CA 336 janvier 2024
jeudi 25 janvier 2024, par
Sous couvert d’humanisme et d’investissements pour des jours meilleurs, la course à la reconstruction de l’Ukraine est un hymne à la guerre qui illustre à merveille le fondement même du capitaliste : détruire le monde pour mieux l’exploiter… Jusqu’à ce qu’il se détruise lui-même ? N’attendons pas ce miracle et faisons nous-même le taf. Socialisme ou barbarie !
Si la guerre actuelle en Ukraine débute officiellement le 24 février 2022, elle n’est que le prolongement du conflit armé avec les séparatistes du Donbass soutenus par la Russie, suite à l’annexion de la Crimée par Moscou en 2014. Le président ukrainien pro-russe Viktor Ianoukovytch fut alors immédiatement renversé par le mouvement Euromaïdan et c’est un pro-occidental, Petro Porochenko, qui lui succède (1).
En huit années le conflit a fait plus de 10.000 morts, un million de déplacés et des destructions considérables. Les « reconstructeurs » portent depuis le début un regard concupiscent sur les ruines ! Mais Porochenko n’est pas celui qui leur faut. Sa politique d’austérité brutale et sa réputation d’homme corrompu le rend trop impopulaire pour faire accepter, par-dessus le marché, les mesures nécessaires à la mutation de simples regards intéressés en investissements sonnants et trébuchants. Il est battu en 2019 par le clown cathodique Volodymyr Zelensky (2)
Ultra populaire, c’est l’homme de la situation. Les « reconstructeurs » peuvent partir à l’assaut. A peine Zelensky élu, le gouvernement ukrainien tente d’accéder aux demandes du patronat local et des entreprises multinationales d’entreprendre une réforme ultra libérale du code du travail en dénonçant la moitié des conventions que l’OIT avait ratifiées dans les années qui avaient suivies la déclaration d’indépendance de l’Ukraine en 1991. Mais les salariés du pays, appuyés par une certaine solidarité syndicale internationale de la part des organisations réformistes, font provisoirement reculer le gouvernement.
Il faudra attendre 2022 pour que, la guerre civile devenant une guerre tout court avec l’entrée de l’armée russe dans le Donbass, les conditions soient remplie pour enfin s’attaquer à la réforme des législations concernant les modalités de l’exploitation des travailleurs.
Dès le début de la guerre, économie de guerre et loi martiale oblige, des pans entiers du droit du travail ont été suspendus et de nouvelles réglementations sont décrétées (3).
Parmi ces dernières le fameux contrat « zéro heures », largement utilisé au Royaume-Uni, chez Mac Donald par exemple, ne garantit au salarié aucun nombre minimum d’heures rémunérées mais l’oblige à se rendre disponible à n’importe quel moment. Citons aussi l’exclusion, votée par le parlement ukrainien, de la couverture des accords collectifs de 70% des salariés ukrainiens : les entreprises de moins de 250 employés pourront dès lors négocier directement la structure des salaires, les heures de travail et les conditions ou modalités de résiliation des contrats.
Comme toujours « économie de guerre » signifie moins un état d’exception temporaire en attendant la « paix » que restructuration de l’économie sous l’égide de la puissance politique et des multinationales destinée à durer au-delà de la fin de la guerre et à faire disparaître les aspects archaïques du développement capitaliste.
On ne saurait mieux résumer ce projet qu’Alexander Rodnyansky, le conseiller économique du président, qui déclarait quelques mois plus tard dans Le Guardian : « l’Ukraine doit devenir attractive par un vaste programme de privatisations et une remise à plat du droit du travail ».
Le chantier de reconstruction est alors évalué à 350 milliards de dollars. Mais comme ce qui détermine une telle évaluation ce ne sont pas tant les besoins exprimés par les populations que ceux qui sont espérés par l’économie mondialisée, ils ont été majorés à 500 puis 600 milliards et enfin 750 selon le premier ministre ukrainien à la veille de la conférence de Lugano !
Ne reste plus qu’à se servir.
