CA 236 janvier 2014
vendredi 24 janvier 2014, par
La guerre qui ensanglante le Mexique depuis 2006, guerre des cartels du narcotrafic inextricablement imbriqués dans l’économie et dans les rouages de l’État, a fait disparaître des grands média la résistance indienne et la construction de l’autonomie dans le Chiapas, mais aussi dans l’Oaxaca, le Guerrero ou le Michoacán.
Pourtant, il y a un an, le 21 décembre 2012, réapparaissaient par milliers les hommes et les femmes de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) occupant pendant plusieurs heures les places centrales de cinq villes du Chiapas, dans le Sud-Est mexicain. Vu l’éloignement et la dispersion des communautés indiennes dans les montagnes, une longue préparation et une grande capacité de mobilisation furent nécessaires à cette action massive et simultanée dans cinq lieux différents. Le mouvement zapatiste affirmait sa vitalité intacte et sa maîtrise d’un temps où coïncident les vieux calendriers mayas et la déjà riche histoire du soulèvement qui émergea le 1er janvier 1994. La réappropriation par les peuples indiens du Chiapas de la mémoire d’Emiliano Zapata a soufflé sur les braises de la révolution mexicaine jamais complètement éteintes. Elle a redonné présence dans l’Oaxaca à l’anarchisme des frères Flores Magón, de Librado Rivera, d’Anselmo Figueroa, de Práxedis Guerrero, ces « magonistes » qui luttèrent pour Tierra y Libertad. Elle a réveillé le souvenir de la rébellion de Rubén Jaramillo, résurgence du zapatisme au début des années soixante dans l’État de Morelos, suivie dans le Guerrero par l’organisation des foyers de guérilla rurale des instituteurs Genaro Vázquez et Lucio Cabañas, massacrés avec leurs partisans en 1972 et en 1974.
Célébrée par Marcos, chef militaire et porte-parole de l’EZLN, la mythologie révolutionnaire, épicée d’une bonne dose d’autodérision, s’est cependant déplacée vers la place essentielle des peuples et de l’auto-organisation. Le rôle des femmes est passé au premier plan, bousculant volontairement la tradition indienne et le machisme. Ramona, Ana María, Esther et bien d’autres femmes mayas du Chiapas ont incarné dans des moments décisifs cette rébellion zapatiste qui fête ses trois décennies. La fin de l’année 1983 a vu s’installer dans la forêt Lacandone un premier groupe armé créant l’EZLN ; après dix ans de préparation clandestine, 1994 est l’année du soulèvement, en janvier, puis de la déclaration des communes autonomes, en décembre ; l’été 2003, les Caracoles, cinq centres civils où siègent les conseils de bon gouvernement issus des communes zapatistes, succèdent aux cinq Aguascalientes créés en 1996 pour recevoir la « société civile nationale et internationale ».
Les grandes étapes qui marquent la progression du mouvement zapatiste sur trente ans ont elles-mêmes été forgées par trois temps clés de l’histoire récente du Mexique. Le massacre d’État de la place des Trois-Cultures à Tlatelolco, le 2 octobre 1968, et la « guerre sale » qui s’ensuit précipitent dans les organisations clandestines et armées plusieurs générations d’étudiants rebelles. En 1974, au Chiapas, près du Guatemala en guerre civile, un Congrès indigène est organisé à San Cristóbal de Las Casas sous l’égide de Samuel Ruiz –évêque pendant quarante ans (1959-1999) de ce diocèse à forte densité de population indienne– mettant en pratique une « théologie de la libération ». Les délégations tseltales, tsotsiles, choles, tojolabales… interviennent dans leurs langues et dénoncent ouvertement l’état de misère et le quasi-esclavage de ces peuples décrit auparavant dans les romans de l’anarchiste allemand B. Traven. En 1985, le tremblement de terre qui dévaste la ville de Mexico voit s’organiser à la base une population qui doit pallier l’incurie du gouvernement et le détournement de l’aide internationale par le Parti révolutionnaire institutionnel (le PRI, parti-État de 1929 à 2000). L’auto-organisation des barrios et colonias trouve à cette occasion une reconnaissance comme « société civile », avec un sens quelque peu différent de ce que l’on entend ici sous ce vocabulaire journalistique.
