CA 341 juin 2024
dimanche 9 juin 2024, par
Au terme du second mandat d’Emmanuel Macron, les dépenses militaires de la France auront doublé. D’un montant de 32 milliards d’euros en 2017 et de 47,2 milliards cette année, elles devraient atteindre 69 milliards en 2030, au terme de la Loi de programmation militaire (LPM) adoptée par le Parlement en juillet 2023 (1). À quoi servent-elles et pour quels enjeux ? Décryptage.
Le gouvernement justifie une telle augmentation par une rhétorique sur le retour de la guerre à nos portes du fait de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais — faut-il le préciser ? —, il est rare que les dépenses militaires diminuent. Sous la Ve République, cela a été le cas uniquement durant une petite dizaine d’années au lendemain de la chute du mur de Berlin et de la fin de la guerre froide entre 1991 et 2000. Ce que l’on a improprement appelé les « dividendes de la paix ».
Commençons par une question de vocabulaire : le terme de dépenses militaires, notamment quand il est évoqué dans les médias, renvoie dans la majorité des cas uniquement au montant du budget alloué au ministère des Armées. Or, d’autres ministères intègrent dans leur budget, des dépenses contribuant à la militarisation de la société. De plus différents organismes et industriels investissent également dans le militaire ou les productions de biens à double usage (civil et militaire).
Cette opacité volontaire permet au gouvernement d’atténuer la perception du poids de l’empreinte militaire sur la société et la lourde contrainte financière que cela fait peser sur les autres budgets et fonctions exercés par l’État que ce soit l’éducation, la santé ou le social. Établir le montant précis des dépenses militaires de la France serait déjà une première étape indispensable en démocratie.
Ceci dit, mettons les mains dans le cambouis des dépenses militaires et de la préparation de la guerre. Avec toutes les précautions d’usage, car les données dont nous disposons proviennent des documents diffusés par le gouvernement. Outre le vote chaque année du budget pour les armées, les parlementaires adoptent des lois de programmation militaire (LPM) qui fixent les grandes orientations et investissements de la France pour les armées sur plusieurs années. La dernière en vigueur, prévoit d’allouer aux armées la somme de 413 milliards d’euros pour les années 2024 à 2030. En forte augmentation par rapport à la précédente qui s’élevait à 295 milliards d’euros.
Selon des estimations établies par les services de l’Otan, les dépenses militaires de la France se répartissaient en 2023 entre 40,1 % pour les charges de personnel ; 27,7 % pour le fonctionnement, la maintenance et autres dépenses ; 3,2 % pour les infrastructures et 29,1 % pour l’achat d’armement et la recherche & développement (2).
Une large partie des crédits est absorbée par l’arsenal nucléaire qui structure l’ensemble du modèle d’armée développé en France, ainsi que la Base industrielle et technologique de défense, la fameuse BITD dans le jargon officiel. Mais sans qu’il soit possible de connaître précisément le coût des armes nucléaires. En effet, dans le cadre des travaux de la dernière LPM, aucun montant n’est indiqué, alors même que le gouvernement vient de lancer les travaux pour le renouvellement complet de l’arsenal nucléaire (bombes et vecteurs). Interpellé par des parlementaires à ce propos, le ministre des Armées s’est contenté d’indiquer le pourcentage de 13 % de la LPM, soit une moyenne annuelle de 7,67 milliards d’euros. Une somme qui toutefois correspond seulement à la fabrication et l’entretien des armes nucléaires, mais ne comprend pas les salaires du personnel militaire affectés à cette arme et les frais de fonctionnement afférents, ni le coût du démantèlement et la gestion des déchets nucléaires militaires (9 % de l’ensemble des déchets nucléaires de la France).
