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CA 330 mai 2023

La vie chère. De l’Afrique à l’Europe : quand la colère passe par les prix

Vincent Bonnecase , Paris, Flammarion, 2023

vendredi 19 mai 2023, par Courant Alternatif


Depuis une quinzaine d’années, le monde a connu une multiplication des révoltes face à l’augmentation des prix des biens de première nécessité. En 2008, il y a eu les émeutes qu’on a qualifiées « de la faim » dans la presse internationale, même si ces termes ne signifiaient pas toujours grand-chose du point de vue des sociétés locales : c’était la première fois, dans l’histoire, que des populations aussi nombreuses, et aussi différentes, se soulevaient conjointement par-delà la planète dans un même contexte d’envolée des cours des matières premières. Depuis lors, on a assisté à la naissance de collectifs « contre la vie chère » dans de nombreux pays africains, asiatiques et latino-américains où les mobilisations face à l’augmentation des prix se sont succédé jusqu’à aujourd’hui. De manière plus larvée, ce phénomène a également touché des pays européens : alors que la révolte des Gilets jaunes, en France, est partie de l’augmentation des prix des carburants en 2019, le mouvement « Don’t Pay », au Royaume Uni, a amené des centaines de milliers de britanniques à se mobiliser contre l’augmentation du prix du gaz en 2022, certains déchirant même leurs factures sur la place publique.

Mon livre interroge cette place grandissante des prix dans la colère sociale au XXIe siècle. Il parle essentiellement de l’Afrique – et, notamment, du Burkina Faso et du Niger, où j’ai effectué plusieurs années de recherche – mais aussi de l’Europe et de la France en particulier. Je m’attache à montrer que la colère face à la vie chère ne saurait s’expliquer par la seule instabilité grandissante des prix, même si celle-ci a un poids évident dans un contexte de raréfaction des énergies fossiles, de réchauffement climatique et de conflits politiques. Ainsi que l’ont montré des historiens, il n’y a pas de relation mécanique entre la colère sociale et la dégradation des conditions de vie : sur ce critère-là, on a bien plus de raisons de se demander, non pas pourquoi on se révolte mais pourquoi on ne le fait pas plus souvent. Pour comprendre la colère face à la vie chère, il faut se demander pourquoi les prix nourrissent des sentiments d’injustice plus ou moins importants selon les moments et les sociétés considérés. C’est ce que je fais dans cet ouvrage, en me concentrant sur les représentations que les personnes de milieux modeste se font de l’économie. Alors qu’il est des sociétés, notamment en Europe, où l’on on sera aujourd’hui plus prompts à croire au marché comme réalité autonome à laquelle on ne peut pas grand-chose, il en est d’autres, notamment en Afrique, où les rapports de pouvoir qui président à la formation des prix – et donc les responsabilités que ces derniers engagent – seront plus évidentes aux yeux du plus grand nombre. D’une certaine manière, je propose ainsi de réfléchir aux représentations communes du pouvoir dans notre monde capitaliste.
Deux raisons principales me semblent expliquer la forte imputation de responsabilité aux niveaux des prix dans la plupart des sociétés africaines. La première réside dans l’histoire : en Afrique, la régulation prix a joué un rôle important dans les politiques sociales du passé, dans des contextes où les pouvoirs publics disposaient de moyens
limités, que ce soit sous la colonisation ou après l’indépendance. Loin d’être guidées par des impératifs moraux, ces politiques étaient principalement mues par la volonté de maintenir l’ordre social quand il était menacé, notamment dans les villes. Mais elles n’en sont pas moins restées, dans les mémoires partagées, comme les traces de temps anciens où les autorités assumaient leurs responsabilités sociale à l’égard de la collectivité. Cela explique que les augmentations des prix, aujourd’hui, soient souvent perçues comme la marque d’une défaillance politique, bien plus que comme celle d’un déséquilibre économique.
La seconde raison, qui explique la place importante des prix dans la colère sociale, réside dans la réalité matérielle contemporaine. Dans la plupart des pays africains – en tout cas, les plus pauvres d’entre eux –, les classes populaires consomment un nombre peu élevé de biens et de services au quotidien : chaque soir, il sera facile à chacun ou à chacune d’en faire une énumération exhaustive qui se répétera d’un jour à l’autre. Or, le commerce de chacun de ces éléments du quotidien est souvent dominés par un très faible nombre de grandes sociétés privées, liées par des rapports tacites avec les autorités politiques. De ce fait, en Afrique les classes populaires auront souvent une perception extrêmement concrète et très personnalisée de ce qu’on appellera ailleurs, de manière plus abstraite, « la finance » ou le « capitalisme ». Sous cette perspective, on a toute les bonnes raisons de croire que les prix, quand ils augmentent, sont augmentées par des vraies personnes en position de force, plutôt que par un marché abstrait auquel on ne peut rien. En généralisant, on pourrait dire qu’on a moins tendance à croire au marché – au sens néoclassique du terme – dans les sociétés africaines que dans les sociétés européennes, où la violence du capitalisme sera perçue dans les relations de travail davantage que dans l’espace de la consommation.
Que nous enseigne tout cela sur la colère sociale en Europe ? Pour le moment, celle-ci est orientée par le travail et les droits qu’il confère, bien plus que par les prix. Il n’y a qu’à voir les millions de personnes qui descendent actuellement dans la rue, en France, pour défendre un système de retraite plus juste, sans forcément penser à leur propre futur : si ces questions ont une résonance très forte dans les sentiments partagés d’injustice dans ce pays, c’est que les droits sociaux y ont été progressivement conquis en référence à la condition salariale depuis la fin du XIXe siècle, y compris pour les non-salariés. Mais rien ne dit qu’il en sera toujours ainsi, alors que le salariat ne cesse de s’effriter sous les coups des politiques néolibérales. Avec les Gilets jaunes, on a vu la place que les prix pouvaient prendre dans la colère de personnes pour qui le salariat ne constituait plus un modèle de protection sociale. On a aussi vu la manière dont un gouvernement pouvait développer une politique des prix pour juguler cette colère, de manière parfois assez surprenante : alors que la participation des sociétés privées au pouvoir politique est évidente aux yeux du grand nombre en Afrique, on a peu l’habitude de voir un président européen prier des grands entrepreneurs de baisser leur tarifs pour faire face à la colère sociale. Des anthropologues ont défendu l’idée selon laquelle l’Afrique constituait un espace d’observation privilégié pour comprendre l’évolution plus générale du monde à l’ère néolibérale : sous l’angle de la vie chère, je ne peux que leur donner raison.

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