A peine 5 mois après le début de la guerre l’Ukraine et la Suisse organisent conjointement une conférence à Lugano le 4 juillet 2022. Des chefs de gouvernement, des ministres représentant plus ou moins une cinquantaine de pays, une vingtaine d’organisations internationales rencontrent 350 acteurs majeurs du secteur privé et de la société civile, pour reconstruire (« en mieux » prétendent-ils) l’Ukraine : la puissance publique ouvre enfin la porte au secteur privé ! Mais pour habiller de fête ce mariage de raison somme toute banal, l’un comme l’autre utilisent l’image déformée de ce que fut le plan Marshall (4) mis en place après la seconde guerre mondiale pour « reconstruire l’Europe » et dont les « esprits progressistes » se plaisent à évoquer les conquêtes sociales qui en seraient la conséquence. Ce n’est là qu’une fiction pour faire passer la pilule. En effet, si conquêtes sociales (création des comités d’entreprise, reconnaissance des syndicats et du droit de grève, fondation de la sécurité sociale) furent concédées par le patronat, ce fut à la suite du compromis historique passé entre gaullistes et communistes sur la base du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) avec l’appui de la CFTC et de la CGT, par les gouvernements provisoires du Général De Gaulle de novembre 1944 à janvier 1946, puis de Felix Gouin et de Georges Bidault jusqu’en novembre 1947. A partir de cette date le compromis n’existe plus, les communistes ne sont plus dans les gouvernements de Blum et de Ramadier.
Or le plan Marshall, lui, ne débute qu’en 1948 lorsque la classe ouvrière se refuse à accepter les mesures d’austérité mises en œuvre pour réorganiser l’économie française : grèves insurrectionnelles de l’automne 1947 dans de nombreux secteurs, des mineurs en 1948, chez Renault, émeutes de la faim, etc.
Par conséquent, s’il peut y avoir une ressemblance avec le plan Marshall ce n’est pas avec l’image progressiste que les politiciens veulent lui donner mais à la réalité de ce qu’il fut, une machine à vaincre le mouvement ouvrier (hélas représenté alors par le parti communiste) et à ouvrir l’Europe à l’économie américaine via Coca Cola, Marlboro et John Deere.
Les nombreux documents qui circulaient à la conférence de Lugano ne trompent pas : ils évoquaient tous la nécessité d’une remise à niveau (appelé flexibilisation) du droit du travail pour vaincre les résistances syndicales vers un « marché du travail moderne » et réduire le nombre de semaines de préavis à un licenciement.
Quelques moins plus tard, en décembre, alors que 40 millions d’euros viennent d’être débloquées par le groupe suisse Nestlé pour une nouvelle usine, et 200 millions par le groupe irlandais du BTP Kingspan, le directeur de « Ukraine Invest » annonce, lors d’une conférence franco ukrainienne tenue à Paris, de nouvelles promesses d’investissements d’entreprises américaines et allemandes sur le sol ukrainien.
L’année suivante, les 14 et 15 novembre 2023 se tient à Varsovie le forum « Rebuilt Ukraine » permettant à quelques 300 entreprises venues d’une cinquantaine de pays de rencontrer des maires de villes ukrainiennes accompagnés de financiers divers et variés. Une opération pilotée par l’agence gouvernementale « Ukrain Invest » chargée d’attirer les investisseurs pour reconstruire des villes parfois entièrement détruites comme Bakhmout. Il ne s’agissait plus alors pour les puissances financières mondialisées que de faire leur marché en reniflant les meilleures affaires proposées : Un lycée par-ci, un centre aquatique par-là, bref remettre sur pied ou inventer « tout lieu où commence un avenir heureux ».
Au même moment alors que la guerre faisait rage dans les zones presque entièrement détruites et qu’aucun indice ne laissait prévoir une fin plus ou moins proche on pouvait s’inquiéter du risque que prenaient ces investisseurs par solidarité avec le peuple ukrainien. Rassurez-vous, le « vrai risque est que vous ratiez des opportunités en Ukraine » affirma le directeur d’Ukrain Invest. Le PDG de BlackRock, la première puissance financière au monde, Larry Fink, avait confirmé : « Ceux qui croient vraiment à un système capitaliste inonderont l’Ukraine avec du capital […]. si l’on veut reconstruire l’Ukraine, cela peut devenir un phare pour le reste du monde de la puissance du capitalisme ».
