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CA 336 janvier 2024

Crise politique au Sénégal :
une accalmie provisoire
mais aucune sortie en vue.

mercredi 24 janvier 2024, par Courant Alternatif

En juin 2023, notamment, le Sénégal a été le théâtre d’affrontements entre les partisans du leader de l’opposition, Ousmane Sonko et les forces au service du chef de l’Etat Macky Sall, à savoir la police, la gendarmerie, voire des « nervis » recrutés comme supplétifs pour faire face à une situation d’émeutes (cf C.A. d’octobre dernier). Depuis la situation a connu une certaine accalmie alors qu’on aurait pu croire à une nouvelle vague de violence après l’emprisonnement d’Ousmane Sonko et d’un grand nombre de ses partisans. Néanmoins, avec l’échéance électorale de février prochain, les mêmes facteurs de crise demeurent, tant sur le plan de la politique politicienne que sur le plan social.


Un bref retour sur le bras de fer entre le gouvernement et l'opposition

En mars 2021, suite à la convocation d’Ousmane Sonko devant le tribunal de Dakar pour répondre d’accusations de viol et de menaces de mort, le Sénégal s’était embrasé pendant plusieurs jours. Cette affaire imputée à un opposant est survenue alors que deux précédents challengers de Macky Sall ont été condamnés à des peines de prison les rendant inéligibles : en 2015, Karim Wade le fils du précédent président et en 2018, Khalifa Sall, membre dissident du parti socialiste qui était alors maire de Dakar. Une nouvelle vague de violences a eu lieu au début du mois de juin 2023 : au vu de la faiblesse du dossier, le tribunal avait renoncé à poursuivre Sonko pour viol et menaces de mort, mais l’avait quand même condamné pour « corruption de la jeunesse » à deux ans de prison ce qui était suffisant pour le disqualifier de la course à la présidence. Au total, environ une cinquantaine de personnes sont décédées dans ces événements, du fait de l’action des forces de l’ordre (ou de milices jouant le rôle de supplétifs). A ce jour, malgré les plaintes déposées par les familles des victimes, il n’y a pas eu d’enquêtes menées pour déterminer les responsabilités de ces décès.

L'emprisonnement de Sonko et l'illégalisation du principal parti d'opposition

Après avoir été assigné à résidence de fait pendant 55 jours à son domicile, le régime a fini par incarcérer Sonko le 30 juillet sous différents motifs : appel à l’insurrection, association de malfaiteurs, atteinte à la sûreté de l’Etat, complot contre l’autorité de l’Etat, actes et manœuvres à compromettre la sécurité publique, association de malfaiteurs en liaison avec une entreprise terroriste. Dans la foulée, son parti, le PASTEF a été dissous. Avant même cette période dans les mois précédents de nombreux militants, y compris des élus ont été jetés en prison. Sonko a mené après son arrestation une grève de la faim jusqu’au 2 septembre. Il a repris ensuite cette grève pour suivre le mouvement déclenché le 10 octobre par des femmes détenues au Camp pénal.
Dans les semaines qui ont suivi, les arrestations se sont poursuivies. Une Française, Coline Fay qui participait à un rassemblement de soutien à Sonko le 17 novembre a même été interpelée et inculpée d’ « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, acte de nature à compromettre la sécurité de l’Etat, complicité d’action contre l’autorité de l’Etat ». Incarcérée à la prison des femmes (Camp pénal), elle a mené une grève de la faim pour protester contre son arrestation et sa détention.

Au-delà de la répression policière et judiciaire, la stratégie de représailles voulue par le régime de Macky

Au delà de la répression directe qui a décimé les rangs du PASTEF et qui a visé aussi d’autres cibles (journalistes, membres de la « société civile » durant l’année 2023), il apparaît que le gouvernement se livre à une stratégie de représailles visant des groupes ou des secteurs de la société considérés comme ayant participé aux protestations dirigées contre le régime. Sur le plan géographique, la ville de Ziguinchor qui a élu Sonko comme maire se retrouve depuis les événements relativement coupée du reste du pays : l’aéroport est en travaux tandis que les rotations par bateau qui reliaient Ziguinchor et la Casamance à Dakar sont suspendues pour des « raisons de sécurité ». Un autre exemple symptomatique est l’Université de Dakar qui est fermée aux étudiants depuis le 1er juin. Les étudiants sont censés suivre un enseignement à distance qui ne fonctionne pas en réalité. Le régime actuel préfère avoir une « année blanche » à l’Université de Dakar plutôt que de prendre le risque qu’elle ne devienne un foyer de contestation dans un contexte électoral qu’il sait à haut risque. Cela montre bien encore le niveau de cynisme du pouvoir dès lors qu’il s’agit de mettre en balance l’avenir du pays et sa propre perpétuation. Macky Sall se targue d’avoir mis le Sénégal sur les rails de l’ « émergence » mais il est prêt à sacrifier l’économie d’une région entière ou les possibilités d’étude d’une nouvelle génération de bacheliers.

