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Courant alternatif 304, novembre 2020

Turquie : Démocratie et diplomatie, la valse autoritaire d’Erdogan

(Première partie)

lundi 30 novembre 2020, par admi2

Erdogan l’avait annoncé dès 1994, « la démocratie n’est pas un but mais un moyen ». Mars 2018 : plus de 150 journalistes sont emprisonnés, plus de 150 médias sont fermés, l’opposition politique est poussée au mutisme et les derniers verrous assurant l’indépendance de la justice sont tombés. Mais Erdogan l’avait d’ores et déjà affirmé avec force : « Nous avons raison de renforcer notre démocratie et l’économie de notre pays avec détermination.  »


La Turquie n’a jamais été une démocratie stabilisée. La faiblesse de ses institutions politiques, l’instabilité des gouvernements et les coups d’Etat successifs l’ont longtemps maintenue dans un état de «  transition démocratique », c’est-à-dire un moment d’indétermination, une entreprise mouvante de transformation de la société. Les structures politiques et démocratiques qui ont lentement été mises en place en Turquie au cours de décennies de lutte sanglante ont été une par une renversées, transformées ou réappropriées par Erdogan et ses proches, qui agitent le spectre d’une synthèse « national-islamiste », s’éloignant sans crainte ni retenue de la pax democratica. Erdogan est seul maître à bord, mais la colère sait se taire… pour le moment.
En l’absence d’institutions démocratiques fortes, nécessaires pour réunir les différents groupes sociaux et idéologiques afin de les faire participer indirectement aux processus de décision politiques, les élites politiques ont largement recours au populisme et à la violence politique afin de pousser l’opposition au silence. Le nationalisme est alors régulièrement utilisé comme moyen de mobiliser l’opinion publique, stabilisant une coalition politique qui a alors assez de soutien pour rester au pouvoir. Dans ces périodes d’instabilité, les élites politiques considèrent en premier lieu leur intérêt sur le court terme, plaçant leur survie politique avant la poursuite d’une idéologie cohérente sur le long terme. La guerre devient alors l’élément unificateur, le liant, le ciment qui permet de matérialiser le sentiment patriotique et de mettre un visage sur l’ennemi commun.
Ce que l’on a appelé « l’esprit de Yenikapi » constitue la première étape de la construction d’un nouvel imaginaire national. La tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, dont chacun aura su faire bonne usage, en pose la première pierre et s’impose en évènement fondateur de l’esprit de concorde entre le nationalisme du MHP1 et l’islamisme de l’AKP2. Se construisent ainsi les bases d’un islamo-nationalisme, draguant les masses populaires, musulmanes, traditionalistes et nationalistes : une synthèse politique qu’Atatürk n’aurait pas totalement reniée. Erdogan se lance à la conquête de son électorat et annonce un premier coup de semonce : l’opération «  Bouclier de l’Euphrate » est lancée en Syrie le 24 août 2016 alors qu’une vaste opération d’épuration purge le corps social, politique, militaire… n’épargnant aucune strate de la société. Aujourd’hui, on estime à 120 000 le nombre de fonctionnaires licenciés, dont 50 000 emprisonnés sur suspicion d’appartenance à la confrérie Gülen, et à 150 000 le nombre de personnes arrêtées, affaiblissant considérablement le système public. L’armée a été ciblée mais également les hôpitaux, les écoles, les avocats, les magistrats et même le personnel des centres pénitentiaires.
Alors que l’armée turque s’enlise face aux soldats de l’Etat Islamique sur le front syrien d’Al-Bab, Erdogan annonce en décembre 2016 la tenue d’un référendum sur le renforcement des pouvoirs effectifs du Président : normalisation de la gouvernance par décret présidentiel ; nomination du haut commandement militaire, du chef du service de renseignement, des recteurs d’université, des hauts fonctionnaires et des magistrats par le Président. Cette réforme constitutionnelle réduit également le rôle du Parlement à celui d’une simple chambre d’enregistrement et supprime la fonction de Premier ministre. L’opération «  Bouclier de l’Euphrate » prend fin le 29 mars 2017 et le référendum est organisé deux semaines plus tard, le 16 avril 2017.
Extrêmement affaiblie sur le plan électoral, le MHP décide de s’associer à l’AKP et le soutient massivement lors de la campagne d’Erdogan pour le référendum. Mais le Reïs se trouve alors confronté aux limites de son opération d’épuration politique. Critiqué au sein même de l’AKP ; débordé à sa droite par Meral Aksener, cheffe de file du nouveau parti de la droite nationaliste ; contesté à sa «  gauche » par le CHP ; défié par l’opposition pourtant très affaiblie du HDP, il n’obtient la victoire que d’une très courte tête, laissant planer un fort doute sur l’équité du processus électoral et sur la régularité des résultats… Loin d’être sans appel, le score final de 51 % en faveur de la réforme constitutionnelle permet cependant à Recep Tayyip Erdogan, après avoir purgé l’Etat et la société, d’envisager un véritable reformatage de l’Etat et une profonde reconstruction de la nation turque.
En vigueur depuis la tentative de coup d’Etat, l’état d’urgence est devenu la règle, et les décrets-lois la norme de gouvernance : le pouvoir est réuni entre les mains d’apparatchiks nommés par Erdogan, intégré au réseau clientéliste de l’AKP qui a su se substituer aux structures de « l’Etat profond ». En décembre 2017, alors que les purges dans les universités continuent, Erdogan signe le décret 696 accordant «  ’immunité à tous les civils dès lors qu’ils agissent au nom de l’antiterrorisme ou pour prévenir une tentative de renversement du gouvernement » : pour l’opposition turque et nombre d’observateurs internationaux, ce décret signe la fin de ce qui restait de l’Etat de droit en Turquie. En observant la propension à considérer toute forme d’opposition comme « terroriste », l’émergence et la prolifération de milices de défense privées comme les «  foyers ottomans », on ne peut s’étonner des dérives totalitaires et bellicistes d’un gouvernement imposant sa légitimité sur la réussite d’opérations militaires extérieures et une gestion totalitaire et autoritaire du pouvoir politique intérieur.
