CA 339 avril 2024
mardi 16 avril 2024, par
Sur l’île de Jeju, au sud de la Corée, depuis 2015 le gouvernement sud-coréen veut construire un deuxième aéroport, un Grand Projet Inutile Imposé. À la recherche d’un second souffle, le mouvement local d’opposition résiste à l’Etat un peu comme à Notre Dame des Landes…
Jeju, une géographie remarquable, une histoire douloureuse
Située dans le détroit de Corée à 85 kilomètres du continent, entre Japon et Corée, Jeju compte aujourd’hui prés de 700 000 habitants sur une superficie d’environ 1800 kms carrés. Avec un climat subtropical, l’île d’origine volcanique compte encore une biodiversité remarquable et un relief contrasté, avec en son centre un volcan éteint culminant à 2000 m, ce qui a joué dans son histoire récente (cf encart ).
L’île a un statut de province autonome spéciale, censé favoriser son développement économique, mais les capitaux investis à Jeju viennent de la capitale Séoul et les bénéfices éventuels, tirés du tourisme... y retournent, sans profiter aux populations locales.
En 2007, l’armée US impose une base navale sur la côte sud de Jeju près de Gangjeong, (le détroit de Corée est stratégique pour le containment US de la Chine) contre l’avis de la population, invitée pourtant à participer « démocratiquement » à des réunions publiques d’information (en France, on connaît bien la démocratie participative de l’état-EDF sur le nucléaire...). Au cours des manifestations, il y a de nombreuses arrestations, avec des procès et des amendes lourdes ; heureusement une solidarité financière importante s’exprime dans tout le pays. Cette expérience des populations sur l’inutilité des réunions publiques de pseudo-concertation (la construction commence en 2011 et finit en 2016) les amènera à boycotter les réunions publiques officielles autour du projet de nouvel aéroport.
En novembre 2015, Séoul annonce aux populations de Jeju le projet d’aéroport. En effet la fréquentation touristique explose : 5 millions/an en 2000, 15 millions en 2024, et le gouvernement vise les 40 millions dans quelques décennies. Un sondage à Jeju en 2016 donne 68,5 % pour et 16 % contre le projet. Le dossier chemine lentement jusqu’en octobre 2017.
Kim Kyum Bae, un petit paysan, mène alors une grève de la faim pendant 42 jours pour protester contre le projet. Le gouverneur de Jeju qui veut désamorcer l’affaire se rend à son chevet mais fait preuve d’un tel mépris à son égard (tel Macron ?) qu’il met le feu aux poudres. Des camps de tentes sont dressées devant le siège du gouverneur à Jeju et aussi à Séoul, les politiciens qui tentent des visites se heurtent au refus des manifestants. Le diagnostic pour choisir le lieu d’implantation de l’aéroport est rejeté par le ministre de l’environnement, puis par le mouvement d’opposition en 2019, puis en 2021 pour des raisons écologiques (un sondage donne alors 44 pour l’aéroport, 47 % contre)..
En 2020, un débat télévisé confronte le gouverneur et le leader des opposants au projet. Secrètement le gouverneur a mandaté une entreprise étrangère spécialisée pour un audit du projet, entreprise qui lui rend un bilan négatif. Le dossier qui a fuité est révélé en direct pendant le débat mais le politicien, informé, esquive le bilan négatif du rapport.
En 2021, une consultation officielle de la population de Jeju sur le projet aéroportuaire donne 51 °/° contre et 43 °/° pour le projet. Le gouverneur qui promettait pourtant l’abandon à partir d’une majorité et un seul point de plus contre le projet, renie sa promesse en s’appuyant sur le résultat d’un deuxième sondage simultané, cette fois de la seule population habitant la zone immédiate du projet qui le plébiscite à 70 °/° pour, contre seulement 30 °/° de refus. C’est connu, un bon sondage dépend de la question posée, de la zone choisie, du moment, et s’il est encore mauvais… on peut s’assoir dessus.
En 2022, le mouvement anti aéroport regroupé autour d’une plate-forme, Jeju Gachi (les valeurs de Jeju) présente un candidat à l’élection de gouverneur de Jeju, pour donner plus de visibilité à la lutte contre l’aéroport. Il est soutenu par des spécialistes de l’aviation civile et d’anciens membres du gouvernement de Séoul. Mais les différents partis de gauche ont des positions qui fluctuent, l’adhésion autour d’un candidat unique ne se fait pas et les scores sont défavorables.
