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CA 321 juin 2022

Un petit pas pour les syndicats chez les géants économiques

lundi 6 juin 2022, par Courant Alternatif


Depuis la fin des années 80, le mouvement syndical américain n’a fait que dépérir, les grèves et mobilisations sont à leur niveau le plus bas. Les chiffres du Bureau of Labor Statistics [1] indiquent un taux de 10,3 % de travailleurs américains syndiqués, 7% si on ne considère que ceux du secteur privé. Mais, ces deux dernières années, cela s’agite dans le monde de l’ouvrier moderne pressurisé par les grands groupes : Amazon, Starbucks, Apple, Google, Blizzard… entre succès avec la création de nouveaux syndicats engrangeant déjà des victoires (ALU chez Amazon, SWU chez Starbucks, Game Workers Alliance chez Blizzard, Fruit Stand WU chez Apple…) et déceptions (syndicats refusés chez Google ou dans certains entrepôts Amazon). Ce sont encore les balbutiements, mais ce sont surtout beaucoup d’espoirs pour l’ensemble des travailleurs de ces géantes multinationales. Celles-ci sont le symbole des inégalités. Elles ont construit des empires de plus en plus florissants, engrangeant les millions pour les dirigeants et actionnaires [2] et prospérant dans l’ensemble des pays du monde. Mais pour leurs employés, le constat est à l’opposé, il faut travailler plus et plus longtemps pour gagner moins, et ceci dans des conditions de travail toujours plus dures.

Recette compliquée pour faire rentrer un syndicat dans son usine

Aux USA, une procédure en 7 étapes attend les travailleurs avant de pouvoir entamer des négociations avec leurs employeurs. Chacune de ces étapes pour ouvrir une section syndicale pouvant être contrée, il n’est pas rare dans les grands groupes, qu’il s’écoule des années avant de pouvoir confronter son patron ! Voici succinctement le parcours du combattant :

1) Récolte de la signature d’au moins 30% des salariés.
Un groupe de salariés souhaitant s’organiser en syndicat doit d’abord remettre une sorte de pétition (accompagnée de la carte déclarative de soutien au syndicat de chaque signataire) au NLRB. Le National Labor Relations Board est l’agence chargée de faire appliquer le droit du travail aux États-Unis. Elle va superviser l’ensemble du processus.

2) audience préélectorale sous forme de plaidoyer oral
Si le seuil de 30% de cartes est bien atteint, le NLRB accepte la pétition et fixe une date d’audience entre les représentants syndicaux et ceux de l’entreprise. Les deux parties doivent alors lister les questions qu’ils souhaitent aborder au cours de l’audience, ce sont les questions dites « litigieuses » et préparer leur argumentaire. En général, à cette étape, le « litige » repose sur la catégorie de travailleurs admissibles : type de contrats, ancienneté dans l’entreprise, poste occupé... C’est une étape importante, imaginez qu’en France on statue que seuls les cadres titulaires de CDI ayant fini leur période d’essai seront concernés !

3) Constitution de l’accord électoral
Le NLRB, ayant écouté les 2 parties fixe les conditions des élections : électeurs autorisés, la date, le lieu, physiquement, par voie postale ou électronique, etc.

4) Vote des travailleurs
L’élection, ou plutôt le referendum puisqu’il s’agit de répondre par OUI ou NON à la question « voulez-vous être représenté par le syndicat X ? » a lieu sur plusieurs jours (parfois plusieurs semaines). Pendant toute cette période, les 2 parties n’ont plus le droit de faire de la propagande au sein de l’entreprise pour influencer les votes (en dehors du lieu de travail, les discussions sont autorisées).

5) Décompte des voix
C’est le NLRB qui se charge du dépouillement et qui annonce les résultats. La motion est approuvée à la majorité des suffrages exprimés.

6) Audience postélectorale
Après l’annonce des résultats, les deux parties disposent d’une semaine pour contester auprès du directeur régional du NLRB. En général, les objections portent sur le manque d’équité, le non-respect des règles, les pressions sur les électeurs, etc. Une fois la décision rendue au niveau régional, les deux parties peuvent faire appel au niveau de l’état. Il arrive à cette étape que le NLRB annule les élections et en réorganise d’autres, retour à l’étape 3 !