Les inclinaisons islamiques et autoritaires du régime s’affichent clairement dans sa volonté de contrôler les médias et de punir toute parole dissidente. Accusé de soutenir la confrérie Gülen, le rédacteur en chef et plusieurs journalistes du quotidien Hurriyet, membre du plus grand groupe de presse turc DOGAN MEDIA, sont arrêtés en août 2016. Erdogan accuse alors Aydin Doğan de se montrer hostile à l’idéologie islamiste de l’AKP. Le rachat du groupe DOGAN par le conglomérat pro-Erdogan Demiroren, en mars 2018, place près de 90 % des médias turcs sont le contrôle direct du gouvernement. Cette absorption des médias et de la presse par l’Etat démontre la volonté de constituer un véritable bloc médiatique entre les mains du gouvernement ou d’hommes proches du pouvoir, permettant de diffuser un langage unique, celui de la propagande d’Etat lors de la campagne pour les élections présidentielles et législatives.
L’offensive néo-ottomane lancée par le clan Erdogan au Moyen-Orient se dote d’une entreprise politico-militaire puissante dédiée aux opérations extérieures et à la répression intérieure ; ainsi que de puissants groupes de contrôle des médias et de l’opposition intérieure. Le rapprochement avec le fondateur de SADAT, en août 2016, est en ce sens extrêmement révélateur. Société privée qui offre des entraînements aux militaires et aux sociétés de sécurité, SADAT est dirigée par Adnan Tanrıverdi. Cet ancien général de l’armée, mis à la retraite par la hiérarchie militaire en 1996 car jugé trop islamiste, est nommé en août 2016 conseiller militaire du Président suite à la tentative de putsch militaire et est chargé d’organiser le recrutement au sein de l’armée. SADAT aurait activement participé à l’opération « Bouclier de l’Euphrate » en août 2016 et aurait servi de conseiller auprès des unités rebelles lors de l’opération « Rameau d’olivier », favorisant, comme elle l’explique sur son site internet, « la coopération dans les domaines de la défense et de l’industrie de défense du monde islamique ». Elle serait également employée à l’intérieur comme milice politique armée chargée de faire barrage à toute résistance au Président Erdogan.
L’opération « Rameau d’olivier » s’inscrit dans cette dynamique politique, mêlant à la fois enjeux de politique intérieure et intérêts géopolitiques extérieurs. L’offensive est lancée le 20 janvier 2018 et cible le canton d’Afrin, situé à quelque 20 kilomètres de la frontière turque. Le gouvernement et les médias turcs présentent cette opération militaire comme « une action de nettoyage », visant à empêcher les forces multiethniques des YPG de contrôler une bande de territoire le long de la frontière avec la Turquie. Quelque 6 000 soldats turcs sont déployés pour l’offensive, mais la majorité des troupes est constituée de groupes rebelles syriens, longtemps engagés dans la lutte contre le régime de Damas mais dont les intérêts économiques et politiques ont croisé l’agenda géopolitique d’Ankara. La collaboration entre les groupes rebelles syriens, regroupés au sein de l’ANS3, et Ankara est pluriforme. La Turquie leur offre tout d’abord une formation militaire assurée par SADAT4, et finance leur armement et les frais d’un tel déploiement de troupes. On estime en effet à 20 000 le nombre de rebelles envoyés sous la bannière de l’ANS sur le front d’Afrin. Erdogan voit également dans ce soutien un intérêt géopolitique puisque cette opération militaire lui permet à la fois de repousser la présence kurde à ses frontières et de soutenir des groupes rebelles syriens – comme le groupe Sultan Mourad, composé de Turkmènes, et Faylaq al-Cham, bras armé des Frères musulmans syriens, dont Erdogan s’est fait le porte-parole à travers le Moyen-Orient. Près de 10 000 combattants kurdes des YPG sont alors positionnés dans le canton d’Afrin, s’opposant à l’avancée des forces militaires envoyées par Ankara. Après cinquante-huit jours de combats, les YPG décident de se retirer du canton d’Afrin pour assurer à la fois la protection des autres cantons du Rojava5, nom donné dans un premier temps à la Fédération démocratique de la Syrie du Nord.
Jamais déconnecté de ces intérêts intérieurs, cette offensive sert en réalité deux enjeux politiques primordiaux pour l’AKP et les proches du clan présidentiel : assurer le retour de plus de 300 000 syriens réfugiés en Turquie à Afrin, et préparer l’élection présidentielle, initialement prévue en 2019, qui permettra à Recep Tayyip Erdogan d’exercer les pleins pouvoirs au pays de la « Sublime Porte  ». Alors que les combattants YPG se retirent le 18 mars 2018 d’Afrin, Erdogan annonce le 18 avril la tenue d’élections anticipées le 24 juin de la même année. Souhaitant capitaliser sur la victoire militaire en Syrie, sur le déplacement effectif de réfugiés syriens et sur une confrontation diplomatique avec les Etats-Unis, Erdogan obtient le soutien indéfectible du MHP, qui annonce ne pas présenter de candidats et soutenir la candidature du Reïs. Disposant de trois mois pour réaliser une campagne électorale dans des conditions qualifiées de « non équitables  » par l’Union européenne, l’opposition à l’Alliance populaire, réunissant l’AKP et le MHP, se trouve bâillonnée et réduite à de simples pantins animant le jeu démocratique. Demirtas, candidat du HDP – Parti démocratique des peuples –, mène campagne de la prison d’Edirne pendant que les militants de son parti sont arrêtés lors des meetings politiques. Les bureaux de vote dans les régions kurdes sont déplacés dans les zones sous contrôle de l’armée, et les journalistes et observateurs internationaux arrêtés avant d’avoir pu pénétrer sur le sol de la République de Turquie. Les résultats du scrutin semblent pourtant cette fois sans appel : Erdogan et l’Alliance populaire remportent les élections avec plus de 52 % des voix, plus de 26 millions de votes, et un taux de participation national de plus de 86 %. Cette élection marque l’entrée dans une nouvelle ère pour la politique extérieure turque : celle de la conquête et de la division.