Les entreprises françaises se positionnent elles aussi, d’autant qu’elles étaient avant la guerre le premier employeur étranger du pays avec 30000 salariés ukrainiens (Eiffage, Airbus, Alstom, Dassault, Thalès, Renault, Saint-Gobain, TotalEnergies, Engie, Servier ou Sanofi).
Le premier bénéficiaire français de la guerre en Ukraine est sans conteste TotalEnergie. Grâce à la guerre les entreprises gazières (5) sont passées d’un discours « transition énergétique » à un discours « sécurité énergétique », poussant les gouvernements à investir dans les importations de gaz fossiles et le développement des infrastructures gazière (huit terminaux pour le gaz liquéfié sont en construction, et 38 autres ont été proposés) a révélé une enquête de Greenpeace. Tant et si bien que les objectifs climatiques et la transition énergétique resteront des slogans de propagande (pour autant qu’ils aient été autres).
Deux autres secteurs de l’économie française tentent avec succès de se faire une place au soleil dans la « reconstruction » de l’Ukraine : une conférence au ministère français de l’économie conclue en décembre 2022 trois accords impliquant la livraison d’infrastructures de semence et d’engrais pour l’Ukraine. Quant à la première délégation d’entreprises française à se rendre en Ukraine (24 février 2022) elle concernait des sociétés de… cybersécurité.
« Ne mords pas la main qui te nourrit » affirme un sage proverbe que les puissances capitalistes ont fait leur. Faire son marché en Ukraine pour la reconstruction implique quand même de ne pas tarir l’approvisionnement du marché à savoir l’agression russe. Pour la forme ils crient haut et fort que la Russie est l’ennemi, ils applaudissent des deux mains à la mise au ban du nouveau tsar et au boycott de l’empire de l’ours, mais dans la réalité c’est une tout autre histoire. La question à leurs yeux est de savoir comment reconstruire l’Ukraine tout en soutenant l’économie russe et en contournant l’embargo. Ils y sont parvenu. 10% seulement des entreprises européennes ont engagé un retrait de leurs filiales russes. Parmi les françaises, certaines comme Bonduelle, Auchan (avec des produits destinés à l’armée) et Leroy-Merlin sont même accusée par Kiev d’avoir profité de la situation pour s’y développer ! Selon l’observatoire des multinationales TotalEnergie (encore elle) dont la stratégie gazière repose sur la Russie, s’est livré à une manipulation financière consistant à déprécier la valeur de ses actifs russes et faire passer ses bénéfices escomptés pour 2023 sur les comptes de 2022 de façon à réduire le montant annuel de ses profits. Signalons pour terminer l’article, Accor, Blablacar, Engie, Sanofi, Veolia ou Vinci qui ne sont pas en reste pour contribuer à l’effort de guerre russe.
Bref, faire des affaires c’est des deux côtés de la ligne de front. Et on ne sait jamais, ces entreprises pourraient être un jour sollicitées pour « reconstruire » la Russie. Autant y être déjà bien placé.
Vive la guerre !
JPD
1. Concernant les années précédentes, de 2000 à 2005 lire dans CA http://oclibertaire.lautre.net/spip...)
2. lire « Ukraine entre génocide et nazification », in Courant alternatif http://oclibertaire.lautre.net/spip...).
3. (voir http://oclibertaire.lautre.net/spip...).
(4) A Berlin, en octobre 2022, les représentant du G7 et de la commission européenne parlent d’un « nouveau plan Marshall » pour le rétablissement, la reconstruction et la modernisation de l’Ukraine.
(5) Les 5 plus grandes compagnies pétrolières et gazières du monde ont réalisé 192 milliards d’euros de bénéfice record en 2022 dont la moitié ont été reversés aux actionnaires.