7) Obtention de l’attestation syndicale
Si le syndicat obtient au moins 50% des votes, il est certifié comme représentant des employés par le NLRB et gagne le droit de s’asseoir aux tables des négociations. L’employeur est alors dans l’obligation légale de renégocier les contrats et conditions de travail. Autrement dit à ce stade les salariés déjà épuisés par la bataille des élections ont juste adhéré à un syndicat, ils doivent encore tenir tête à leurs dirigeants. Et là encore, les employeurs font tout pour défendre leurs intérêts et jouer l’enlisement, d’après le Jacobin, en moyenne, un an après l’entrée d’un syndicat dans une entreprise, moins de la moitié a réussi à arracher un nouveau contrat. Certains syndicats se délabrent avant même d’en obtenir un. On notera également qu’avec ce système il n’est pas prévu de négociations sectorielles, mais uniquement des négociations avec l’employeur.

Pratiques de dissuasion indigestes

Pour Rebecca Givan, professeure à la Rutgers University, « notre droit du travail est biaisé contre les gens qu’il est censé protéger. » Elle ajoute « c’est extrêmement difficile pour les salariés d’organiser un syndicat et incroyablement simple pour les employeurs de les brutaliser pour les en empêcher ». En effet, les pressions patronales pour forcer leurs employés à voter « non », sans être à proprement autorisées, ne sont en tout cas pas interdites par la loi et sont, de fait, la norme. On parle de phénomène d’« union bashing », c’est à dire de la casse syndicale, qui englobe toutes les tactiques de propagande, de dissuasion, de persuasion, de menaces, voire de sanctions disciplinaires de la part des patrons. En effet, il n’est pas prévu un droit à la liberté d’expression pour les électeurs ni de protection contre les sanctions économiques, d’ailleurs les lois du travail américaines autorisent les licenciements sans motif

Dans une interview Nick Rudikoff, directeur des campagnes UNI Global Union [3] et syndicaliste depuis 20 ans aux US, évoque « une répression antisyndicale traditionnelle à l’américaine, malsaine et nocive qui inclut des réunions publiques où les travailleurs sont contraints à écouter leurs employeurs critiquer les syndicats, des rencontres en tête à tête avec les travailleurs, des intimidations, les licenciements, les pots-de-vin [4]. »

Un des arguments antisyndicaux classiques des patrons est de dire que les syndicats sont un intermédiaire inutile, ce qu’ils nomment la « third party » et qu’il vaut mieux pour les salariés négocier directement avec leur patron. Ils présentent les délégués syndicaux comme ayant des intérêts divergents de ceux des travailleurs, comme s’ils faisaient partie d’une entité extérieure.

Dans le rapport de l’ Economic Policy Institute (EPI) [5] de décembre 2019 portant sur la période 2016/2017, on trouve des chiffres accablants : dans 41,5% des élections syndicales supervisées par le NLRB, les employeurs ont enfreint la loi. Le chiffre monte à 54,4% chez les grands employeurs (plus de 60 électeurs).
Dans 1/5e des élections, les employeurs ont procédé à des licenciements illégaux. Le rapport précise que les chiffres sont forcément sous-estimés, car beaucoup de travailleurs n’osent pas porter plainte.
On pourrait se dire que face à la mascarade que représentent ces élections toujours violées, autant ne pas se syndiquer.
Mais le rapport montre que le salaire d’un employé syndiqué est 13,2% supérieur à celui d’un employé non syndiqué présentant des caractéristiques et une situation identiques par ailleurs. En outre, le syndiqué dispose d’avantages supplémentaires en terme de santé et de retraite. Enfin, de part les actions collectives, dans les entreprises où les syndicats sont présents, les inégalités salariales entre les travailleurs sont moindres.

Amazon Bessemer : une défaite « cas d’école » pour les syndicats traditionnels

L’année passée en mars 2021 a eu lieu une première consultation dans l’entrepôt BHM1 d’Amazon de la ville de Bessemer (Alabama). Il s’agissait d’y déterminer l’entrée ou non du syndicat national de la distribution RWDSU (Retail, wholesale and department store union).
Or, les pratiques antisyndicales ont été tellement nombreuses et choquantes que l’agence gouvernementale NLRB sollicitée par RWDSU [6] a estimé en novembre 2021 le vote irrecevable, décrivant une "atmosphère de confusion ou de crainte de représailles [… qui …] a entravé la liberté de choix des employés". En plus des coups fourrés classiques, on y lit : « Amazon a promulgué une nouvelle règle limitant l’accès des travailleurs à l’intérieur de l’établissement pour toute période supérieure à 30 minutes avant et après leur quart de travail. »

La deuxième tentative de syndicalisation s’est soldée par un échec. Les votes ouverts du 15 février au 28 mars 2022 ont été serrés : 993 contre, 875 pour et 416 votes contestés laissant planer le suspens pendant quelques jours encore après les élections. À titre de comparaison avec le premier vote, 1 798 étaient contre, 738 pour et plus de 679 contestés.