La guerre et sa préparation se nourrissent des avancées technologiques et les avancées technologiques à leur tour nourrissent la guerre. Aujourd’hui ce sont les drones qui symbolisent cet aller-retour permanent. De la taille d’une souris à celle d’un avion, aériens comme sous-marins ou terrestres, leurs apparences sont aussi variées que leurs usages. Non seulement protéiformes, les drones deviennent également de plus en plus multifonctions, capables de repérer des cibles et de tirer, le tout piloté à distance par des soldats avec un casque de réalité virtuel. Leurs gros avantages : d’une part, selon les modèles ils sont moins chers à produire et à utiliser que les systèmes précédents équivalents. D’autre part ils permettent d’éloigner le soldat de sa cible pour en quelque sorte lui « faciliter la tâche » de tuer sans confrontation directe avec l’autre… comme dans un jeu vidéo.
Cette robotisation de la guerre ne va que s’accélérer avec le développement de l’intelligence artificielle, comme le montre la guerre en cours à Gaza où l’armée israélienne l’utilise pour accélérer le processus de désignation des cibles, acceptant de fait un taux important d’erreurs comme l’a montré le média en ligne israélo-palestinien +972 Magazine (3).
La France, qui avait pris beaucoup de retard dans le développement d’une filière de drone, met actuellement les bouchées double pour ne pas se laisser distancer, après avoir noué notamment des partenariats avec l’industrie d’armement israélienne (4). Une part importante des crédits d’investissements prévus par la LPM, concernent ce domaine de la dronisation et robotisation de la guerre.
Pour faciliter son acceptation sociale, l’augmentation des dépenses militaires est présentée comme un moteur important et bénéfique de la croissance économique, en particulier dans les secteurs liés à la production industrielle et à la technologie, créant de nombreuses opportunités d’emploi, stimulant l’innovation et favorisant le développement d’industries de haute technologie. De plus, cela générerait une forte capacité d’exportation et stimulerait des percées technologiques dans des domaines tels que, par exemple, l’intelligence artificielle ou l’ingénierie aérospatiale, avec des retombées dans des secteurs civils, contribuant ainsi à la compétitivité nationale globale.
Sauf que cela est faux comme l’ont démontré différentes études : les productions militaires sont avant tout un gaspillage de biens publics, de matières premières, d’énergie, qui se réalise au détriment du bien-être collectif et favorisent les guerres.
De même, dans la logorrhée officielle du complexe politico-militaro-industriel est toujours mis en avant la notion de souveraineté et indépendance nationale qui serait renforcée par cet investissement dans le militaire. Or, un chiffre n’existe pas réellement dans les données disponibles sur le sujet : celui des importations effectuées que ce soit en matière première, en composants indispensable… Sans compter l’impact et la contribution du militaire sur l’aggravation de la crise écologique !
Depuis le déclenchement de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, nous assistons à une surenchère de discours en forme d’appel au réarmement, notamment industriel, en faveur du passage à une « économie de guerre ». Il s’agit dans un premier temps pour le gouvernement de faire pression sur les industriels afin qu’ils augmentent les cadences de production et en quelques sortes renationalisent la production. En effet, la logique de production militaire n’a pas échappé depuis plusieurs décennies aux évolutions des différents secteurs industriels et technologiques avec une recherche de rentabilité maximum conduisant notamment à la limitation des stocks et à l’optimisation en délocalisant certaines des activités, y compris à l’extérieur du territoire. Sauf que lorsqu’il s’agit de produire rapidement en plus grande quantité, par exemple, de munitions, cela pose problème si des stocks de matières premières critiques ou de composants ne sont pas immédiatement disponible !
Mais cette surenchère guerrière a également pour objectif de créer une pression sur les opinions pour qu’elles acceptent ce surinvestissement dans les armes au détriment des autres besoins sociaux. Une militarisation des esprits qui se conjugue à différents domaines comme le renforcement des forces de réserves, la pénétration de l’armée dans les écoles, la généralisation du SNU (Service national universel) en maniant le bâton pour ceux qui refusent et la carotte pour ceux qui l’effectuent.