Après la guérilla urbaine, la guéguerre sur le terrain politico-judiciaire

La stratégie d’Ousmane Sonko qui a consisté à s’appuyer sur la mobilisation populaire en sa faveur, notamment des jeunes, a montré aussi ses limites. Depuis la dernière crise de juin et l’incarcération de Sonko fin juillet, le pouvoir semble avoir réussi à reprendre la main. C’est sans doute parce que le PASTEF face à la répression qui s’est abattue n’a sans doute pas un enracinement assez profond dans le pays. C’est aussi parce que le combat s’est déplacé sur un autre terrain, celui de la justice. L’enjeu est celui de la présence de Sonko à la présidentielle. La Direction générale des élections (DGE), suite à la condamnation de Sonko à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse », l’a radié du fichier électoral. Or, le 18 octobre, un juge de Ziguinchor a ordonné qu’on réintègre Sonko dans le fichier au motif que cette condamnation ne lui a pas été légalement notifiée, ce qui le rendrait de nouveau éligible. La DGE a néanmoins continué a refuser de s’exécuter. Ensuite, c’est la Commission électorale nationale autonome (CENA) qui s’est prononcé aussi dans le sens de cette réintégration. Aussitôt, le chef de l’Etat a limogé les membres de la CENA dont le mandat était officiellement terminé depuis plusieurs années. Plus tard, la Cour suprême et la Cour de justice de la CEDEAO ont eu à se prononcer, dans un sens plutôt négatif par rapport aux requêtes des avocats de Sonko. Mais dernier rebondissement de ce feuilleton judiciaire, le 15 décembre, un tribunal de Dakar a de nouveau ordonné la réintégration de Sonko dans le fichier. Mais de leur côté, les avocats du gouvernement, vont faire appel, de telle sorte que l’on se rapproche le plus possible de la date finale du dépôt des candidatures le 26 décembre, ce qui rendra de plus en plus improbable une candidature Sonko malgré les décisions de justice qui lui ont été favorables. De fait, le gouvernement de Macky Sall montre le peu de cas qu’il fait des décisions de justice dès lors qu’elle risquent de permettre à Sonko d’être présent aux élections de février

Les tentatives de verrouillage du scrutin du côté du candidat du pouvoir...

Pour « tuer le match » pour les élections à venir, le régime actuel semble avoir choisi d’instrumentaliser un dispositif censé filtrer les candidatures. Il s’agit du système des parrainages : pour pouvoir être candidat, il faut disposer de la signature d’un certain nombre de membres du corps électoral (en gros 60 000 signatures soit 0,6% du corps électoral) ou alors d’un certain nombre de signatures de députés (13) ou d’élus locaux (120). Or le parti au pouvoir annonce des chiffres de recueil de parrainages d’un niveau exorbitant : le journal gouvernemental, le Soleil écrivait début décembre que la candidature d’Amadou Ba, le premier ministre actuel désigné comme le « dauphin » de Macky Sall, avait enregistré jusqu’à 3 700 000 parrainages soit la moitié du corps électoral. Que ce chiffre soit gonflé ou non, cela indique clairement la stratégie du pouvoir : faire en sorte que le « vivier » des parrainages soit asséché par le rouleau compresseur du parti présidentiel, sans parler des candidatures « bidons » d’affairistes prêts à se désister pour la candidature du pouvoir contre espèces sonnantes et trébuchantes et/ou divers avantages. S’ajoute à cela, les obstacles mis aux autres candidatures de l’opposition qui sont empêchés de circuler dans certaines régions lorsqu’ils sont à la recherche de parrainages, sous prétexte de risque de troubles à l’ordre public.

… et de résistance du côté de l'opposition

Du côté du PASTEF, le parti qui avait le candidat ayant toutes ses chances d’être présent au second tour et d’emporter les élections, il y a une autre candidature qui se dessine, celle de Bassirou Diomaye Faye, le numéro 2 de facto du parti qui est lui aussi emprisonné pour divers délits dont outrage à magistrat mais qui n’est pas (encore ?) radié des listes électorales. Mais de toute façon, tout indique que le régime a choisi d’écarter a priori toute candidature qui émanerait de ce parti qui est devenu la bête noire du régime.

Migrants quittant le pays pour les Canaries

Le fractionnement du camp présidentiel

Mais dans le camp du pouvoir, même s’il semble avoir réussi à mater ses adversaires de l’opposition par la répression, c’est aussi l’incertitude. D’abord parce que Macky Sall a « usé » de plus en plus de figures de son propre camp qui se retrouvent aujourd’hui dans l’opposition (notamment l’ancienne première ministre qui a dirigé la campagne du parti présidentiel aux législatives en 2022) ou encore qui présentent des candidatures dissidentes contre Amadou Ba (Aly Gouye Ndiaye ancien ministre de l’Intérieur et Bounne Abdallah ancien premier ministre). Ensuite, parce qu’au sein même du parti présidentiel qu’il est censé incarner, Amadou Ba est jugé peu crédible et a été la cible de critiques au sein de l’Alliance pour la République (APR) dont on se demande si elles ne sont pas téléguidées par le chef de l’Etat lui-même. La perspective d’un report des élections est parfois évoquée ce qui permettrait à Macky Sall de rester au pouvoir en revenant ainsi sur sa promesse faite sous la pression des évènements, il y a quelques mois, de quitter le pouvoir et de ne plus se présenter pour un troisième mandat. Dans le même registre, la question de l’intervention de l’armée dans cette crise de régime ne relève pas de la pure politique-fiction : lors du Forum international sur la Paix et la sécurité qui a eu lieu fin novembre, un général sénégalais a émis l’idée de soumettre les politiciens à « un mandat unique de sept ou huit ans » pour éviter les crises électorales qui secouent régulièrement les pays africains...