Comment expliquer une telle baisse du taux de participation (55% à 38%) alors que les salariés pouvaient cette fois voter par voie électronique, évitant ainsi les intimidations ? Dans une interview, Christy Hoffman, secrétaire générale d’UNI Global Union, explique que « le nouveau vote à Bessemer concerne plus de 6000 travailleurs de la logistique, un nombre élevé pour les US. Mais l’entreprise a recruté plus de 200 consultants, pour tenter de les convaincre de voter non ». Rebecca Kolins Givan précise « Amazon a dépensé beaucoup d’argent à Bessemer en embauchant les meilleurs avocats anti-syndicats du pays et en semant avec acharnement la peur et l’incertitude au sein des effectifs. Leurs investissements ont payé. »

Il fallait au moins cela car en face comme l’indique Hoffman « tous les syndicats nord-américains ont apporté leur contribution ». Bien qu’optimistes face à leur deuxième chance, la transmission des enseignements reste compliquée, il analyse : « par rapport à 2021, 3000 nouveaux [salariés] sont arrivés à Bessemer […] quasiment tous en sont à leur première expérience de contact avec un syndicat. Ce n’est pas simple. À Amazon, en moyenne, le turnover est de 8 mois ». Comment motiver des salariés à prendre le risque d’affronter des représailles de la part de l’employeur alors qu’ils ne seront peut-être plus là dans quelques mois ? Comment bâtir une mémoire militante collective ?

Victoire du syndicat ALU : un colis piégé pour Amazon !

Personne ne s’attendait à ce qu’un syndicat US l’emporte un jour contre le géant Amazon. 3e plus grande entreprise du monde (après Apple et Microsoft), 2e pourvoyeur d’emplois aux États-Unis (après Walmart), depuis sa création en 1994, Amazon a mis un point d’honneur à contrer l’organisation de ses salariés. Coup de théâtre, au moment même où les salariés de Bessemer rejouaient leur referendum, dans l’état de New York, pour la première fois, la présence d’un syndicat est adoptée au sein d’un entrepôt Amazon aux USA.

En effet, fin mars 2022, les travailleurs du centre logistique de Staten Island surnommé JFK8, ont assuré leur soutien à Amazon Labor Union (ALU). Créé en avril 2021, ALU est la première organisation de travailleurs du commerce en ligne qui naît aux USA. Fait particulièrement notable est l’indépendance de ALU, il n’est en effet pas affilié à un syndicat déjà existant pesant sur le mouvement social. Sans moyen et néophyte, le profil des militants est loin de celui des syndicalistes professionnels rémunérés et spécialistes de telle ou telle question légale. Les militants de l’ALU n’ont pu puiser que dans leur motivation et habileté personnelle, ils n’avaient qu’un seul avocat (Eric Milner) pour contrecarrer Amazon et son service juridique.

Qu’à cela ne tienne, le comité d’organisation composé d’une trentaine de personnes n’a pas compté ses heures, que ce soit à la sortie du travail ou en salle de pause, tous les lieux ont été investis pour discuter, distribuer des tracts et convaincre les collègues. À leur tête une figure très charismatique, Chritian Smalls, a été très médiatisé, cet ex-rappeur subjugue par sa prestance, sa verve et ses bons mots. Ils ont également saturé les réseaux sociaux : WhatsApp, Tik Tok…, organisé des barbecues, dédiant tous leurs jours de congés à leur projet. Et ceci malgré la répression, Amazon étant allé jusqu’à faire intervenir la police pour intrusion sur son site et trois membres de l’ALU (Christian Smalls, Brett Daniels et Jason Anthony) avaient été placés en garde à vue.

