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CA 321 juin 2022

Le nucléaire, droit dans le mur

lundi 6 juin 2022, par Courant Alternatif

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, les médias dissertent gravement sur la dépendance au gaz russe. En effet, près de la moitié du gaz importé en Europe vient de Russie (ce qui fait beaucoup moins que la moitié de l’énergie consommée). Et les cocoricos sur l’énergie nucléaire qui produit 70% de l’électricité en France, pas comme ces vilains allemands qui dépendent du gaz russe, nous bercent quotidiennement. Déjà 70% de l’électricité ce n’est pas 70% de l’énergie consommée, mais moins de 40% de l’énergie brute. Les médias omettent juste deux « détails » : les liens entre l’industrie nucléaire et la Russie, déjà, et le fait qu’actuellement seulement la moitié de la capacité nucléaire est disponible.


L’industrie nucléaire, une industrie à l’abri des sanctions

Il paraît que la production d’électricité nucléaire nous permet d’assurer notre indépendance nationale. Nos centrales nucléaires fonctionnent pourtant sous licence américaine. Il n’y a pas de nucléaire sans uranium, et celui-ci est importé du Niger et surtout du Kazakhstan. Le Kazakhstan, cette ex-république soviétique asiatique, où la Russie est intervenue militairement l’année dernière à la demande du gouvernement pour y réprimer la révolte. Un pays très démocratique et pas du tout lié à la Russie donc.

L’industrie nucléaire, militaire comme civile, en Russie, c’est surtout Rosatom. Rosatom a développé des projets en coopération avec Dassault, collabore étroitement avec le CEA, développe des projets technologiques en commun avec EDF, participe au projet ITER… Et surtout, Rosatom enrichit une partie de notre uranium en Sibérie.
Comment se fait-ce ? Nous avons une particularité française. Les autres ont des déchets nucléaires. Nous, on les retraite, c’est-à-dire qu’on essaie de les convertir en d’autres poisons radioactifs utilisables à nouveau comme combustibles ou comme joujoux pour les militaires. Nous, on r-e-c-y-c-l-e. En fait, le retraitement consiste à tenter de récupérer du plutonium, et chaque opération de retraitement est elle-même productrice de nouveaux déchets radioactifs. Mais juridiquement et comptablement, nous n’avons plus des déchets, nous avons des produits valorisables. À l’occasion de ce retraitement, on récupère de l’uranium appauvri qu’il faut réenrichir pour l’utiliser comme combustible. Mais c’est techniquement compliqué car c’est bourré de poisons, c’est-à-dire de matières radioactives qui perturbent les réactions chimico-nucléaires souhaitées. Donc, on expédie ça aux Russes qui sont l’autre puissance nucléaire militaro-civile. Et ils gardent obligeamment cet uranium enrichi en attendant qu’on ait une centrale au point pour les brûler (Cruas normalement). Et oui, c’est la matière première des bombes. Et oui, pendant l’invasion de l’Ukraine, les affaires nucléaires continuent. Pas que pour la France d’ailleurs. Pendant que l’Europe discute gravement de comment se passer du gaz et du pétrole russes, elle a autorisé la Tchéquie et la Slovaquie à continuer d’importer de Russie leur combustible nucléaire.

C’est toujours la même histoire. Le pétrole et le gaz c’est le diable, ils provoquent le réchauffement climatique et ils engraissent la Russie. Mais le nucléaire, cette industrie de mort qui peut provoquer la stérilisation de territoires entiers pour une durée qui se compte au minimum en siècles, ce n’est pas grave, l’essentiel c’est de ne pas en parler. Et fournir la matière d’une arme qui peut potentiellement détruire la planète bien plus rapidement que le réchauffement climatique, silence toujours. Les populations risqueraient sinon de se rappeler que non seulement l’énergie nucléaire est dangereuse, mais qu’elle ne s’est développée que parce qu’elle est la pointe d’un iceberg militaire. Le plus important, c’est qu’on ne se rappelle pas que l’énergie nucléaire est indissolublement liée à l’arme nucléaire.

Le nucléaire, plus intermittent que le solaire et l’éolien

Sur les 56 réacteurs en exploitation, 29 étaient à l’arrêt lundi 16 mai. Ça commence à faire beaucoup.

