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CA 339 avril 2024

Révolte et grève des sans-papiers
dans les communautés Emmaüs du Nord

lundi 8 avril 2024, par Courant Alternatif

Nous en sommes à plus de 250 jours de grève ! Des sans-papiers travaillant dans une communauté Emmaüs à Saint-André-lez-Lille (Nord) s’organisent contre leur condition de travail et de vie abjectes. Ils sont exploités par leur direction, à travailler 5 jours par semaine, 8 heures par jour avec seulement 2 semaines de congés par an pour seulement 150 euros par mois après le paiement de redevances pour leur logement et leur colis alimentaire. Pendant ce temps, le chiffre d’affaire de la Halte-Saint-Jean (nom de la communauté) augmente fortement, avec plus de 30 000 euros mensuels en 2022. On le voit, le travail dissimulé de sans-papiers pratiqué par cette structure « humanitaire » n’a rien à envier aux pires conditions du capitalisme. L’interview ci-dessous donne la parole à un soutien de cette lutte qui suit le mouvement depuis le début. On retrouve d’autres informations et récits contre les pratiques d’Emmaüs envers les sans-papiers sur le site Streetpress.


1) Peux-tu rappeler les causes du mouvement de grève à la Halte Saint-Jean de Saint-André-Lez-Lille ? On parle de travail dissimulé et de traite d’être humain, peux-tu préciser ?  
La grève des compagnons de la Halte Saint Jean a été lancée le 1er juillet 2023, quelques jours après la perquisition de la communauté par la gendarmerie, dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par le procureur de Lille pour traite des êtres humains et travail dissimulé.
Plusieurs mois plus tôt, six compagnons avaient porté plainte contre leur responsable pour dénoncer des conditions de vie et de travail indignes, des humiliations racistes et de fausses promesses de régularisation au moment du recrutement. Les 21 compagnons sans-papiers de la Halte travaillaient depuis parfois plus de six ans à raison de 40 heures par semaine pour une rémunération d’environ 150 euros après le paiement d’une redevance pour leur hébergement. En février, ils avaient découvert lors d’une réunion avec la directrice qu’ils n’étaient en réalité pas compagnons mais simples bénévoles et qu’ils n’étaient pas déclarés à l’Urssaf.

2) Dans les faits, ça fonctionne comment une communauté Emmaüs ? Quels sont les statuts des travailleurs ? Pourquoi des sans-papiers font le choix de devenir compagnons ?

Il existe 123 communautés Emmaüs en France. L’accueil se veut inconditionnel et les compagnons sont nourris et hébergés en échange d’une participation à l’activité solidaire de la communauté (réception et tri des dons, entretien, réparation, vente…). Aucun lien de subordination n’est censé exister entre les salariés, les bénévoles et les compagnons. Ces derniers bénéficient d’un ensemble de droits inscrits dans un décret conclu en 2008 et appelé OACAS - Organismes d’Accueil Communautaire et d’Activité Solidaire. Il leur garantit une protection sociale, une cotisation à l’Urssaf et à la retraite, une allocation de 350 euros. Depuis la loi asile immigration de 2018, les compagnons peuvent prétendre à un titre de séjour s’ils justifient de trois ans de travail en communauté Emmaüs et de sérieuses perspectives d’intégration.
Ces dernières années, les personnes sans-papiers, souvent exclues du droit commun et parfois menacées d’expulsion par les préfectures, trouvent refuge dans ces communautés. Le statut OACAS est souvent leur dernier recours pour obtenir un hébergement stable et une régularisation. Ils représentent aujourd’hui plus de 70% des compagnons en France.
En réalité les droits des compagnons semblent rarement respectés. Dans de nombreuses communautés, le travail est imposé aux compagnons qui n’ont pas le choix d’obéir aux injonctions par peur d’être remis à la rue ou de voir leur demande de régularisation retardée. Le lien de subordination réside dans cette toute puissance laissée aux responsables. Aucun texte ne vient réglementer par exemple les expulsions de communautés. Certains responsables tolèrent les arrêts de travail, d’autres les déchirent. 


3) Combien de jours va durer la grève à Saint-André ? Comment se structure-t-elle ? Quels sont les soutiens ?