Finalement, tous ces efforts ont payé et le dépouillement a montré 2654 votes en faveur du syndicat, 2131 contre et 67 contestés. Le verdict du NLRB a tranché : environ 55% des employés qui se sont prononcés ont opté pour l’offre syndicale. À noter que sur les 8325 salariés de Staten Island autorisés à voter, un peu moins de 60% ont participé. Ce taux est bien plus élevé qu’en Alabama.
Sans surprise, à l’annonce des résultats, Amazon a produit un communiqué arguant « qu’une relation directe avec l’entreprise est la meilleure chose qui soit pour nos employés » et qu’ils n’excluaient pas un « dépôt d’objections fondées sur l’influence inappropriée et indue du NLRB que nous […] avons constatée dans cette élection ». Une audience pour le recours est ainsi prévue le 23 mai 2022 auprès d’une autre antenne NLRB à Phoenix.

Ce n’est pas tout de gagner une élection, il faut maintenant pouvoir agir concrètement au sein des entreprises. Parmi, les revendications que l’ALU s’est engagée à défendre : hausse du salaire minimum pour atteindre les 30$ de l’heure (18$ actuellement), allongement du temps de pause, fin des extra obligatoires, avantages sociaux comme plus de congés payés, aides pour les gardes d’enfants et surtout la possibilité de pouvoir représenter les employés lors des réunions disciplinaires. Ce dernier point a certainement été décisif auprès des salariés trop facilement jetables par Amazon.

Interrogée par l’AFP, Patricia Campos-Medina, codirectrice de l’Institut du travail à l’université Cornell a expliqué que « l’élan » enclenché par le petit syndicat ALU va devoir être suivi de nombreuses autres victoires s’il veut qu’Amazon « accepte de négocier ». Et selon elle, cela ne sera possible que si les travailleurs des autres sites se coordonnent entre eux et si toutes les organisations syndicales se soutiennent. Même si ce nouveau syndicat ne rentre pas exactement « dans le moule » habituel et qu’il existe des frictions avec les syndicats traditionnels, l’enjeu est tel que plusieurs de ces syndicats historiquement présents aux États-Unis ont proposé aides logistique et juridique à l’ALU. En effet, la remise en question est toujours difficile, mais pour le bien des travailleurs américains, cette victoire doit amener le mouvement syndical dans son ensemble à revoir sa stratégie. Le moment est au partage d’expériences et à la solidarité entre les travailleurs.

Une victoire non reproductible : colis désamorcé ?

Enthousiasmé par ce premier succès, Eric Milner, l’avocat représentant ALU, s’est empressé de déclarer « Je pense que ça peut démarrer une réaction en chaîne, d’un entrepôt à l’autre. ». Premier essai, reproduire la même prouesse dans le centre de tri LDJ5 situé juste en face de l’entrepôt JFK8.
Mais Amazon ne s’est pas laissé désarçonner et l’avocat estime que le groupe a intensifié sa stratégie antisyndicale, il dénonce des représailles disciplinaires et « des actes illégaux » notamment avec le licenciement de managers.

Les témoignages d’employés sont parlants. Un travailleur au LDJ5, syndiqué à ALU, Julian Mitchell-Israel, décrit sidéré « les tapis roulants ont été stoppés, les machines se sont littéralement arrêtées ». Et ceci, plusieurs fois par jour, pour obliger le personnel à écouter de la propagande antisyndicale et pro-Amazon. Difficile d’imaginer que la direction soit prête à prendre un tel retard dans l’ensemble des chaînes de traitement ! Quant à Derrick Palmer, un autre employé et un des vice-présidents du syndicat, il se plaint d’avoir été isolé de ses collègues. Évidemment sur un lieu aussi vaste qu’un entrepôt Amazon, il est très facile d’éviter les velléités d’organisation en affectant les employés remuants à d’autres postes.

Les chiffres sont exorbitants : fin mars, le ministère du Travail a rendu public que sur l’année 2021, Amazon a dépensé 4,3 millions de dollars pour des consultants antisyndicaux. À titre de comparaison, le rapport publié par l’EPI montrait que seule une poignée de mégacorporation avait dépensé plus d’1 million de dollars.… mais entre 2014 et 2018 ! Chez Amazon, les consultants engagés pour l’occasion étaient payés 3200 $ / jour, pour animer des réunions devant des salariés « captifs ». Surnommés « union busters » (« chasseurs de syndicats »), ils ont abruti les employés de leur propagande que ce soit au sein de l’entreprise (affiches sur les murs jusque dans les toilettes, vidéos projetées sur des écrans géants), mais s’insinuant également dans la vie privée des employés via les réseaux sociaux, les SMS quotidiens et les appels téléphoniques !