Évidemment, plus les centrales vieillissent plus les arrêts pour maintenance durent longtemps. C’est bien beau de prolonger la vie des centrales, mais 32 réacteurs doivent subir leur visite des 40 ans. Et à chaque fois, les arrêts durent plus longtemps que prévu. Il faut compter 6 mois minimum, et cela va concerner cette année et les suivantes 32 réacteurs.

Mais il n’y a pas que le vieillissement. Le problème le plus grave a été découvert sur les réacteurs les plus récents (et donc les plus gros) : une corrosion des tuyauteries des systèmes d’injection de sécurité et de refroidissement des réacteurs à l’arrêt. Le système d’injection de sécurité, c’est ce qui permet de refroidir le circuit primaire en cas d’emballement. Une centrale avec un système d’injection de sécurité défaillant, c’est comme une voiture avec des freins défaillants. Vu où sont situées ces fissures, si les tuyauteries cassaient, même si le système de secours est fermé, le circuit primaire se viderait. C’est un problème de corrosion sous contrainte : l’acier est soumis aux produits chimiques, à des températures extrêmes et à un flux radioactif continu. Normalement, il est étudié pour résister. C’est pourquoi on parle d’un défaut générique : cette corrosion est susceptible de concerner tous les réacteurs qui utilisent le même acier. Et justement, standardisation oblige, c’est le cas de toutes les centrales de ce type. La corrosion sous contrainte, ce sont en fait des fissures. Et le problème d’un acier fissuré, c’est qu’il peut casser à l’improviste.

En principe, les fissures sont vérifiées à chaque arrêt pour rechargement de combustible et maintenance. Mais c’est un endroit très difficile d’accès et très radioactif. Ce sont donc des sondages par ultrasons, difficiles à interpréter. Si on voit qu’il y a une anomalie, il faut découper l’acier et l’envoyer dans un laboratoire pour savoir. Évidemment, il y a des anomalies qui ont été écartées, considérées comme des erreurs. Ce qui fait que maintenant, ils doivent vérifier toutes les centrales. Les premières fissures ont été détectées à Civaux (1450 MW), du coup on a vérifié Chooz aussi (c’est le même modèle), et bingo ! C’est à ce moment là que hop ! On en a trouvé une aussi à Penly, une centrale de 1300 MW, puis on s’est aperçu qu’il pouvait y en avoir aussi sur les 900 MW. Question à pas mal de millions : est-ce le même acier qui est utilisé sur les futurs EPR ? On compte actuellement 12 réacteurs à l’arrêt pour cette délicate question, seulement 12 parce qu’EDF a obtenu de ne pas tout vérifier tout de suite.

Pourtant, EDF était prévenu. Des fissures ont été observées dès 1998. On peut se référer à un article du numéro de La gazette nucléaire (le journal du Groupement de Scientifique pour l’Information sur l’Energie Nucléaire) de février 1999 (n°171-172) dont le titre reste étrangement d’actualité : « la saga des fissures sur le palier N4 ».
Conséquence annexe, d’habitude, pesanteur du nucléaire oblige, on importe de l’électricité en hiver et on en exporte en été. Pour les exportations, cet été, c’est mort. Et pour cet hiver, croisons les doigts avec EDF. Il vaudrait mieux qu’il soit doux…

L’industrie nucléaire, une industrie vulnérable au réchauffement climatique

Ben oui. Une centrale ça a besoin de beaucoup beaucoup beaucoup d’eau pour refroidir la réaction nucléaire. Et quand c’est la canicule et que l’étiage baisse de trop, eh ben… on doit l’arrêter. Et même à l’arrêt, elle a encore besoin de pas mal d’eau. Il faut bien refroidir tout ça. Et avec les canicules à répétition, ça pose comme un problème.
C’est quand même pas très malin de présenter comme solution au réchauffement climatique un truc qui ne supporte déjà pas aujourd’hui ledit réchauffement climatique.
Bien sûr, les centrales sont aussi vulnérables aux inondations. Une piscine nucléaire inondée, c’est de la radioactivité qui se barre aux alentours. Et toutes les centrales nucléaires comportent des piscines pour stocker le combustible usagé avant de l’enlever.

