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CA 330

Perspectives du mouvement social actuel

jeudi 4 mai 2023, par Courant Alternatif


Cet article reprend les axes de discussions et d’interrogations politiques portés par les participant·es à la Commission Journal (C.J.) de Douarnenez (25/03/2023) et s’appuie sur les évènements associés au mouvement social jusqu’au 18/04/2023 pour porter cette discussion. Lors de cette CJ, les bilans locaux semblaient assez homogènes. Jusqu’au passage en force par le 49.3, le mouvement était essentiellement rythmé par les manifestations très imposantes lors les journées de mobilisation nationale, dominées par la CGT mais avec une très forte présence de la CFDT. Les manifestations du 8 mars ont par ailleurs été nettement plus suivie que d’habitude. Suite au 49.3 (le 16/03/2023), le mouvement a pris une autre tournure. Des débordements des manifestations traditionnelles, voire des manifestations sauvages, ont été effectuées par des fractions importantes des manifestant·es (voir encart). Cette radicalisation a amené à des actions de blocage ou de grève locales, soutenus de l’extérieur par une minorité déterminée. Des actes qualifiés de « violents » par les médias ont émergé, mais sans scinder les manifestant·es dont la majorité marquait une forme de solidarité avec la fraction plus radicalisée. Par contre, nulle part nous avons assisté à un début de généralisation de la grève, de même peu d’AG permettant de construire de réels collectifs de luttes indépendants de l’I.S. nationale.
Nous revenons ici, au-delà de la description des évènements telle que faite succinctement ci-dessous ou rapportée dans les différents n° de CA, sur les points de tension et de contradiction de ce mouvement.

Le moment Thatcher de Macron ?

Initialement, le gouvernement n’imaginait pas un mouvement de l’ampleur que nous connaissons. « On ne se projette pas dans l’idée d’une mobilisation massive », pressentait, serein, le porte-parole du gouvernement O. Véran début janvier. La réalité sociale s’est imposée au gouvernement. Le pouvoir politique au travers de Macron a marqué ce mouvement social par son intransigeance et sa volonté de passer en force, refusant toute ouverture aux organisations syndicales. Au-delà de la personnalité de Macron, cette position renvoie à un impératif économique pour le monde industriel et financier français : augmenter les profits par la réduction de ce que la classe dominante appelle le « coût du travail ». La réforme des retraites s’inscrit en effet dans le prolongement des réformes gouvernementales antérieures (droit du travail, chômage, …), cherchant à imposer aux travailleuses et travailleurs des conditions de travail en rupture avec ce que certains appellent « le compromis fordiste » suite à la seconde guerre mondiale. Si ces attaques remontent au début des années 1980, jusqu’au début des années 2000 la bourgeoisie pouvait céder ponctuellement face à des mobilisations sociales (1995 p.e). Depuis la crise de 2008, la grande bourgeoisie française a besoin d’imposer une baisse du « coût du travail » pour rester compétitive dans le capitalisme actuel car les gains de productivité en France sont trop faibles à ses yeux [1]. Il y a une forme de radicalisation de la bourgeoisie qui, après Sarkozy et Hollande, a trouvé avec Macron un personnel politique volontaire pour ce faire. La réforme des retraites s’inscrit ainsi dans une attaque plus large depuis près de 15 ans [2].

A cela s’ajoute l’augmentation très importante du budget militaire, répondant au risque réel d’une généralisation de guerres inter-impérialistes, qui va grever les budgets publics et donc obliger l’État à s’attaquer au bien commun. La radicalisation de Macron n’est donc pas qu’idéologique, il est le fondé de pouvoir de la grande bourgeoisie et doit répondre à ses attentes.
Le gouvernement aurait cependant pu proposer un projet de loi acceptable par la CFDT… quitte à revenir à l’attaque ultérieurement. Mais Macron s’est rêvé en Thatcher : passer en force en piétinant les syndicats afin de démoraliser le monde du travail et s’ouvrir un boulevard pour les autres attaques à suivre. Or, le parlement actuel reflète la base politique très fragile de Macron. Il doit s’appuyer sur le parti LR, parti qu’il a cherché à liquider… ce qui explique le peu d’empressement de députés LR à le soutenir. Le gouvernement a donc été obligé de passer par le 49.3 après avoir affirmé durant des semaines qu’il ne le ferait pas… délégitimant lui-même le 49.3 et générant en retour une colère importante. Cette fragilité politique a été perceptible par des signes de fissure même parmi les députés macronistes [3]. Pour calmer la situation, le gouvernement a été obligé en mars de faire des effets d’annonce, comme dire vouloir reporter certaines lois (loi Darmanin sur les migrant·es, SNU entre autres) et essayer de calmer la jeunesse universitaire par une augmentation (faible) des bourses universitaires. Ceci ne suffit visiblement pas à rassurer la bourgeoisie sur sa capacité à retrouver une forme de légitimité politique nécessaire à sa fonction. Par exemple la France pourrait se voir intégrer un risque géopolitique sur ses futures créances car incapable d’empêcher des crises sociales via le leurre démocratique [4]. Le non-respect démocratique et « l’autocratie » de Macron sont ainsi dénoncés par beaucoup de médias internationaux difficilement classables comme « ultra gauche » (Financial Times, Wall Street Journal, Der Spiegel, …) [5].