Le flicage d’un GAFAM comme Amazon est pernicieux. Un rapport de la fédération syndicale UNI Global constate « les travailleurs sont constamment observés, enregistrés, leur travail est mesuré et leur activité monitorée ». Ce syndicat exhorte ainsi les employés d’Amazon à demander l’accès à leurs données numériques personnelles. C’est aussi ça lutter contre Amazon et Apple, c’est lutter contre des entreprises qui développent le système de surveillance et de contrôle. D’après The Intercept, Amazon a bloqué et signalé un certain nombre de mots suspects dans les posts de ses salariés de ses appli, le mot syndicat en faisait partie ! C’est en fait une pratique courante chez les GAFAM, le Monde, rapportant que Facebook, avait également une « liste noire » contenant le terme « syndicalisation ». Depuis qu’Amazon propose des services cloud via sa filiale Amazon Web Service [7], une part toujours plus grande des données d’Internet sont stockées par le groupe. Que ce soient les particuliers, les entreprises du privé ou les agences gouvernementales tous confient leurs données à Amazon (ex la NASA, Netflix, la CIA...). L’ironie est à son comble quand des salariés organisent une réunion syndicale via Zoom pour évoquer leurs moyens d’action contre Amazon tels que le boycott… Zoom ayant un partenariat avec Amazon !

Finalement, les 1500 salariés ont voté fin avril : 618 contre la représentation par ALU et 380 pour. Avec un peu plus de 60% de participation, la victoire du non est écrasante. Le président d’ALU Christian Smalls a essayé de consoler ses troupes en déclarant « c’est un marathon, pas un sprint. On sait tous qu’il va y avoir des victoires et des défaites », il a assuré que les membres de l’ALU allaient « faire une coupure, réévaluer la situation, reprendre des forces (...) et retourner au combat ». En effet, le travail sera de longue haleine et il faut continuer les campagnes dans tout le pays auprès des 950 000 employés par Amazon.

Starbucks : des victoires à la chaîne, un grain de café dans l’engrenage ?

À Starbucks, les employés (appelés baristas) souffrent de leurs conditions de travail et de leurs bas salaires, et ce dans les 9000 magasins US du groupe. Comme chez Amazon, les dirigeants et managers de Starbucks sont connus pour leur hostilité à l’organisation de leurs employés en syndicat.
Des cas de licenciements de salariés ayant tenté de s’organiser ou de faire de la propagande syndicale sont régulièrement signalés, mais sans conséquence pour l’employeur qui justifie ces mises à la porte par des fautes professionnelles. Ainsi récemment début février un cas à été particulièrement médiatisé :7 employés d’un Starbucks de Memphis (Tennessee) ont été licenciés alors qu’ils récoltaient les signatures pour l’entrée d’un syndicat dans leur restaurant.

Avec la crise sanitaire et économique, de nombreux salariés ont manifesté le souhait d’être représentés par un syndicat durant l’année 2021. Le 9 décembre 2021 à Buffalo (là aussi dans l’état de New York), un premier magasin, y est parvenu. À la fin du mois, 5 autres magasins toujours à New York, s’étaient eux aussi prononcés pour l’entrée du syndicat Starbucks Workers United (SWU) affilié du Service Employees International Union (SEIU).

Aujourd’hui, fin mai 2022, plus de 250 dossiers ont été déposés auprès du NLRB dans plus de 20 états. La quasi-totalité des magasins ayant déjà voté ont opté pour SWU. Starbucks a tenté d’annuler les votes en prétendant qu’un vote à l’échelle d’un seul magasin n’est pas recevable à cause de sa taille trop petite. Cet argument a pour le moment été rejeté dans l’état de New York et est en cours d’étude en Arizona. Au final une bonne quarantaine de magasins ont un syndicat et les négociations contractuelles ont déjà débuté.

La vitesse de propagation de cette campagne syndicale est la clé de sa réussite. En effet, un café Starbucks est une toute petite structure composée de 20 à 30 employés. Lorsque Starbucks est confronté à une victoire syndicale dans un de ses établissements, il arrive qu’il décide tout bonnement de fermer le coffee-shop ! Le raisonnement semble ubuesque : pour les dirigeants, il est préférable de liquider un lieu plutôt que de devoir renégocier les contrats des travailleurs ! Mais ces derniers mois, le nombre d’établissements concernés par l’agitation syndicale est tel que cette tactique ne peut pas être mise en place, Starbucks est dépassé !