La construction de l’autonomie est le grand œuvre de l’organisation des femmes et des hommes des peuples mayas et zoque du Chiapas connue comme l’EZLN. À sa tête se trouve le Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène (CCRI), dont les membres, les commandantes et commandants, n’ont pas de tâches militaires. Depuis 2013, la direction militaire de l’EZLN, soumise au CCRI, est bicéphale, Marcos partage maintenant cette responsabilité avec le sous-commandant insurgé Moisés, Indien tseltal qui a rejoint l’ancien étudiant métis amateur de littérature, de mythologie et de subculture urbaine. Les « insurgés », hommes et femmes en armes, ne forment qu’une petite partie de cette vaste organisation majoritairement civile de plusieurs dizaines de milliers de membres. C’est ce que veut mettre en lumière et transmettre l’escuelita zapatista, la « petite école zapatiste », la dernière initiative publique des rebelles. Elle a réuni en août 2013 près de deux mille participants venus du Mexique et du monde entier pour vivre chacun et chacune une semaine dans un foyer zapatiste, au milieu d’un village, guidé par un Votán, sorte d’initiateur, homme ou femme, à la vie quotidienne dans les communautés rebelles. Entre la fin décembre 2013 et le début janvier 2014, cinq mille nouveaux « élèves » vont à leur tour étudier, à l’invitation des villages zapatistes, les principaux aspects que le mouvement a choisi de mettre en valeur : autogouvernement (les charges dans la communauté, les autorités, les assemblées –communautaires, communales, de zone, les Caracoles, etc.) ; résistance et autonomie (éducation, justice, économie, santé) ; participation des femmes.
Raúl Zibechi, chercheur uruguayen étudiant les mouvements sociaux latino-américains sous l’angle de l’autonomie des luttes, souvent bien inspiré, évoquait, après les manifestations de décembre 2012 au Chiapas, « la tenace persistance zapatiste ». Il n’est pas le seul à être sous le charme et l’influence de ce mouvement sans précédent dans l’histoire des rébellions sociales autant par sa durée que par son amplitude touchant tous les aspects de la vie et par l’écho national et international qu’il suscite. Les écrits d’Eduardo Galeano, de John Holloway, de George Caffentzis, de Gustavo Esteva, de Raoul Vaneigem ou de Jérôme Baschet, par exemple, ont été influencés ou confortés par leur rencontre avec les montagnards rebelles du Sud-Est mexicain. La critique sociale a trouvé dans l’expérience zapatiste de nouvelles perspectives comme celle de la lutte pour les « communs » qui prend un nouvel essor dans les zones urbaines et irrigue les résistances auto-organisées en Turquie comme au Brésil, souvent avec des références explicites aux zapatistes.
Les zapatistes n’ont pas réponse à tout et ne le prétendent pas, ils « apprennent en avançant ». Leur histoire a déjà connu plusieurs tournants, changements d’alliances et de perspectives. Ils n’ont clairement rompu avec la classe politique mexicaine qu’après l’échec de la tentative de faire voter par le Parlement en avril 2001 un projet de loi tiré des accords sur les droits et la culture indigènes, signés à San Andrés en février 1996 par les délégués zapatistes et les représentants gouvernementaux. Cette rupture faisait suite à la Marche de la couleur de la terre, qui dura plusieurs semaines pendant lesquelles la mobilisation autour de la délégation de l’EZLN qui parcourait le pays a touché des centaines de milliers de Mexicains, et sonnait comme un repli sur leur territoire. Deux ans plus tard, la proclamation de l’autogouvernement des communautés annonçait la mise en pratique de ces accords par les intéressés eux-mêmes. Cependant, les accords de San Andrés concernent tout le Mexique, et le Congrès national indigène, né en 1996 à l’invitation des zapatistes, tente de défendre et de diffuser l’esprit et la pratique de l’autonomie. Les Yaquis dans le Sonora (Nord), les Purépechas dans le Michoacán (Centre), à Nurio et à Cherán en particulier, les Amuzgos et les Nahuas dans le Guerrero, à Suljaa et à Ostula, les Zapotèques, les Mixes et les autres peuples de l’Oaxaca, dans la sierra et sur la côte Pacifique, s’organisent et luttent fermement, mais les hautes terres du Chiapas et la forêt Lacandone restent pour le Mexique la place forte de l’autogouvernement des peuples originaires.