Macron a réduit sa base sociale et politique et donc fragilisé la légitimité de son pouvoir. Le leurre démocratique patine.... créant des revendications plus politiques qu’initialement de la part de la population. L’usage de la violence policière caractérise cette faiblesse politique. Mais pire pour lui, le discours légitimant les violences policières passe mal aussi. La violence policière n’a pas réussi à scinder le mouvement social. Le gouvernement, via Darmanin, en est réduit à vouloir dissoudre toute forme organisée de contestation… jusqu’à la LDH. L’État n’a plus que le bâton… mais cela n’est pas sans poser des problèmes politiques. Mettre en garde-à-vue une femme qui a écrit sur son compte Facebook « Macron ordure » caractérise un Etat qui n’a plus la notion de la mesure. Or, la démocratie bourgeoise nécessite une forme policée de la répression car un régime trop autoritaire peut poser problème à la bourgeoisie tant qu’elle peut s’en passer. Ceci explique qu’il y eu au niveau national, mais surtout international, des dénonciations de la violence policière, notamment à Sainte-Soline : La défenseuse des droits, le syndicat de la magistrature, le rapporteur des nations unies, Amnesty France, la LDH, la commissaire aux droits de l’homme du conseil de l’Europe, … se sont alarmés de la violence policière et des interdictions de manifester [6].

Il est trop tôt pour savoir si Macron gagnera son pari thatchérien, mais pour le moment tout ne s’est pas passé comme prévu pour Macron. La montée de la violence de l’appareil d’Etat le montre. Cependant, le fait que peu de personnes politiques aient critiqué Darmanin lorsqu’il s’est attaqué à la LDH caractérise un choix conscient d’une fraction de l’appareil politique, et donc de la classe dirigeante, d’user de la violence d’État pour museler toute contestation dans une période où le jeu démocratique ne fonctionne plus.

Les directions syndicales aux manettes

Dans ce contexte politique, l’I.S. (nationale) a espéré en vain une ouverture de Macron pour discuter. Les directions syndicales nationales se bercent toujours de ce jeu de partenaires sociaux, ils croient pouvoir encore faire pression sur le gouvernement alors que la classe dirigeante impose au larbin de la grande bourgeoisie, le gouvernement actuel, une fermeté. Le refus de toute négociation de la part du gouvernement a contraint l’I.S. à conserver une forme de détermination contre la réforme. Qui aurait imaginé début janvier que la CFDT tiendrait ce ton ferme pendant 3 mois ? Une explication potentielle est le respect du mandat de son Congrès qui a très majoritairement refusé toute augmentation de l’âge de la retraite, obligeant L. Berger à cette fermeté de forme. Ainsi, les journées nationales ont été très suivies, et beaucoup de personnes louaient l’unité syndicale permettant cela. Si la CGT était dominante dans les manifestations, la base de la CFDT a été très présente aussi avec des militant·es visiblement très remonté·es. L. Berger est ainsi apparu le centre de gravité de l’I.S. Il se félicitait début février que le mouvement social « ressemble à la CFDT ». L. Berger devenant le « doudou de la presse » pour reprendre le terme de F. Lordon [7].