Tony Rublon

L’auteur, Tony Rublon, est président des Amitiés kurdes de Bretagne * et
doctorant en géographie.

* Créées en 1994, les Amitiés kurdes de Bretagne sont une association de soutien et de défense des droits culturels et politiques des Kurdes. Il ne s’agit pas de prendre la parole à leur place, mais bien de faire porter leur voix. Son rôle principal est donc d’informer et d’intervenir auprès des instances politiques, de dénoncer les nombreuses atteintes aux droits humains et de proposer des actions de coopération. Afin d’accomplir cette mission d’information, des délégations AKB se rendent chaque année dans différentes régions du Kurdistan afin de briser le silence des médias et de rapporter témoignages et expériences. Ouvertes à tou·te·s, ces délégations offrent la possibilité à chacun·e de se rendre au Kurdistan pour accomplir une mission d’observateur·rice et de rapporteur·e international·e.

1 MHP : Parti d’action nationaliste fondé par Alparslan Türkeş en 1958.
2 AKP : Parti de la justice et du développement fondé par Recep Tayyip Erdogan, Abdullah Gül et Ali Babacan en 2001.
3.. ANS : Armée nationale syrienne fondée en 2017 avec le soutien de la Turquie.
4 Tanriverdi annonce officiellement en 2019 avoir entraîné l’Armée nationale syrienne.
5. Rojava est la traduction littérale du point cardinal «  ouest  » en kurde kurmanji.

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