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CA 339 avril 2024

Fin d’année 2023 aux États-Unis :
qu’attendre pour la suite ?

lundi 15 avril 2024, par Courant Alternatif

On a beaucoup entendu parler des grèves aux États-Unis dernièrement, et notamment dans le secteur de l’automobile, avec un retour en force des syndicats (au moins médiatiquement). Prenons le temps d’analyser les dynamiques sociales et les rapports de force à l’œuvre en ce début d’année d’élection présidentielle.


L'année 2023 en quelques chiffres

Les chiffres sont clairs : l’année 2023 est une année record pour le mouvement social aux États-Unis. Le bureau des statistiques a relevé 33 grèves majeures (plus de 1000 grévistes), du jamais vu depuis l’an 2000 qui en avait connu 39. Le chiffre reste encore bien en-dessous de la période pré-Reagan où l’on dénombrait entre 200 et presque 500 grèves majeures chaque année. Mais, comme nous l’avions vu dans le précédent article (voir « États-Unis : les raisons de la colère », Courant Alternatif 335, décembre 2023), cela traduit la réutilisation de la grève comme outil de lutte par les travailleurs américains.
Cette dynamique n’a, en revanche, pas permis d’amorcer une remontée de la syndicalisation (voir « Un petit pas pour les syndicats chez les géants économiques », Courant Alternatif 321 juin 2022). Comme en 2022, les syndicats restent, numériquement, faibles : le taux de salariés syndiqués est stable à 10 %. Les grèves menées en 2023 ont tout de même réussi à intimider les directions d’entreprises qui redoutent à présent la grève et cèdent lors des négociations préalables. Penchons-nous sur les deux grèves majeures de l’année 2023 et essayons de lancer des pistes sur ce que pourrait donner 2024 en termes de lutte des classes aux Etats-Unis.

Grève de l'automobile

Depuis l’élection de Shawn Fain à la tête de l’UAW (United Auto Worker) après une campagne anti-corruption, le syndicat a préparé fermement la négociation de la future convention collective (contrat) dont l’expiration était prévue pour septembre 2023.
Après 41 jours de grèves, les trois principaux constructeurs (Ford, Stellantis et General Motors) ont accepté de négocier avec le syndicat. L’accord a ensuite été voté en majorité bien que des voix se soient élevées pour demander à poursuivre le mouvement. On peut les comprendre : les gains obtenus, salaires et début d’élimination du système « two-tier » constituent plutôt un rattrapage de ce qui avait été perdu lors de la précédente négociation après la crise de 2008 (la direction syndicale avait accepté de faire payer la crise aux salariés pour « sauver des emplois »). Mais, au-delà du contrat, le déroulement de la grève en elle-même permet de faire ressortir des éléments intéressants pour la poursuite de la lutte.
Sur les 150 000 membres de l’UAW travaillant dans l’industrie automobile (et en majorité chez les 3 géants), la grève aura mobilisé 50 000 personnes. Cette faible mobilisation est le fruit d’une stratégie délibérée émanant de la direction syndicale. Elle a consisté à annoncer les grèves    par surprise dans certaines usines mais pas dans d’autres. Cela a permis de surprendre les managers et de faire un roulement : les grévistes se relayant afin de ne pas perdre trop de salaire. Malgré la victoire, c’est l’aspect qui, à mon sens, a été le plus inquiétant dans le mouvement. La grève a été orchestrée par un petit groupe haut placé, ce qui a laissé assez peu d’autonomie tant dans la lutte que dans la nature des revendications.
Bien que cette stratégie n’ait pas bloquée significativement la production, elle a rallié une large partie de l’opinion publique américaine. Joe Biden et Donald Trump ont même été forcés de venir se montrer publiquement sur des piquets de grève. Ces derniers ont par ailleurs été particulièrement bien tenus. Pour contrecarrer les tentatives de casser la grève par les managers, les grévistes n’ont pas hésité à bloquer totalement l’accès aux usines, défiant ainsi les lois antisyndicales étatiques ou fédérales. Ils ont aussi été des lieux où des solidarités se sont exprimées entre travailleurs de différents secteurs. Avant même le début du mouvement, des syndicats de livreurs avaient annoncé qu’ils ne franchiraient pas les piquets de grève. D’autres actions de solidarité ont aussi été menées par des syndicalistes de Starbucks Workers United (SBW) ou encore des militants du parti DSA (Democratic Socialist of America).

Depuis cette grève, l’UAW a décidé de se tourner vers les travailleurs non syndiqués de l’industrie automobile, concentrés principalement dans le sud du pays. L’organisation a pour but de syndiquer 150 000 travailleurs dans un futur proche. Pour arriver à cet objectif, l’UAW ne privilégie plus le secret mais cherche plutôt à construire une dynamique qui déborde le cadre de l’usine. Une fois le seuil de 30% de cartes signées, le syndicat rend public sa démarche et inclut l’ensemble de la communauté dans les discussions (familles, voisins, associations). Cette stratégie est très intéressante. En sortant la lutte du lieu de travail, le syndicat vise à impliquer la communauté. Au vu des propos du dirigeant de l’UAW, on peut espérer que cela promeuve l’anticapitalisme.

