure, favorisent les compromissions au détriment de la lutte – voir, en l’occurrence, le rôle au sein de SDN des écologistes patentés, qui depuis 1993 n’ont cessé, pour ménager leurs alliés, de repousser discrètement la date acceptable de fermeture des centrales et, depuis la conférence de Copenhague en 2010, le font désormais au nom de la priorité de la lutte contre le changement climatique.

Le « collectif Arrêt du nucléaire » (ADN) est ainsi devenu de fait un nouveau regroupement d’antinucléaires, fondé sur le refus de toute forme de bureaucratisation, donc reposant exclusivement sur les contributions militantes de ses membres, et se fixant pour objectif la lutte pour l’arrêt "immédiat ou dans les plus brefs délais" du nucléaire (condition d’adhésion formalisée dans une charte de quelques lignes, qui ne prévoit pas d’adhésion individuelle). C’est cet objectif affiché qui a amené le groupe francilien Collectif contre l’ordre atomique – (re)constitué en 2011 en région parisienne après la catastrophe de Fukushima – à intégrer ADN en 2017 et à y prendre depuis une part active (il a notamment organisé les journées d’étude de 2021 au Lycée autogéré de Paris).

Les groupes locaux membres d’ADN agissent en totale autonomie, tout en s’appuyant au besoin sur ce réseau pour relayer leurs initiatives. Au niveau national, la présence d’ADN se manifeste à travers l’organisation annuelle de "journées d’étude", prise en charge par l’un ou l’autre des collectifs, et par la publication (aléatoire) d’un journal, Atomes crochus – deux initiatives héritées des tentatives de rénovation de SDN. Mais aussi par l’alimentation régulière du site web collectif-adn.fr en textes d’information et d’analyse

De fait, le "collectif ADN" est assez hétérogène, qu’il s’agisse de l’activité et du poids de ses membres (collectifs ou individus) ou de leurs positions (fermes sur l’arrêt immédiat ou plus floues), même si l’objectif antinucléaire est ce qui réunit tout ce monde. Les tensions qui ont accompagné la participation au Réseau Sortir du nucléaire restent douloureuses et chaque collectif reste très attaché à son autonomie, ce qui rend les initiatives nationales et les communiqués officiels en tant que collectif national assez compliquées. Les rencontres et discussions réelles entre militant(e)s ont lieu surtout dans les journées d’étude et leur préparation. Or ces journées d’étude sont ouvertes aux collectifs et individus qui le souhaitent, et de fait de plus en plus de collectifs et d’individus encore membres du Réseau Sortir du nucléaire y participent.

P.-S.

Si vous ne le connaissez pas jetez un œil au numéro hors série de CA sur le nucléaire :
Ni rose ni vert arrêt immédiat du nucléaire

Notes

[1Les bureaux d’étude soi-disant écologiques ont en effet tout à fait intérêt à cette position pour des raisons de respectabilité et de marché

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