L’I.S. a donc maintenu dans l’unité des coups de pressions par des manifestations, mais sans réelle radicalité. L. Berger a d’ailleurs essayé à plusieurs reprises de préparer le terrain du repli sans y arriver : critique du blocage économique, critique de la violence, demande de « pause », … sans quitter pour autant l’I.S. et une forme implicite de solidarité avec le mouvement réel face au refus de tout dialogue de la part du gouvernement. Du côté de la CGT, a aucun moment elle n’a essayé de déborder le rythme imposé par la CFDT. P. Martinez reprenant même à son compte la demande de pause lancée par L. Berger. Le Congrès de la CGT qui s’est tenu fin mars a certainement pesé, P. Martinez ne voulant pas soutenir la fraction plus radicale de la CGT qui lui était ouvertement hostile . Ce congrès a révélé que les militant.es de la CGT étaient aussi très remonté.es, amenant le bilan de P. Martinez à être exceptionnellement mis en minorité notamment à cause de sa stratégie lors du mouvement social actuel. SOLIDAIRES, qui dans d’autres situations s’était ponctuellement démarqué de l’I.S. nationale, s’est enfermé dans cette solidarité envers l’I.S. car cette unité est apparue trop importante pour oser critiquer publiquement la stratégie de l’I.S.. Et donc aucune voix discordante n’est apparue au niveau national pour critiquer la stratégie des directions syndicales.

Si l’I.S. a montré une forme de fermeté face à Macron... c’est donc en canalisant le mouvement dans des manifestations saute-mouton, espérant en vain un petit geste du gouvernement. Sans surprise, l’I.S. n’a jamais cherché à déborder ce cadre bien établi et prévisible, facilitant le mépris de Macron qui savait que cette I.S. resterait « responsable ». L’I.S. nationale n’a jamais dénoncé les réquisitions de grévistes, elle n’a pas cherché à impulser la grève reconductible. Le faire, c’était risquer que la base la déborde, or elle se veut l’interlocutrice unique du gouvernement, lui montrant qu’elle sait contrôler ses troupes. L’I.S. a donc laissé s’isoler les quelques secteurs partis en grève (éboueurs, raffinerie, ...) sans essayer de coordonner ces grèves et s’appuyer sur elles pour tenter de les généraliser. L’I.S. n’a donc jamais élargi les revendications au niveau des salaires alors que c’est la revendication unificatrice et la raison essentielle de la plupart des grèves depuis des mois. Si sa volonté avait été de réellement radicaliser le mouvement comme elle le prétendait, l’I.S aurait pu passer d’une démarche défensive, la réforme des retraites, à une démarche offensive sur le problème des salaires, de la démocratie, … afin de faire peur au gouvernement et l’obliger à céder. Mais rien n’a été entrepris pour déborder le cadre légitimiste qui pourtant était visiblement une impasse. Pire, au moment où émergeaient ces grèves l’I.S. demanda « une pause », puis a demandé de rencontrer le gouvernement. Macron marqua tout son mépris envers L. Berger le 06/04 en affirmant « Qu’on n’aille pas m’expliquer que le pays est à l’arrêt. Ce n’est pas vrai ! », ce qui caractérisait l’intransigeance et le mépris du pouvoir politique envers la confédération syndicale la plus lèche botte de la bourgeoisie… sans que celle-ci ne réagisse. L’I.S. s’en est remis in fine au Conseil constitutionnel comme si ce dernier était un arbitre neutre. Constitué de personnalités politiques (ex-Président de la république, ex-premier ministre, ...), leurs regards ne sont jamais juridiques mais politiques. Le Conseil constitutionnel a historiquement validé pratiquement toutes les lois néolibérales, la restriction des libertés individuelles et collectives [8], c’est, selon les mots de A. Suppiot « une maison de retraite pour des personnalités bien en cour ».

