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CA 336 janvier 2024

Pays Basque Sud :
Large mobilisation
pour la grève féministe générale
du 30 novembre

dimanche 21 janvier 2024, par Courant Alternatif

La grève féministe du 30 novembre a eu un retentissement et un impact importants dans les quatre provinces du Pays Basque sud (1). Les revendications étaient essentiellement axées sur le soin (2) dans la société, avec une vision et des revendications concernant le travail dans ce secteur très féminisé, précaire et livré à la marchandisation.


Mais cette dynamique féministe enclenchée depuis au moins deux ans (et qui ne s’arrête pas à la journée de grève du 30 novembre) veut aller au-delà de la construction d’un rapport de force face au patronat et au gouvernement basque ; elle cherche aussi à tracer des perspectives anticapitalistes et antipatriarcales qui envisagent le soin de façon communautaire, universelle, gratuite, collective et coresponsable.

Une grève longuement préparée

La décision d’une grève n’a pas été prise à la légère, ce n’est pas la "lubie de quelques féministes en fin de soirée", comme le gouvernement basque s’est plu à le dire. Elle s’inscrit dans un processus initié en février 2022 par la plateforme " Denon Bizitzak Erdigunean " ("La centralité de la vie pour tous et toutes"). C’est alors qu’est venue l’impulsion pour une mobilisation en faveur d’un système de soin public-communautaire basque.
S’est engagé alors un long processus, avec pour temps fort le projet d’une grève générale annoncée le 8 mars 2023. Celle-ci s’inscrivant dans la filiation des grèves féministes de 2018 et 2019, de celles des retraité.es de 2020, des nombreuses grèves menées dans des secteurs féminisés. Sans oublier les initiatives de soins prodigués de façon communautaire et autonome pendant la pandémie du Covid (réseaux de soins, réseaux de voisinage, groupes de quartier, caisses de résistance...) partout où le système public de santé était défaillant et inefficient et qui ont démontré de grandes capacités d’auto-organisation, pourtant totalement ignorées par les institutions.
Depuis, les féministes et les organisations de la plate-forme ont réalisé un gros travail : rapports, conférences (3), réunions, propositions, création d’assemblées féministes dans les villages et quartiers des quatre provinces impulsant des comités de grève mixtes.
Les militant·es de la plate-forme étaient conscient.es que le choix de la grève était paradoxal, dans le domaine du soin. En effet, beaucoup de femmes ne pourraient pas la faire : certaines tenues de rester à la maison pour les enfants, les personnes âgées ; d’autres à cause de contrats trop précaires ; d’autres contraintes par le service minimum obligatoire ; d’autres sans droit de grève, étrangères sans papiers... La grève voulait justement mettre en évidence ces précarités, ces injustices sociales (Encart). Mais face à ces difficultés de se mettre en grève, il apparaît dorénavant indispensable d’inventer pour le futur des formes nouvelles de lutte.
Par ailleurs, l’appel avait été lancé pour que la grève soit utilisée autant sur les lieux de travail, dans le cadre salarial, que pour toutes les tâches de soin non rémunérées et rendues invisibles, majoritairement réalisées par les femmes, rôle auquel elles sont assignées par le patriarcat. D’autant que la sphère publique du soin et de la santé étant de plus en plus menacée, la réponse aux besoins fondamentaux de la vie est de plus en plus laissée à la sphère privée, ce qui veut dire, en système capitaliste et patriarcal, à la charge des femmes.
Le 30 novembre, des actions ont eu lieu dans plus de 100 municipalités et quartiers. Plus d’une vingtaine de manifestations se sont déroulées ce jour-là, dont quatre massives dans les capitales des quatre provinces (4).

Pour donner une visibilité active et créer des blocages, la grève a débuté avec des piquets devant des entreprises industrielles et des secteurs symboliques du soin (maisons de retraite, entreprises de travail à domicile, hôpitaux...).
Plus de 1500 comités se sont manifestés pour mettre en place ces piquets de grève. Les répercussions ont été importantes, notamment en Gipuzkoa, où la production d’entreprises diverses (Constructions électromécaniques, Arcelor Mittal, équipement automatisé, agro-alimentaire, mécanique de précision, composants électroniques...) a été totalement paralysée, ou bien dont l’activité a été fortement perturbée (automobile, logistique, transports privés). Il y a eu d’ailleurs quelques tensions avec les forces de l’ordre, des vérifications d’identité et deux personnes gardées à vue, mais relâchées assez vite. La grève a été très suivie dans les établissements d’enseignement public (70 à 75% de grévistes) entraînant des fermetures d’écoles ainsi qu’une paralysie quasi-totale des campus universitaires. De très nombreux médias se sont mis en grève ainsi que des salarié.es des transports publics, interrompus dès le matin ou fonctionnant au ralenti, provoquant des embouteillages importants.
Cependant, l’imposition du service minimum a eu un effet négatif évident sur les possibilités d’arrêter le travail dans les secteurs du soin, même si ceux-ci n’ont pas fonctionné de façon totalement normale ce jour-là. Dans le département public de la Santé de la Communauté autonome basque, Osakidetza, une fois de plus le droit à la grève a été refusé à des milliers de travailleur·ses.