Or, toutes les guerres — et notamment celles dans lesquelles la France est impliquée — montrent l’échec de la solution militaire aux conflits. Il suffit de prendre l’exemple du Sahel. Le renforcement de la sécurité collective repose sur la mise en œuvre d’autres critères que l’exercice de la force militaire.
C’est ce que disait l’ONU déjà en 1946 dans sa charte constitutive (article 26) adoptée par l’ensemble des États constitués à l’époque : « Afin de favoriser l’établissement et le maintien de la paix et de la sécurité internationales en ne détournant vers les armements que le minimum des ressources humaines et économiques du monde, le Conseil de sécurité est chargé, avec l’assistance du Comité d’état-major prévu à l’Article 47, d’élaborer des plans qui seront soumis aux Membres de l’Organisation en vue d’établir un système de réglementation des armements. » Nous en sommes loin !
Patrice Bouveret, Observatoire des armements
L’Observatoire des armements est un centre d’expertise et de documentation indépendant créé en 1984 et basé à Lyon. Pour en savoir plus : https://www.obsarm.info/
Des dépenses militaires mondiales en hausse
Le Sipri (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm) évalue le total des dépenses militaires mondiales à 2 443 milliards de dollars en 2023, soit une augmentation de 6,8 % en termes réels par rapport à 2022 (1). Il s’agit de la plus forte augmentation d’une année sur l’autre depuis 2009. Les 10 plus grands dépensiers en 2023 – avec en tête les États-Unis, la Chine et la Russie – ont tous augmenté leurs dépenses militaires. La France se situe au 9e rang.
Les dépenses militaires mondiales ont progressé pour la neuvième année consécutive, avec des augmentations particulièrement importantes enregistrées en Europe, en Asie, en Océanie et au Moyen-Orient.
« L’augmentation sans précédent des dépenses militaires est une réponse directe à la détérioration de la paix et de la sécurité internationales », souligne Dr Nan Tian, chercheur principal au programme dépenses militaires et production d’armement du Sipri. « Les États donnent la priorité à la force militaire, ce qui risque d’alimenter la spirale « action-réaction » dans un contexte géopolitique et sécuritaire de plus en plus instable. »
À noter qu’en 2023 les dépenses militaires des 31 membres de l’Otan se sont élevées à 1 341 milliards de dollars, soit 55 % du total mondial. Une décennie après que les membres de l’Otan se sont officiellement engagés à consacrer au moins 2 % de leur PIB à leurs dépenses militaires, 11 des 31 membres ont atteint ou dépassé cet objectif en 2023 – ce qui est un record depuis la prise de cet engagement.
Les dépenses militaires estimées au Moyen-Orient ont augmenté de 9,0 % pour atteindre 200 milliards de dollars en 2023. Il s’agit de la plus forte augmentation annuelle jamais enregistrée dans la région au cours des dix dernières années. Celles d’Israël – les deuxièmes plus importantes de la région après celles de l’Arabie saoudite – ont augmenté de 24 % pour atteindre 27,5 milliards de dollars en 2023. Cette augmentation des dépenses est principalement due à l’offensive militaire d’ampleur menée à Gaza en réponse à l’attaque du Hamas dans le sud d’Israël en octobre 2023.(1) Trends in World Military Expenditure, 2023, sipri.org
Notes
(1) Source : https://fr.statista.com/statistique... à partir des documents publiés par le ministère des Armées.
(2) « Les dépenses de défense des pays de l’OTAN (2014-2023) », communiqué de presse de l’Otan : https://www.nato.int/cps/fr/natohq/..., publié le 7 juillet 2023 et consulté le 20 avril 2024.
(3) https://www.972mag.com/lavender-ai-...
(4) Cf. « Drone tactique : la France sous influence », Les Notes de l’Observatoire n° 3, novembre 2015, 18 p. Disponible : https://www.obsarm.info/spip.php?ar...