La politique menée par l’I.S. nationale n’est évidemment pas une surprise. Or, bien des militant·es syndicaux, même parmi les plus radicaux se sont enfermé·es dans cette unité syndicale. Dénoncer l’impasse de l’I.S. c’était à leurs yeux risquer de rompre cette unité qui permettait des manifestations très importantes. Prisonnier de ce paradoxe : ils et elles sont pour un mouvement plus dur pour essayer de généraliser la grève, mais n’ont pas osé dénoncer ouvertement l’impasse par peur de casser l’I.S. Après l’annonce du 49.3, il y a eu une brèche car l’I.S. a refusé de réagir immédiatement, appelant à manifester après le vote à l’assemblé. On a assisté à des manifestations organisées par les UL et UD importantes, avec des débordements massifs. Mais rien ne s’est structuré pour apparaître une alternative à l’I.S. nationale. Il ne faut donc pas être en guerre contre l’I.S. car cela ne serait pas compris par beaucoup de personnes mobilisées et surtout cela ne sert à rien. L’I.S. a réussit ce qu’elle pouvait faire, réussir des manifestations pendant 3 mois. Elle ne pouvait pas aller plus loin au regard de ce qui la compose, des syndicats intégrés. Ce serait une erreur de dénoncer l’I.S. comme l’ennemi principal du mouvement car en l’absence de collectifs de lutte suffisamment structurés, la parole au niveau national revenait à l’I.S…. et donc à L. Berger qui ne pouvait que pleurer contre le refus du gouvernement de « discuter » : « On est chez les fous ! ». Et Macron a marqué tout son mépris envers cette I.S. si responsable par un dernier pied de nez, en promulguant immédiatement la loi après l’avis du Conseil constitutionnel en réponse à la demande « solennelle » de l’I.S. de ne pas le faire.

Les limites du mouvement actuel

Nous posons ici ce qui nous apparait les limites du mouvement actuel au 18 avril, sans prétendre anticiper son devenir.
Avant le 49.3, les gens manifestaient mais dans une forme de résignation, persuadés que l’on ne pouvait pas gagner. Le fait de voir le gouvernement obligé de passer par le 49.3 a modifié le contexte politique car Macron est apparu affaibli. Les manifestations ont changé de nature avec des manifestations spontanées et des actions de blocage ou de sabotage. Le problème de la légalité, qui paraissait incontournable avant le 49.3, a été dépassé. Le blocage du périphérique à Paris par l’I.S. locale n’avait jamais été vue par exemple. De même des grèves sauvages ont émergé. Il s’est donc passé quelque chose à partir du 49.3. Bien des personnes ont montré la volonté de déborder le cadre des manifestations traditionnelles de l’IS. La colère présente se caractérisait par des résurgences des formes d’actions des Gilets Jaunes, où les personnes participaient à des blocages ou à des manifestations sauvages. Le mouvement a fait tache d’huile, avec plein de mobilisations dans énormément de petites villes et des formes d’auto-organisation locale ont émergé. De même, cette radicalisation a amené le débordement du cadre revendicatif unique des 64 ans pointé par l’I.S. La question de la démocratie, l’autoritarisme de l’Etat, la question des salaires et des conditions de travail, … sont apparues marquant une politisation partielle du mouvement social. Mais cette colère et radicalisation n’ont pas débordé sur un mouvement de grève ou de blocage qui se généralise. Plus important encore, dans aucun secteur des AG importantes et régulières ne se sont tenues. Même dans des secteurs plus protégés, comme l’éducation nationale, il n’y a eu ni réelles AG ni réelles grèves exceptées des tentatives ultra-minoritaires. Par rapport à l’initiative lancée à partir du 7 mars pour un blocage économique, même des secteurs traditionnels, comme la RATP ou la SNCF, ne se sont pas engouffrés dans la grève reconductible. Il n’y a eu que quelques bastions qui ont réellement fait une grève reconductible durant plusieurs semaines, comme le service de ramassage des poubelles à Paris ou les raffineries.