Revendications et enjeux

La journée de revendications était soutenue par les syndicats basques majoritaires ELA et LAB, qui ont organisé et organisent toujours des arrêts de travail dans des secteurs féminisés comme le commerce, les aides à domicile, les cantines, le nettoyage... En 2023, 2/3 des grèves au Pays Basque sud ont eu des femmes pour protagonistes. Ont appelé aussi à la grève les syndicats Steilas, ESK, CNT et CGT ainsi que des associations de retraité.es et de familles de résident·es de maisons de retraite. Les hommes étaient également appelés à participer à cette grève générale (" Le soin – c’est aussi votre affaire !")
Le premier enjeu de la grève était d’exiger des droits pour celles qui sont employées dans le secteur fortement féminisé des soins à la personne, où les conditions de travail sont inacceptables. Outre les revendications portant sur les salaires et les pensions (5), sont réclamées la réduction du temps de travail, la création de postes avec une redistribution pour que les hommes les prennent aussi en charge, la fin de la privatisation et de la sous-traitance qui provoquent et maintiennent la précarité.
Un autre enjeu était de faire de cette grève un moyen de pression sur les institutions et les gouvernants basques pour aboutir à un accord pour un système de santé public à la hauteur des besoins. Elle permettait de dénoncer l’érosion du droit aux soins et leur commercialisation par le capital, "par les fonds vautours et les sociétés vampires, dans l’intérêt et pour le profit des bourgeoisies au détriment du soin des personnes". La responsabilité des partis au pouvoir, le parti nationaliste basque (PNV) et le parti socialiste, est pointée du doigt. D’autant qu’ils récupèrent le terme “soin” et le concept de "centralité de la vie” dans leurs discours et programmes électoraux alors qu’ils font du soin un business en vendant des services publics à des entreprises privées qui réalisent ainsi des millions de bénéfices. Dès le lendemain de la grève du 30 novembre, la plateforme “Denon Bizitzak Erdigunean” a exigé des responsables du gouvernement basque qu’ils organisent des réunions de travail et de débat sur le thème du soin afin d’aller plus loin dans l’accord social en cours d’élaboration pour un système de santé public.
Enfin, la grève était considérée aussi comme un moyen et un temps forts de politisation. L’objectif de la plateforme est de changer de modèle, de s’en prendre à la hiérarchie et à la division sexuelle et raciale du travail liées au système capitalisme et au patriarcat. D’où la nécessité que soin et santé soient considérés comme des activités socialement nécessaires, qui doivent être accessibles à tous et toutes, être mieux réparties entre femmes et hommes et être pensées, décidées et prises en charge collectivement.
La plateforme affirme que le soin est un droit collectif qui concerne et implique tout le monde. Elle constate qu’aujourd’hui le modèle est individualiste et atomisé et que se sont perdues en grande partie les relations communautaires qu’il faudrait retrouver.
Il ne s’agit pas que la communauté remplace ce que ne font pas les administrations. Mais certaines tâches incombent à chacun·e, et chacun·e en est coresponsable. Certes, les féministes de la plateforme sont conscientes que le communautaire n’est pas exempt de risques : relations de pouvoir, de domination, atteintes à l’autonomie, situations de dépendance.. et aussi et surtout, risque de renforcer une communauté féminisée autour du soin et donc l’enfermement des femmes dans un rôle auquel elles sont assignées depuis des siècles.

Le soin public-communautaire que la plateforme préconise exige un grand changement culturel, un bouleversement profond des conditions sociales et qui rompe avec l’existant. Déléguer le moins possible à d’autres le pouvoir sur sa vie, individuelle et collective, se réapproprier pour soi et pour les autres les capacités de soigner, s’organiser pour cela en créant et renforçant des réseaux d’échanges, de réciprocité, d’entraide, de protection, où chacun·e soit acteur·rice et ait la parole pour décider. ... La culture du soin ne peut qu’être travaillée transversalement et globalement, en impulsant conscience et politisation, car elle touche à tous les domaines : la famille ; les rapports jeunes/personnes âgées, enfants/adultes ; les rôles sociaux masculins et féminins ; les inégalités sociales face au logement, à l’éducation.. ; le travail et la division des tâches ; la production d’une nourriture de qualité accessible à tous·tes ; la fin des productions inutiles, dangereuses et sans utilité sociale ; une attention portée à l’environnement, etc... Bref, la remise en cause totale du patriarcat et du capitalisme.


Les femmes jouent un rôle primordial dans le secteur des soins. Rôle dévalorisé, et accompli dans des situations souvent précaires et mal rémunérées

61% des heures travaillées au Pays Basque sud sont destinées aux tâches du soin, qu’elles soient ou non rémunérées. Bien qu’il s’agisse d’un travail essentiel, sa répartition n’est pas équitable, il est pris en charge quasi intégralement (à plus de 80%) par des femmes. Nombreuses sont des femmes étrangères (98%) qui travaillent dans les services tels qu’aides à domicile, auxiliaires de vie, travailleuses domestiques... ; beaucoup sont en situation irrégulière, menacées d’expulsion du pays, et précisément pour ce motif, subissent plus encore que d’autres contrats précaires, horaires excessifs, absence de vacances et de repos, salaires de misère.

Kris, le 3 décembre

Notes
1- Pas de grève au Pays Basque nord, où les mouvements féministes restent faibles, mais des cars sont partis de Bayonne pour rejoindre les grévistes à Saint Sébastien
2- Le système de soins au sens large (cuidados, qu’on pourrait traduire par care ou "soin et lien"
3- La cinquième conférence féministe de 2019 a rassemblé plus de 3 000 femmes près de Bilbao
4- Bilbao, Saint-Sébastien, Pampelune et Vitoria.
5- Il s’agit aussi de dénoncer la différence de salaire et de pension entre les femmes et les hommes. 47% des femmes retraitées touchent une pension inférieure à 1000 euros, et 66,7% des retraité.es qui touchent moins que le salaire minimum sont des femmes.

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