Grève « d'Hollywood »

La grève des acteurs et des scénaristes a aussi beaucoup fait parler d’elle en 2023.    Elle se démarque de celle de l’automobile par sa durée (118 jours pour les acteurs et 148 jours pour les scénaristes), sa forte mobilisation et surtout par son impact sur l’industrie. La production de nombreux films, séries, late-show et même les tournées de promotion a été mise à l’arrêt. Les piquets de grève ont été nombreux et bien tenus. Tout comme pour l’automobile, ils ont aussi été des lieux de discussion et de solidarité, en particulier entre les acteurs et les scénaristes.
Les accords négociés ont été une victoire importante dans ces secteurs. En plus d’une augmentations des rémunérations, l’accord a permis de fixer un cadre d’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans le secteur. L’outil n’est pas banni mais ne peut pas servir à spolier un scénariste ou un acteur de son travail. Étant donné qu’il est peu probable que les lois fédérales ou étatiques évoluent pour protéger les travailleurs, cela peut inspirer d’autres industries à exiger des accords semblables lors de futurs conflits.

Dynamiques syndicales et anti-syndicales

Comme nous l’avons vu au début de l’article, la syndicalisation reste en berne. En dehors de l’automobile, certains secteurs mènent la dynamique de syndicalisation (notamment la recherche et l’enseignement supérieur). C’est le cas de Starbucks qui compte à ce jour 387 cafés syndiqués (sur un total de 17 068 dans le pays). Après de multiples batailles juridiques et médiatiques, l’entreprise a accepté de négocier avec le jeune syndicat (août 2021). Les gains qui pourraient être obtenus par ce syndicat très actif pourraient motiver davantage de cafés à le rejoindre.
Si les stratégies antisyndicales de Starbucks n’ont pas réussi à enrayer le mouvement, celles d’Amazon fonctionnent. Un seul entrepôt a réussi à aller au bout du processus de syndicalisation en avril 2022 et plusieurs élections ont conduit au rejet du syndicat dans d’autres. Amazon a par ailleurs rejoint SpaceX et Trader Joe’s (connus pour leur antisyndicalisme) dans leur appel à déclarer le NLRB inconstitutionnel. Le NLRB (National Labor Relation Board) est l’agence fédérale en charge de faire respecter les droits syndicaux et la reconnaissance des syndicats dans les entreprises. Cette accumulation de plaintes par ces géants risque de permettre à la cour suprême, très largement d’extrême droite depuis le mandat de Trump, de rendre un avis sur le sujet.
Plus généralement, les Républicains mènent des offensives dans tout le pays pour réduire les droits des travailleurs américains, déjà bien faibles par rapport aux standards européens. Plusieurs États tentent de durcir leur législation pour entraver l’adhésion à un syndicat ou les négociations syndicales. En parallèle, certains États tentent de faire passer des lois afin de rendre légal le travail de mineurs à des postes toujours plus dangereux et épuisants (pour un salaire ridicule), tout cela pour légaliser une situation interdite mais déjà courante.

Qu'attendre en 2024 ?

L’intensité de 2023 peut s’expliquer par l’expiration de plusieurs contrats (conventions collectives) qui ont permis aux syndicats de mobiliser assez largement. De ce point de vue, moins d’expirations sont attendues en 2024. Deux secteurs vont cependant retenir notre attention : le rail et la Poste. Dans ces industries, la grève est encore plus restreinte (la grève du rail avait été brisée par un vote du congrès en 2022). Le rail, à lui seul, est capable de bloquer l’économie du pays. Il va être intéressant de voir si, suite aux grèves de 2023, une grève de ce secteur se mettra en place. On peut même s’attendre à des débordements par la base qui pourraient aboutir à des actions illégales au regard du droit du travail américain. Les démocrates seront alors d’autant plus embêtés que cette expiration coïncide avec le calendrier électoral.
Plus généralement, il va être intéressant de suivre l’évolution des luttes mais aussi la réémergence d’une conscience de classe parmi les travailleurs américains. Des liens se font dans certaines luttes locales, qu’elles soient syndicales, antiracistes, écologistes (Cop City à Atlanta), anti-impérialistes (conflit Israélo-Palestinien) ou féministes (IVG).
Face à cela, les démocrates convainquent toujours moins tandis que l’extrême droite suprémaciste tente par tous les moyens de reprendre le pouvoir et prépare déjà un coup d’État constitutionnel.
La tâche est immense pour le prolétariat américain.

Quicheman

Quelques clés pour comprendre le contexte
• Aux États-Unis, les conventions collectives (contrats) étaient courtes et à peu près synchronisées entre les différentes industries avant les années 50. Depuis, elles sont assez longues et désynchronisées. Cela n’encourage pas la mise en place de grèves conjointes, d’autant plus que les grèves de solidarité ont été rendues illégales après la seconde guerre mondiale.
Seul un syndicat peut négocier un contrat collectif qui s’appliquera alors seulement à ses membres. Avant cela, il doit être reconnu après un vote des salariés. Pour déclencher ce vote, 30 % des salariés doivent montrer qu’ils souhaitent être représentés en signant des cartes envoyées au NLRB. C’est cette agence fédérale qui supervise alors l’élection.
• Après plusieurs scandales de corruption, la direction de l’UAW a été largement remplacée et un nouveau président, Shawn Fain, a été élu. Ce dernier fait régulièrement la une avec des propos anticapitalistes assumés. Même s’il n’a pas hésité à apporter son soutien implicite à Joe Biden pour l’élection de 2024.

Sources
https://www.bls.gov/news.release/pd...
https://www.bls.gov/news.release/un...
https://www.cbsnews.com/detroit/new...
https://www.leftvoice.org/the-uaw-w...
https://www.wxyz.com/news/teamsters...
https://jacobin.com/2024/01/united-...
https://www.leftvoice.org/the-holly...
https://www.nytimes.com/2023/12/08/...
https://www.nytimes.com/2024/02/15/...
https://www.unionleader.com/news/po...
https://eu.desmoinesregister.com/st...
https://www.newyorker.com/magazine/...
https://afsc.org/news/5-things-you-...
https://www.nytimes.com/2024/02/26/...
https://apnews.com/article/election...

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