Bien évidemment que l’I.S. n’a pas mené une politique offensive à même de faire céder Macron, en construisant par exemple une montée de la mobilisation allant des manifestations vers la grève générale. Mais actuellement, elle n’apparaît pas pour autant, aux yeux des gens, avoir trahi le mouvement social. A la différence du mouvement de 2010 ou 2016, par exemple, elle n’a pas été débordée pour le moment sur son terrain : l’émergence d’une grève reconductible et de blocages auto-organisés qui s’élargissent. Bien des personnes ont critiqué la faiblesse du cadencement de l’I.S., notamment lorsque le 49.3 a été annoncé par E. Borne. Cependant, nous n’avons assisté jusqu’alors qu’à des débordements partiels et pas réellement hors de contrôle de l’I.S. nationale. C’est cette dernière qui est apparue pour le moment tenir la barre au niveau nationale et ce sont toujours les journées nationales qui ont rythmé le mouvement social. Il n’y a donc pas eu pour le moment d’émergence d’un mouvement s’autonomisant au niveau national de l’I.S.. Il y a eu une effervescence, il y a eu des espaces d’AG interpro localement, mais sans réelle coordination. De plus, faire des AG interpro ne permet d’organiser l’autonomie que si elles s’appuient sur des secteurs eux-mêmes mobilisés et déjà auto-organisés. Même si après le 49.3, des AG plus importantes ont émergées, il semble y avoir une perte de la tradition d’AG et de la recherche de l’autonomie d’un mouvement. De plus, dans les universités les AG ont été interdites par la généralisation des fermetures administratives des établissements. Enfin, beaucoup de choses passent par des outils numériques, comme Signal ou Telegram qui freinent les rencontres physiques, même si ces outils ont leurs utilités ; et les AG n’apparaissent plus avoir les mêmes fonctions car ne semblent plus avoir la même utilité qu’auparavant. Pourtant seules les AG permettent de fédérer les éléments les plus radicalisés. De plus, les manifestations ne permettent pas toujours les discussions et la politisation qu’offrent les occupations de lieux de travail ou d’étude, les piquets de grève, les occupations de ronds-points, … La critique de la stratégie de l’I.S. nationale est bien évidemment à faire car elle correspond au sentiment de bien des gens, mais ce n’est pas en ne critiquant que l’I.S. que l’on construit l’émancipation. Il faut construire des alternatives qui répondent aux envies des personnes, c’est-à-dire des lieux d’échange, de politisation et de structuration de la mobilisation à la base. Un mouvement doit arriver à construire des formes d’organisation qui lui sont propres… et constatons que cela n’a émergé que localement sans jamais peser réellement pendant 3 mois. Cela peut expliquer la focalisation sur Macron qui montre que la conscience majoritaire reste simplement « dégagiste » (« Macron démission ») sans poser d’alternatives réellement anticapitalistes, et qui en partie explique que le RN semble réussir à surfer sans soucis sur le mouvement social sans jamais être intervenu en sa faveur.

Les avancées du mouvement actuel

Si nous ne le caractérisons de « pré-révolutionnaire », comme le font par exemple des tendances politiques de l’extrême gauche, au moment où ces lignes sont écrites le mouvement continue et personne ne peut prétendre connaitre son devenir. Comme tout mouvement social, il n’est pas linéaire. Il est mouvant, avec des moments de rupture comme lors de l’annonce du 49.3 ou lorsque le Conseil constitutionnel a validé la réforme et rejeté le RIP.

Le mouvement social actuel se caractérise par un fourmillement d’initiatives locales qui dépassent le cadencement posé par l’I.S. nationale. Si ce fourmillement n’a pas posé une structuration à même de s’autonomiser de cette I.S. nationale, il a souvent débordé les I.S. locales, entrainant bien des militant·es syndicaux qui voulaient allaient plus loin que les simples manifs saute-mouton. Il n’y a pas eu un mouvement de grève se généralisant, mais nous avons vu pleins de grèves locales, autant sur la réforme des retraites que sur les salaires, nous avons vu des manifestations importantes dans des petites villes ouvrières

Surtout, ces formes d’actions spontanées, souvent organisées par une poignée de personnes déterminées, montrent une évolution politique avec des amorces de micro-structurations locales. Si l’I.S. n’apparait pas avoir trahi le mouvement, sa stratégie est apparue clairement comme un échec. Les coups de pression par des manifestations importantes ont marqué toutes leurs limites et les confédérations syndicales sont dans l’impossibilité de proposer une autre stratégie. Leur seule perspective nationale est maintenant de réussir la manifestation du 1er mai alors que tout le monde sait que cela ne changera rien.