La grève est toujours en cours à Nieppe, Grande-synthe et Saint-André-Lez-Lille. Ils reconduisent aujourd’hui leur 258eme jour de grève à Saint-André ! Du lundi au samedi, de 6h à 18h, ils installent leur piquet de grève devant la communauté avec des banderoles, des tables, des barnums et du café. Depuis juillet dernier, ils multiplient les rassemblements et les manifestations à Saint-André, Lille ou encore Paris. Ils demandent à être reconnus comme des travailleurs et à être régularisés au titre du préjudice subi. Chaque soir, les grévistes se rassemblent en assemblée générale et prennent les décisions qui concernent leur lutte, et votent sa reconduction. 
La grève est soutenue depuis le début par la CGT et le Comite des sans-papiers 59. D’autres soutiens autonomes ou non, viennent régulièrement sur les piquets comme par exemple le syndicat étudiant FSE, la France insoumise, la jeunesse communiste. Mais le manque de soutiens dans cette lutte a été criant. Les grévistes ont souvent dû compter sur eux-seuls que ce soit sur les piquets, dans les actions, dans le financement de leur lutte, dans le suivi de leurs démarches juridiques. Cette limite est sans doute révélatrice de conflits idéologiques qui résident dans les structures syndicales ou associatives autour des luttes de travailleurs sans-papiers. Elle montre aussi le soutien et l’impunité dont bénéficie Emmaüs par son histoire et ses actions de solidarité, édulcorant ainsi systématiquement les violences capitalistes reproduites dans ses communautés.

4) C’est un mouvement qui dure depuis des mois avec des hauts et des bas dans la mobilisation, c’est normal. Quelles sont les grandes étapes de la lutte selon toi ?

Fin juin, quelques jours après la perquisition de la gendarmerie, l’ensemble des compagnons sont convoqués et intimidés par Pierre Duponchel le président de la Halte-Saint-Jean. Il refuse d’entendre leurs revendications et organise même un rassemblement de soutien à la directrice, devant les compagnons en activité. C’est la provocation de trop et la grève est lancée.
Fin juillet, la directrice est toujours en poste malgré la grève. Elle continue de faire sortir des dons pour les revendre. Le 28 juillet, les grévistes demandent à vérifier son véhicule, ce qu’elle refuse. La directrice est alors empêchée de sortir pendant plus de trois heures. La police intervient pour tenter une médiation, sans succès. A minuit, la directrice est contrainte de sortir de la communauté à pied, sous escorte policière et sous les huées des grévistes. Elle ne remettra plus jamais les pieds à la Halte Saint Jean.
Le 23 novembre, une quarantaine de flics interviennent au petit matin dans la Halte Saint Jean et confisquent le matériel de grève. Les compagnons ont résisté collectivement et plusieurs ont été victimes de violences policières. Cet acte de résistance collective et spontanée a donné un nouveau tournant à leur lutte. Le slogan « la lutte jusqu’à la victoire » prenait tout son sens. Ils ne pouvaient plus reculer désormais. 
Le 1er février 2024, Emmaüs France organisait à Paris une marche pour commémorer les 70 ans de l’appel de l’Abbé Pierre. Les grévistes du Nord se sont invités à cette marche pacifique et ont interpellé directement le président et le délégué général de Emmaüs France, devant une foule médusée : « Emmaüs y’en a marre, l’esclavage c’est fini ! ».


5) Ce n’est pas qu’un mouvement lillois, ça va se généraliser dans le Nord notamment au niveau de Grande Synthe et de Tourcoing. Comment cette extension de la lutte s’est faite ? Concrètement sur le terrain de la lutte, ça a donné quoi ?

La révolte des compagnons de Saint-André a rapidement donné de l’espoir aux autres compagnons du Nord qui ont rejoint le mouvement. La CGT a accompagné les nouvelles révoltes qui avaient toutes des revendications différentes mais partageaient celle d’une amélioration de leurs conditions de travail. Tous dénonçaient aussi une forme de racisme ancré dans les communautés. À Tourcoing, la grève s’est interrompue après l’intervention de Emmaüs-France qui a proposé un protocole de fin de conflit à quelques représentants des grévistes. La difficulté a toujours résidé dans le manque de soutiens présents sur ces différents piquets de grèves.