De même pour la propagande antisyndicale, la multiplication des lieux concernés fait que Starbucks n’a pas assez de « missionnaires » à dépêcher. Starbucks a bien essayé d’enrôler les managers du bas de l’échelle, mais ceux-ci s’y sont refusés, leurs conditions de travail étant tout aussi déplorables que celles de leurs subalternes.

Un autre point compliqué à gérer pour Starbucks, c’est son image (de façade certes) progressiste. L’entreprise s’est construite une bonne réputation auprès des clients (le bobo new-yorkais étant probablement plus sensible à la mise en place de pailles biodégradables qu’à l’exploitation des travailleurs dans les plantations de café !). En plus, son patron est un démocrate ! Howard Schultz actionnaire principal de Starbucks, a officiellement apporté son soutien à Biden pendant les dernières élections présidentielles.

Starbucks se retrouve à devoir négocier coffee-shop par coffee-shop, les salaires et conditions de travail. Et à force d’octroyer à chacun une augmentation de salaire, un jour ce sera peut-être la norme et tous les salariés du groupe en bénéficieront. Relativisons tout de même, sur les 235 000 employés que compte le groupe, cela ne fait guère qu’environ 1 millier de baristas ayant effectivement voté OUI. Espérons qu’ils arrivent à continuer leur travail de fourmis dans l’ensemble du pays.

Apple : en mai, fait ce qu’il te plaît, fait entrer les syndicats dans ton entreprise.

Après Amazon, Starbucks et Activision Blizzard, le Washington Post annonce que ce sera au tour d’Apple d’affronter l’entrée d’un syndicat en son sein. En effet, le syndicat Workers United qui a soutenu le mouvement chez Starbucks a fait des petits. Un collectif nommé Fruit Stand Workers United s’est créé fin février 2022 chez les salariés du magasin Apple de la gare Grand Central à Manhattan. Les démarches sont entamées, en commençant par récolter les signatures des collègues afin de pouvoir déposer leur dossier auprès du NLRB et organiser le vote dans les prochains mois. Si une victoire se concrétisait, ce serait là aussi une première pour Apple dont aucun de ses 270 magasins aux USA n’a jamais eu de syndicats.

Plusieurs autres magasins Apple seraient également en train de constituer leur dossier de signatures, mais dans des conditions extrêmement discrètes afin d’éviter que leurs efforts soient sabotés.

Le Washington Post précise que les salariés ayant témoigné ont exigé « l’anonymat par peur de perdre leur poste » et que « pour éviter d’être repérés par les responsables des magasins, les employés se réunissent en secret et communiquent par messagerie cryptée, parfois à l’aide de téléphones Android, le concurrent du système d’exploitation iOS d’Apple, afin d’éviter toute possibilité d’espionnage par Apple ». Ce climat de suspicion légitime après l’exemple d’Amazon et Starbucks, est amplifié par les récents renvoies l’an passé de salariés ayant participé au mouvement #AppleToo visant à dénoncer le sexisme et le racisme au sein du groupe.

Les revendications des vendeurs Apple sont du même acabit que celles de leurs collègues d’Amazon ou Starbucks : amélioration des conditions de travail, meilleurs avantages sociaux, dénonce des pratiques oppressives des managers et surtout revalorisation des salaires afin de suivre l’inflation. Les salariés demandent au groupe qui a fait d’énormes bénéfices en 2021 (environ 350 milliards d’euros) une hausse du salaire minimum pour passer de 20 à 30 dollars de l’heure. Leur difficulté à obtenir ces 10 dollars est à mettre en parallèle avec la rémunération du PDG Tim Cook qui elle est passée d’environ 15 millions en 2020 à 99 millions de dollars en 2021.

Et la grève dans tout ça ?

S’investir dans un syndicat sans passer par le système classique est un pari risqué, car l’employeur n’est pas obligé de reconnaître sa légitimité. Mais il arrive que cela fonctionne comme par exemple lors d’une lutte de travailleurs Amazon de Chicago fin décembre 2021. Ils se sont rassemblés dans un collectif Amazonians United Chicagoland (AUC) et plutôt que de s’affilier à un syndicat et de mener la bataille pour les élections, ils ont opté pour agir directement. Un débrayage 3 jours avant Noël en simultané dans deux entrepôts (Gage Park et Cicero) leur a permis d’obtenir une augmentation de salaire. « Nous en avons eu marre d’être sous-payés, surchargés de travail, baladés », a déclaré Chris Zamarrón, un organisateur d’AUC, « c’était essentiel, nous devons nous unir, nous devons faire quelque chose parce que si nous ne le faisons pas, rien ne sera fait ». Ils demandaient 5$ d’augmentation et en ont eu la moitié : le salaire minimum passe de 15$80 à 18$ de l’heure.