A l’heure actuelle, cet échec ne semble pas avoir démoralisé les personnes mobilisées et la résignation ne semble pas présente. Si l’I.S. semble dans une impasse, le mouvement continue sans son impulsion, amenant beaucoup de discussions et réflexions issues de cette certitude qu’il faut faire autre chose que ce que nous a proposé l’I.S. Ce mouvement marque en quelque sorte la faillite de l’I.S. pour pas mal de personnes. Si les directions syndicales veulent empêcher toute initiative qui seraient hors de leur contrôle, constatons que les initiatives locales de débordement de ce rythme plan-plan de l’I.S. augmentent et marquent l’émergence d’une autonomie du mouvement. La non prévisibilité des actions, car sans direction nationale, en fait sa force. Ces formes émergentes portent l’espoir de dépassements futurs

De plus, le mouvement actuel est le premier post-COVID, avec le plaisir de se retrouver et s’organiser dans la lutte, c’est-à-dire le plaisir de retrouver la dynamique d’un mouvement social., …. Or, on ne passe pas d’années de défaites à un mouvement émancipateur auto-organisé et s’affranchissant de tous les écueils, notamment du poids de l’I.S.. Le mouvement que nous vivons doit être compris comme une possible étape vers une politisation et radicalisation qui s’affermissent. Il ne faut pas grossir le mouvement mais ne pas le minorer non plus car il ouvre des potentialités, il est large et pose un problème politique à la bourgeoisie. La radicalisation post-49.3 fait peur. Comme le dit C. Chabanier, secrétaire de la CFTC, « Doit-on tomber dans la violence pour être entendue ?... Faut-il casser pour obtenir ? » [9]. Une fraction de la bourgeoisie est inquiète du refus du gouvernement de négocier, craignant que les syndicats se fassent déborder, comme le dit C. De Courson, député centriste : « Aujourd’hui, les organisations syndicales nous disent qu’elles ne sont pas certaines de pouvoir tenir longtemps les troupes, comme on disait autrefois. On a commencé à voir cette nuit les premiers débordements. Le risque est que les syndicats ne soient plus capables d’encadrer les mouvements » [10]. Personne ne peut prédire si C. De Courson aura raison et si nous vivrons prochainement un vrai débordement des organisations syndicales nationales, mais le potentiel semble là. Le mouvement actuel ne se structure certes pas sur des formes usuelles qui ont montré dans le passé leur efficacité : AG/Coordination/... mais en l’absence d’une grève qui se généralise, il sait trouver d’autres formes pour agir. A chaque époque, la dynamique de la lutte des classes a souvent vu émerger des formes de luttes et d’organisations novatrices qui surprennent. Les initiatives à la base sont en réalité bien plus porteuses d’espoir que les cadres préétablis.

Conclusion

On ne sait pas le chemin de l’émancipation collective, le mouvement social depuis 3 mois en fait partie. On est passé d’une résignation à un mouvement où ont émergé des perspectives et des modifications de conscience. Le fait que la manifestation à Sainte-Soline, prévue de longue date, se soit déroulée pendant le mouvement des retraites caractérise que la lutte de classe déborde aujourd’hui le simple rapport salarial et donc amène une vision plus globale de l’impasse du capitalisme. La nécessité de s’extraire du capitalisme se pose donc aujourd’hui par plein de voies différentes, et la solidarité exprimée suite aux violences à Sainte-Soline caractérise une politisation nouvelle. La lutte contre la réforme des retraites fait partie de cette lutte plus globale que nous menons. Le slogan « anticapitaliste » qui a émergé comme fédérateur dans les manifestations ne doit pas être compris comme une adhésion politique aux idées révolutionnaires, mais il donne une légitimité à ce mot et à notre combat. Le mouvement des retraites sert en réalité de caisse de résonance à une colère sociale bien plus globale car bien des personnes (précaires, jeunes, …) qui ont participé ne sont pas préoccupées par leur retraite.
Face à nous, nous risquons de voir les violences étatiques augmenter. Nous ne gagnerons pas en nous affrontant aujourd’hui frontalement aux forces policières. Il faut construire des alternatives qui attirent mais pas de type avant-gardiste. Pas des actions « entre soi » d’activistes, il faut arriver à entraîner des personnes pour être suffisamment nombreux dans des opérations de blocage, d’occupation, … et essayer à partir de là, de construire des collectifs de lutte. Il ne faut pas se couper du mouvement sinon, on peut très vite glisser et se positionner comme le bras armé de la contestation par procuration, c’est-à-dire une minorité agissante qui se substitue au mouvement. Mais par ailleurs, les actions locales, les sabotages ciblés, peuvent donner de la force au mouvement et un mouvement peut être une accumulation de choses différentes. Il ne faut pas se couper de ce fourmillement d’actions, souvent minoritaire mais qui dans l’ensemble donne un ton plus radical au mouvement.