6) Il y a eu de la répression de la part de la direction mais aussi de l’État via la préfecture. Peux-tu développer ces points ? Quelles ont été les pratiques répressives ?
Les directions ont assigné les compagnons en justice quelques semaines après le début de la lutte et obtenu la levée du blocage de l’activité, sous peine d’amendes ou d’intervention policière. Elles leur ont coupé leurs maigres allocations qui leur permettaient jusqu’à alors de survivre (entre 150 et 380 euros par mois). À Saint-André, la direction a refusé durant tout l’hiver d’allumer le chauffage dans les logements malgré les températures négatives, mettant gravement en danger les quelques 50 habitants de la communauté, dont plusieurs enfants en bas-âge, des personnes âgées ou gravement malades. À Dunkerque, la directrice a décidé de confisquer tout le matériel qui permettait aux compagnons de se divertir : jeux, matériel de musculation, thé.
Le 23 novembre, une quarantaine de policiers sont intervenus sans mandat dans la communauté de Saint-André pour terroriser les grévistes et les empêcher d’installer leur piquet en confisquant leur matériel. Plusieurs grévistes ont été tabassés et gazés avant d’être empêchés de sortir par les policiers à l’intérieur de la communauté pendant plus de 10h. Des plaintes ont été déposées par les victimes de ces violences policières.
Le 14 février dernier, deux grévistes de Saint-André étaient placés en garde à vue suite à un rassemblement devant la mairie de la ville. Ils seront jugés en juillet prochain et sont sous contrôle judiciaire. 

7) Quelles sont les issues du mouvement ? Visiblement, il y a eu du ménage de fait dans les équipes dirigeantes par Emmaüs France et les sans-papiers viennent d’être régularisés annonce la CGT. Quelles sont les réalités derrière ses effets d’annonce ?

Dans un communiqué de presse, la CGT déclare avoir été reçue pour Darmanin, le 29 février dernier et elle aurait obtenu l’ouverture d’un processus de régularisation pour l’ensemble des travailleurs sans-papiers en grève. Cela concernerait les 502 travailleurs franciliens en grève depuis le 17 octobre dans l’intérim, les 51 grévistes du Nord travaillant à Emmaüs, les 60 saisonniers agricoles de la Marne, les 7 grévistes d’Amazon en Seine-Maritime en grève depuis mai 2023. Le ministre se serait engagé aussi à la réintégration des grévistes dans leur emploi. Attention, cela reste pour le moment des promesses.
Pour le moment, il n’y a eu aucune régularisation ! Les responsables de Saint-André et Grande-Synthe sont en retrait mais toujours en poste. A Nieppe, le conseil d’administration a démissionné pour faire réagir Emmaüs France. En juin prochain, les responsables de la Halte-Saint-Jean et de Nieppe seront jugés pour travail dissimulé et harcèlement moral.


8) Quel est ton regard sur Emmaüs France et la gestion de leur salarié ? Publiquement, ils disent que ce sont des brebis galeuses à Saint-André mais est ce que le travail dissimulé et l’exploitation au travail est une pratique plus courante ? 
 
Je viens de publier sur Streetpress trois enquêtes sur différentes communautés de France dans lesquelles les compagnons dénoncent l’exploitation, des violences racistes et sexuelles. A chaque fois, Emmaüs France avait été alerté sur ces dérives mais n’avait pas demandé la démission des responsables mis en cause. Il y a donc une vraie omerta sur certains dysfonctionnements. 
Le statut OACAS doit être remis en question et repensé pour que les compagnons puissent bénéficier d’une réelle protection en termes de droits au regard du travail, du logement, et de leur situation administrative. 

9) Quelles sont les leçons à tirer de ce mouvement selon toi ?
C’est bien le non-respect par l’état du droit à l’hébergement inconditionnel qui a permis à Emmaüs de se développer et de proposer ces conditions d’accueil indignes à des personnes exilées exclu du droit commun. On peut supposer que les autorités ont fermé les yeux sur ces agissements car les actions alternatives d’Emmaüs leur permettent de se soustraire à leurs responsabilités et d’économiser beaucoup d’argent.

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