Et c’est quand même rigolo de mobiliser pour un objectif de diminution des gaz à effet de serre officiellement à l’horizon 2030 un nucléaire dont les délais de réalisation se comptent en dizaines d’années. C’est-à-dire qu’aucune décision actuelle ne pourrait avoir d’effet avant les années 2040-2050, et encore, en étant très très optimiste. Rappelons que le projet de l’EPR de Flamanville date de 2002, l’autorisation de 2007 et qu’en 2022 on nous promet que, si, si, le réacteur sera opérationnel en 2023. S’il n’y a pas de nouveaux incidents (par exemple, une corrosion sous contrainte de l’acier plus rapide que prévue).

On ne cherchera pas trop à savoir comment une énergie qui demande de l’extraction minière, des usines, des transports dans tous les sens, des tonnes de béton, des milliers de km de tuyaux, qui réchauffe les fleuves de 2 degrés en moyenne et dont les déchets ingérables s’accumulent, permet de limiter l’émission de gaz à effet de serre et de lutter contre le réchauffement climatique.

La fuite en avant

Les centrales vieillissent mal, on ne sait vraiment pas comment faire avec les déchets, le dernier joujou (l’EPR) n’arrive toujours pas à fonctionner, mais tout ça va s’arranger. Jupiter a annoncé pendant sa campagne électorale une relance du programme nucléaire. Sûr que ça va tout régler d’un coup. Il pouvait difficilement annoncer une multiplication des EPR, vu l’échec technologique monumental qui est en train de se profiler. Alors, il a annoncé un « nouveau » truc, les SMR. C’est des petits réacteurs nucléaires réalisés en usines sous forme de modules. Leur puissance varie généralement entre 10 et 300 MW.

Alors c’est pas vraiment complètement nouveau. Les sous-marins à propulsion nucléaire, vous avez entendu parler ? Ben quand la propulsion est nucléaire, on peut parler d’un SMR. Il s’agit donc encore une fois de recaser une technologie militaire. Mais vous n’en trouverez mention nulle part ailleurs que chez les antinucléaires. Quand on vous dit que le nucléaire civil n’a aucun rapport avec la chose militaire ! Un projet de SMR baptisé « Nuward » qui regroupe EDF, TechnicAtome (ex-filiale du CEA), Naval Group (ex-direction des constructions navales de l’armée, privatisée) et le CEA, a été lancé en septembre 2019. À l’origine, il devait permettre la construction d’un prototype de SMR à l’horizon 2030, qui devait ensuite servir de démonstrateur à l’export.
Il paraît que ça serait moins cher. Il faut savoir que pour chaque projet nucléaire on nous a annoncé que ça diminuerait le coût, puis, finalement, c’était nettement plus cher. Il paraît que ça serait moins dangereux. Ben oui, c’est plus petit. Mais si c’est pour en mettre partout, on multiplie les dangers. Il paraît que la production serait plus modulable. Ben non, désolée. Sauf que comme c’est plus petit, on peut en arrêter et en remettre en route plus facilement. Ils planchent sur le sujet, mais bien sûr ça augmentera le coût (et les risques ?).

En résumé, on continue de se moquer de nous. La Hague déborde de déchets (et on vous rappelle qu’outre Fukushima, Tchernobyl et Three Mile Islands, il y a eu des accidents majeurs dans des stockages de déchets à Kychtim en URSS et à Windscale, rebaptisé depuis Sellafield, en Grande Bretagne), les incidents se multiplient sur les centrales, le nucléaire n’a jamais été aussi peu productif au point qu’EDF n’est pas sûr de pouvoir assurer la production, et tout ce qu’on nous propose… c’est de relancer le nucléaire ! Les associations de soi-disant écologistes pronucléaires se font de plus en plus entendre et sont souvent invitées sur les plateaux télé, tandis qu’EELV et autres écolos officiels soi-disant antinucléaires se mobilisent essentiellement sur les énergies fossiles. Pourtant, ces amoureux des énergies renouvelables, qui ne supportent pas le fossile et sont prêts pour ce faire à accepter le nucléaire, feraient bien de se rappeler qu’avec les milliards que celui-ci engloutit, ça ne laisse aucune chance aux investissements dans le renouvelable. L’avenir du vivant sur cette planète est vraiment mal barré.

Sylvie

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