On ne saute pas de 40 ans de dépolitisation et de non-victoire, à une lutte révolutionnaire. Nous sommes en situation de riposte face à la finance et ceci au niveau mondial. On voit un glissement de régimes plus autoritaires et une montée de contestations sociales dans beaucoup de pays. Nous sommes acculés par le capitalisme à devoir lutter pour son dépassement. Malgré toutes ses limites, le mouvement social actuel peut ouvrir des espoirs. Le passage en force par les voies institutionnelles génère beaucoup de discussions sur ce qu’est une vraie démocratie, sur la violence étatique, … même si l’illusion d’une autre forme démocratique bourgeoise, comme une 6ème république, demeure importante. La lutte sur les retraites amène de même beaucoup de discussions sur le sens du travail, sur la fracture sociale entre les nantis et la masse des gens, … Bref, une brèche s’est peut-être ouverte et nous devons en profiter pour essayer de politiser la révolte présente dans un contexte d’augmentation de la conflictualité sociale.

RV, Brest

Manifestations sauvages et répression à Vannes

Dès le début du mouvement contre la réforme des retraites, Vannes, ville pourtant conservatrice, fait le plein dans les manifestations.
Entre les grandes journées de mobilisations, tôt le matin, il y a des barrages filtrants avec diffusion de tracts aux différents ronds-points.
Le 49.3 fait sortir une bonne partie des cortèges, toutes tendances confondues, des parcours déposés en Préfecture.
Le 23 mars, la vingtaine de flics qui empêche l’accès à la voie express est débordée. L’usage des lacrymos n’a pas empêché l’occupation de la Route nationale 165 durant plusieurs heures. L’évacuation se fait sans heurts notables. Le 30 mars, nouveau détour du parcours, nouvelle occupation de la RN 165. Nouvelle intervention des flics avec gazage. Le 6 avril, c’est la gare qui est envahie et occupée, avec un feu sur la voie. Le cortège repart avant l’arrivée des flics, marche vers la RN 165 et...l’occupe une nouvelle fois. L’évacuation policière est plus raide, avec charges. Une personne arrêtée, mais sans poursuites apparemment. Le 13 avril, cortège calme. En fin de manif, alors que tout le monde se disperse, la BAC embarque 2 lycéens. Mobilisation de quelques dizaines de personnes pour les libérer, dont pas mal de syndicalistes Cgt-Solidaires-FO. Rassemblement devant le commissariat, évacué à grands coups de lacrymos et de charges policières. Un militant de Sud-Ptt est pris en charge par les pompiers, brûlé au 3ème degré dans le dos par une grenade lacrymo. Une cégétiste et le secrétaire de l’Union locale Cgt Vannes sont embarqué.e.s sans tendresse et placé.e.s en garde à vue. Elle passe au tribunal en juin pour "outrage à agents", lui en novembre pour "dégradation de biens" : il a posé la hampe de son drapeau sur le capot de la voiture des flics, empêchant l’arrestation de 2 autres lycéen.ne.s. Toutes les forces syndicales et une partie des organisations politiques déclarent leur soutien contre ces arrestations. Les lycéens sortent sans poursuites.

Notes

[1« La France à la veille d’une grève de masse ? Entretien avec Juan Chingo et Romaric Godin » Site de Révolution Permanente, 04/03/2023
Patrick Artus : « La poursuite du recul en matière de productivité du travail aurait des conséquences catastrophiques », Le Monde, 25/03/2023

[3« L’amateurisme de l’exécutif sur les retraites contraste avec l’image de sérieux et d’efficacité de l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 », Le Monde, 30/03/2023

[4« Retraites : après l’évocation des risques sur les marchés, la finance donne "des leçons d’économie à Emmanuel Macron" », Libération, 01/04/2023

[5« La finance internationale prend ses distances avec Macron », Médiapart, 28/03/2023

[6« Violences policières : la France montrée du doigt dans le monde entier », Médiapart, 27/03/2023

[7« L’affrontement », Blog de Lordon, Le Monde Diplomatique, 29/03/2023

[8« Du bon usage de la constitution », Le Monde Diplomatique, avril 2023

[9« Onzième mobilisation contre la réforme des retraites : la rue persévère, le pouvoir s’enferme », Médiapart, 06/04/2023

[10« Bataille des retraites. Du moment Berger au moment pré-révolutionnaire », Révolution Permanente, 19/03/2023

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