En 2023, le diagnostic d’implantation du projet, refusé déjà deux fois, est validé par le ministre de l’environnement malgré l’avis négatif de spécialistes, les fameux « experts ». Un nouveau sondage confirme la polarisation négative de l’opinion : 41 % pour, 53 contre.
Après le référendum et la douche froide du maintien du projet, la mobilisation citoyenne a subi une baisse d’enthousiasme. Jeju n’a pas un tissu social de militant-e-s qui permet de tenir dans la durée face à un gouvernement qui a le temps et les médias pour lui.
Le troisième diagnostic d’implantation du projet devait provoquer un rejet officiel, basé sur l’avis négatif de spécialistes reconnus, mais le pouvoir l’a approuvé contre toute attente... Le pôle d’opposition Jeju Gachi n’a pas réussi à fédérer les divers collectifs locaux, centrés géographiquement sur leurs villages autour de l’île, ni les petits partis de gauche ou écolo. Pour le moment la construction n’a pas commencé, aucune entreprise n’est officiellement en charge du projet (comme pouvait l’être la multinationale Vinci à Notre Dame des Landes, offrant une cible de choix).
Les politiciens, en Corée comme en France, ont démontré qu’ils ne tiendraient aucun engagement à la suite d’un référendum, ni aucun cas d’une cohérence technique à la suite d’une consultation d’experts, allant contre les intérêts des investisseurs. Pour le moment, le projet stagne. La situation coréenne est bien plus complexe, notamment du fait du contexte international (l’aéroport intéresse probablement les USA), mais les deux luttes présentent beaucoup de similitudes ; petits paysans mobilisés, rejet du leurre de la démocratie participative, des politiciens et des pseudo consultations.
Article écrit grâce à la patiente collaboration de deux camarades de Jeju, de passage à l’Ambazada pour connaître l’histoire de la lutte anti aéroport- ZAD NDDL- Vend. 8 mars 2024.
UN PEU D’HISTOIRE
La Corée située au carrefour de trois empires (Chine, Japon, Russie) a subi une occupation japonaise, allant du protectorat - encouragé par les USA pour contrer la Russie - jusqu’à l’annexion coloniale (1910) pendant près de 40 ans, qui a mis fin à un régime féodal de plusieurs siècles sous la dynastie Joseon. Pour ses besoins militaires le Japon crée un réseau routier et ferré inexistant dans ce territoire au relief accidenté et lance l’industrialisation pour disposer d’une production d’armement.Après la défaite nippone de 1945, l’armée US installe un dictateur coréen venu dans ses fourgons (l’armée de Staline n’est pas loin, celle de Mao non plus...). Sur l’île de Jeju le 1er mars 48 - date traditionnelle de protestation contre la présence japonaise - une manifestation essuie des tirs de la police coréenne (qui servait encore le Japon peu de temps auparavant) ; le 3 avril la révolte détruit plusieurs commissariats, des flics sont tués. La motivation est la réunification du pays. La répression est brutale : 30 000 morts (10 % de la pop.), prison, torture... Sur le continent une grève massive de protestation est réprimée. L’armée américaine pourchasse les opposants de l’île de Jeju jusqu’en 1953 (toute personne capturée à plus de quelques kilomètres de la côte, dans la montagne, est considérée hors la loi et communiste). Cette répression américaine reste dans la mémoire collective et de nombreuses personnes âgées pensent impossible de résister à l’Etat...
Il y aura d’autres révoltes, sur le continent, notamment étudiante et populaire à Gwangju en 1980, réprimée dans le sang avec les chars de l’armée et la bénédiction américaine du démocrate Carter... Bien sûr la dictature stalinienne nord-coréenne ne facilite pas la construction d’une résistance populaire. Le régime coréen (du Sud) se démocratise au tournant des années 90, instaurant un bi-partisme à l’américaine façon républicains versus démocrates, avec une dose de corruption régulièrement dénoncée. Il existe des petits partis de gauche au positionnement diversifié : sociaux démocrates du Parti de la Justice (6 députés en 2024), nationalistes de gauche du Parti Progressiste, Parti du Travail et un petit parti Vert sans élu. Cette fragmentation complique toute tentative de recomposition unitaire dans le cadre d’une lutte.