Ted Miin un membre du groupe estime qu’il leur aurait fallu « minimum 2 ans pour obtenir le même résultat » en suivant la voie traditionnelle (élection, puis négociation). La bataille n’a pas lieu à la même échelle qu’un coffee-shop, une poignée de travailleurs motivés peut aisément convaincre quelques collègues, mais dans une grande structure de plusieurs milliers d’employés comme Amazon, l’effort à fournir est colossal. Il faut l’adhésion de centaines voire de milliers de salariés. Sur un site de stockage d’Amazon, on peut isoler les travailleurs les uns des autres et il y a une hiérarchie bien plus présente pour le flicage que chez Starbucks. Pour le moment, c’est ce qui décourage de nombreux travailleurs d’Amazon à essayer de reproduire le succès JFK8 de New York. Se tourneront-ils plutôt vers la méthode plus frontale de Chicago ?

Les démocrates, la pandémie, Black Lives Matter, un climat propice…

La reprise du mouvement syndical s’inscrit parfaitement dans le climat actuel aux États Unis.
Tout d’abord, le COVID-19 a dégradé encore plus les conditions de travail : cadences augmentées, protection sanitaire insuffisante, absence de droit aux congés maladie… Les travailleurs ont pris conscience que leurs employeurs étaient prêts à les exploiter même face à des questions de vie ou de mort. Ils ont aussi, comme en France, découvert qui étaient les premiers de corvée sans qui le pays ne pouvait pas tourner. Beaucoup ont commencé à penser à se syndiquer dans un instinct de protection. C’est d’ailleurs comme cela que Christian Smalls, président et fondateur de l’ALU, en est venu au syndicat. Licencié suite à l’organisation de manifestations demandant des conditions de travail plus adaptées à la pandémie, il a réussi à faire évoluer l’injustice qu’il venait de subir en un mouvement de lutte collectif.

Le mouvement Black Lives Matter (2020) a également eu un impact important pour la syndicalisation. En effet, les travailleurs noirs sont surreprésentés dans les métiers précaires, chez Amazon, les salariés noirs sont ainsi majoritaires (85% à BHM1 par exemple), mais n’accèdent que très rarement aux postes de managers. Ce mouvement qui demandait plus de justice face au racisme dont sont victimes les Afro-Américains a également dénoncé les écarts de salaires entre blancs et noirs. Les travailleurs afro-américains savent que la justice doit aller de pair avec des salaires dignes et un certain bien-être économique. C’est assez naturellement que pour certains, les actions collectives débutées au sein du mouvement Black Lives Matter se sont poursuivies au sein d’un syndicat.

Enfin, John Logan, professeur d’études sociales à l’Université de San Francisco, analyse ces victoires syndicales comme la continuité des victoires électorales des démocrates et un virage à gauche de la société américaine. Il est certes peu surprenant que la seule victoire pour Amazon ait eu lieu à New York, État bien moins conservateur que l’Alabama où se situe Bessemer. Pour le reste, pour le moment, les actions des démocrates sont surtout des déclarations symboliques contre les pratiques antisyndicales des grands groupes.

Les travailleurs de Starbucks ont ainsi pu bénéficier du soutien de 75 élus (dont Alexandria Ocasio-Cortez), via une lettre, pleine de bons sentiments, adressée au directeur général de Starbucks de l’époque Kevin Johnson. Les travailleurs d’Amazon quant à eux ont été visités par Bernie Sanders et après leur victoire, félicités par la maison blanche à travers Jen Psaki, la porte-parole de Joe Biden. Celui-ci a également mis en place un groupe de travail afin de discuter de deux points importants : obliger les entreprises à tenir les négociations collectives avec les syndicats élus et résilier les contrats fédéraux avec les entreprises épinglées comme ayant une « activité antisyndicale illégale ». Typiquement, Amazon est concerné par les 2 sujets ! Pour l’occasion, le président flanqué de la vice-présidente Kamala Harris et du secrétaire du Travail Martin Walsh a reçu 39 représentants syndicaux, dont Christian Smalls pour Amazon et Laura Garza pour Starbucks.