Le soutien maintenu de la France à un régime qui demeure un de ses derniers points d'appui après la vague de coups d'Etat dans les pays voisins

Cependant, la position du gouvernement français demeure totalement en faveur du régime actuel. Le Sénégal de Macky Sall demeure avec la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara, le principal point d’appui de la stratégie qui consiste à maintenir contre vents et marées une Françafrique qui se disloque de plus en plus avec le départ des militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Le 13 novembre, Macron s’est permis d’intervenir en faveur de Macky Sall pour le bombarder à la tête d’un comité Théodule pro-impérialiste : le Paris Pact for Peace and Climat (4P) au cas où il serait au chômage en quittant le pouvoir. En décembre, Amadou Ba, pour conforter son image de marque de présidentiable a pu s’afficher aux côtés d’Elisabeth Borne lors d’un séminaire intergouvernemental franco-sénégalais. En cas de crise ouverte, le soutien de l’Etat français serait acquis au régime, qui sait que Macron est prêt à tout pour ne pas perdre une nouvelle fois la face dans un pays africain, de surcroît s’agissant de la vitrine démocratique de la Françafrique, même si de nombreux faits symptomatiques de la dérive dictatoriale du régime ternissent de plus en plus cette image de marque.
En tout état de cause, cette campagne électorale qui se focalise sur des questions judiciaires liée à la volonté du pouvoir d’écarter a priori certains candidats, fait encore plus l’impasse sur les enjeux de société que s’il s’était agi d’une élection ouverte et non controversée.

Conclusion : l'impasse politique aggrave la crise sociale

Le discours du régime de Macky Sall est celui du « Sénégal émergent ». Il se targue de résultats économiques d’un niveau inégalé dans l’histoire du pays, avec un taux de croissance économique de l’ordre de 6 à 7%, qui pourrait encore augmenter avec le début de l’exploitation du gaz et du pétrole dès l’année prochaine. La justification de son pouvoir se fonde sur la stabilité politique qui permettrait cette croissance, soutenue par le biais d’un investissement public en infrastructures (routes, autoroutes, réseaux d’approvisionnement en électricité, en eau, etc.). Mais cette croissance reste limitée à certains secteurs (notamment l’immobilier urbain ou l’agro-business qui permettent des gains spéculatifs) et ne profite finalement qu’à une minorité de Sénégalais, voire des affairistes étrangers comme le fameux Frank Timis qui après avoir défrayé la chronique pour avoir obtenu des concessions pétrolières par l’entremise de Aliou Sall, du frère du président, revient dans l’actualité en acquérant 20 000 hectares de terres qui seront consacrées à la culture de luzerne destinée à l’exportation...
A l’inverse, des secteurs traditionnels de l’économie sénégalaise, comme l’arachide et les huileries ou encore la pêche sont sinistrés, dans un contexte où la mondialisation accrue et le bradage des intérêts du pays au profit de calculs à court terme ont empêché la construction de filières économiquement et écologiquement durables.

Le Zuiderdam, l’un plus grands des navires de croisière, accueilli au port de Dakar

Ces derniers mois, avant même les échéances électorales, bon nombre de Sénégalais ont voté avec leur pieds en quittant leur pays dans des pirogues. Des milliers ont réussi à atteindre les Canaries où les attend ensuite un parcours du combattant pour trouver une situation en Europe, sans oublier les centaines qui ont disparu en mer. La crise de la pêche qui fait qu’il est plus intéressant pour le patron d’une pirogue de convoyer des migrants que d’aller jeter ses filets pour des prises de plus en plus maigres peuvent expliquer l’augmentation de ces départs mais c’est surtout l’absence de perspectives pour une population paupérisée qui explique cela. Les autorités face au phénomène continuent de développer un discours de culpabilisation des migrants sans parler de la répression pure et simple : des centaines de pêcheurs accusés de convoyer des migrants sont actuellement incarcérés. Dans le même temps, les autorités du port de Dakar ont accueilli en grande pompe le Zuiderdam, l’un plus grands des navires de croisière (et un des plus polluants !) qui peut transporter près de deux mille touristes avec plus de huit cents hommes d’équipage. Criminaliser les pauvres qui essaient de trouver un avenir ailleurs que dans leur propre pays et dérouler le tapis rouge aux étrangers au porte-feuille bien rempli voilà qui résume plutôt bien la ligne pro-impérialiste fidèlement suivie par l’Etat sénégalais actuel.

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