L’influence du mouvement zapatiste hors du Mexique s’est surtout fait sentir dans les forums sociaux, dont l’EZLN s’est pourtant tenue à l’écart, et dans les grandes manifestations altermondialistes, où les sympathies pour la rébellion du Chiapas étaient souvent exprimées par des libertaires qui voyaient là un contrepoids aux stratégies de transformation de la société par la conquête du pouvoir d’État. Les zapatistes ne s’inspirent pas de John Holloway et de son essai Changer le monde sans prendre le pouvoir, c’est l’inverse. Les réseaux de solidarité avec l’EZLN se sont développés très rapidement pendant quatre ans mais le massacre d’Acteal, en décembre 1997, a changé leur nature en y mettant en avant la dimension humanitaire. Des collectifs solidaires de la rébellion sont devenus « observateurs des droits humains » et se sont retrouvés sur le terrain d’Amnesty International. La médiatisation de ces missions d’observation au Chiapas et au Mexique a introduit une incompréhension entre ces réseaux et les zapatistes qui a été fatale au collectif de Barcelone, le plus ancien et le plus dynamique en Europe, qui s’est autodissous en 2010. Ce collectif avait pourtant réussi en Catalogne une synthèse active de la pratique libertaire, passée et présente, et de l’autogouvernement des communautés zapatistes, ce qui lui donnait un rôle fédérateur en Europe qui n’a pas trouvé de successeur.
En 2005, un travail de réflexion collective en profondeur permet à l’EZLN d’adopter la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, la Sexta, clairement anticapitaliste. Dans les réseaux internationaux, cette réflexion et ce nouveau départ n’ont pas eu lieu et l’adhésion à la Sexta est restée symbolique et virtuelle. Les rares collectifs de solidarité qui survivent aujourd’hui n’ont pas su interpréter cette déclaration et ne fonctionnent que comme chambres d’écho. Les slogans zapatistes deviennent des incantations qui ne changent rien à un militantisme routinier. Cette « Europe zapatiste » n’est plus qu’un exotisme décoratif pour organisations à la dérive. C’est à New York, dans le Harlem chicano et latino, que la Sexta a trouvé sa meilleure traduction pratique dans les luttes du Mouvement pour la justice du Barrio contre les sociétés immobilières. De New York, une jonction s’est opérée, via internet et des échanges vidéo, entre les zapatistes et le mouvement sud-africain des occupants des cabanes Abahlali baseMjondolo, qui revendique aussi son auto-organisation et rejette le jeu politique électoral. L’EZLN, quasi silencieuse pendant quatre ans, a réaffirmé en janvier 2013 la Sixième Déclaration, en mettant un terme à l’expérience mexicaine de l’Autre Campagne et en offrant une dimension internationale à la Sexta dans laquelle pourraient s’inclure les mouvements comme Abahlali, les luttes anticapitalistes et autonomes. Nous verrons si la « petite école zapatiste » parvient à transmettre aux milliers d’internationaux qui y auront participé le sens du temps, de la relation à la terre et au territoire, de la communauté et de l’assemblée qui caractérise la résistance amérindienne à cinq siècles de domination et d’exploitation.
Bélial, décembre 2013