Quand on sait que la fortune (120 millions $) de la présidente de la chambre des représentants Nancy Pelosi, est en grande partie composée d’actions GAFAM, on ne doute pas une seconde de son impartialité quand Amazon refusera de négocier avec ALU ou Apple avec Fruit Stand WU !

Quelques projets de loi ont tout de même été déposés :

  • une demande d’augmentation du budget du NLRB.
  • une loi sur la protection du droit d’organisation (Protecting the Right to Organize Act) dite PROA.
    Celle-ci vise à inscrire la représentation syndicale parmi les droits des travailleurs. Elle leur garantirait une protection, la liberté d’expression syndicale et interdirait les pressions et représailles des employeurs. Acceptée à la chambre des représentants en mars 2021, elle est actuellement toujours bloquée au sénat.

Bref, il semble plus sûr pour les salariés de compter sur leur propre organisation et moyens d’actions plutôt que d’attendre que le gouvernement démocrate agisse en leur faveur.

Conclusion

Faire rentrer les syndicats dans les boîtes est nécessaire certes, mais ce n’est pas un aboutissement en soi et probablement que ce ne sera pas suffisant pour obtenir satisfaction lors des renégociations (si elles arrivent !). Les salariés devront à n’en pas douter en arriver au mode d’action le plus à même de faire faire plier ces riches géants : la grève ! Et pour organiser une grève, ou toute autre action directe sur leur lieu de travail, les travailleurs sont forcément renforcés par le poids du syndicat. C’est bien pour cela que toutes ces grandes multinationales prennent des mesures antisyndicales si violentes dès le départ. Elles savent que la moindre victoire peut faire prendre conscience aux travailleurs de leur force, de leur capacité et inspirer d’autres collectifs. Elles savent qu’elles peuvent perdre gros face à la renaissance d’un puissant mouvement ouvrier aux États-Unis. Ce n’est pas être tourné vers le passé que d’espérer rebâtir une solidarité ouvrière, mais bien regarder vers l’avenir. Que les travailleurs prennent le slogan d’Amazon à la lettre : « Work hard. Have fun. Make history. » [8]

P.-S.

Sources

  • Jacobinmag : 2 articles d’Alex N. Press « The Starbucks Union Drive Is Spreading With Impressive Speed » du 02/05/22 et « A Stunning New Chapter Begins for Amazon Warehouse Workers » du 01/04/22.
  • The New York Times : Noam Scheiber « A Union Blitzed Starbucks. At Amazon, It’s a Slog. » du 12/05/22
  • site du syndicat ALU
  • Washington Post : Reed Albergotti « Some U.S. Apple Store employees are working to unionize, part of a growing worker backlash » du18/02/22
  • lavocedinewyork.com  : Nicola Corradi « A Staten Island i sindacati mancano il bis contro Amazon » du 02/05/22 et Emma Pistarino « Dopo 7 licenziamenti, gli Starbucks di New York provano ad unirsi in un sindacato » 10/02/22.
  • Collettiva.it : Stefano Iucci « Amazon, i sindacati entrano in azienda » 02/04/22
  • corrierecommunicazioni.it : Veronica Balocco « Amazon, Biden incontra il fondatore del primo sindacato aziendale » 06/05/22
  • L’express : « Le premier syndicat d’Amazon aux Etats-Unis échoue dans un deuxième entrepôt » du 03/ 05/22
  • Le monde diplomatique : Maxime Robin « Pourquoi les syndicats américains ont perdu face à Amazon » du 11/05/21
  • Le monde : « Amazon voit naître son premier syndicat aux États-Unis » du 01/04/22.

Notes

[1(organisme fédéral recueillant des données sur l’économie et le marché du travail aux USA

[2le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos est classé 3e fortune mondiale en 2022 par Forbes

[3présente dans 120 pays, avec 900 syndicats affiliés, elle représente 20 millions de travailleurs du secteur des services

[4en 2021, Fiat Chrysler a été condamné à une amende de 30 millions de $ pour avoir soudoyé des syndicalistes de United Auto Woerkers à hauteur de 3,5 millions de $ entre 2009 et 2016.

[5disponible ici

[6le dossier déposé au NLRB est consultable ici

[7AWS représente 34 % de parts du marché contre 11 % pour Microsoft, 8 % pour Google et 6%

[8Travaille dur. Amuse-toi. Fais l’histoire.

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