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CA 341 juin 2024

Occupations de terres
et réforme agraire au Portugal

une tentative de transformation sociale radicale

mercredi 19 juin 2024, par Courant Alternatif


Rappel historique
Le 25 avril 1974, la dictature salazariste, qui perdurait au Portugal depuis une cinquantaine d’années, est renversée par un groupe de jeunes militaires (auto-dénommé « Mouvement des forces armées » - MFA) ayant pour programme de mettre fin aux guerres coloniales, d’accorder leur indépendance aux colonies et d’instaurer un régime démocratique, voire socialiste. Les dix-neuf mois qui suivent (25 avril 1974 - 25 novembre 1975) voient l’émergence de mouvements sociaux puissants, revendicatifs au départ mais qui peu à peu s’inscrivent dans un projet de société résolument égalitaire et solidaire, sans parvenir toutefois à s’imposer dans un contexte de guerre froide où l’avenir du Portugal et de ses colonies devient un enjeu géopolitique qui les dépasse.
Dans cet article il est question d’une des composantes majeures de ce mouvement, à savoir le mouvement des occupations de terre et la réforme agraire qui l’a accompagné.

Le contexte

On ne peut comprendre l’histoire du mouvement des occupations de terres et de la réforme agraire qui ont suivi le renversement de la dictature au Portugal en 1974-1975 sans se référer aux caractéristiques spécifiques du système latifundiaire tel qu’il a perduré pendant près de huit siècles dans le sud de la péninsule Ibérique, après la reconquête contre les Maures. L’occupation par les Maures, qui s’est maintenue pendant près de cinq siècles (en gros entre 800 et 1300), avait fait disparaître toute trace du système féodal, laissant la place au moment de la Reconquête à de grands latifundia, distribués à l’origine aux chefs militaires comme formes de récompense. Ces latifundia, qui employaient des salariés, principalement temporaires (bien qu’il y ait eu aussi quelques formes d’esclavage importées), constituaient une forme de capitalisme primitif, basé sur une exploitation sans limite de la main-d’œuvre locale.
La stabilité et la rudesse d’un tel système s’expliquent par la particularité des conditions agro-climatiques de ces zones méditerranéennes semi-arides. D’une part, celles-ci rendaient pratiquement inopérantes les exploitations de petite taille (telles qu’on les trouve massivement dans les zones plus arrosées situées au nord du Tage – centre et nord du pays). D’autre part, entre l’élevage extensif employant très peu de main-d’œuvre et la céréaliculture nécessitant au contraire une main-d’œuvre importante mais temporaire, les taux de profit y étaient relativement équivalents, dépendant de l’évolution des prix. De la sorte, les latifundiaires pouvaient se limiter à un ou quelques salariés permanents et n’employer que des salariés à la journée au moment des récoltes, dont ils pouvaient se passer d’une année sur l’autre si les gains tirés des céréales s’avérait insuffisant comparé aux bénéfices de l’élevage extensif. S’est ainsi instauré le système des journaliers, dont la rémunération était fixée au petit matin sur la place des village, dans un rapport de force très favorable aux latifundiaires – d’où, pour le prolétariat rural, une situation de grande précarité et des conditions de vie misérables. Une seule contrainte pesait sur les latifundiaires : la nécessité de faire des cultures de céréales au minimum une fois tous les dix ans pour nettoyer les pâturages. Mais beaucoup avaient trouvé la parade en louant la terre à l’année à des métayers précaires, lesquels se sont peu à peu équipés de machines agricoles et ont joué un rôle déterminant au moment des occupations de terre.
Cette particularité historique explique la formation d’une classe ouvrière bien marquée, très différente de la paysannerie qui caractérise la plupart des zones rurales, et une lutte de classes particulièrement acharnée. Celle-ci a pris des formes plus organisées au XXe siècle, notamment sous l’impulsion du mouvement anarcho-syndicaliste, aboutissant à la grève générale de 1910, lors de la première révolution républicaine – grève dont la principale conquête a été de raccourcir la journée de travail : non plus du lever du jour à la tombée de la nuit, mais du lever au coucher du soleil. Autre moment fort, la grève générale de 1962, en plein régime dictatorial, qui s’est conclue par la reconnaissance de la journée de travail de huit heures. Cela a toutefois poussé les latifundiaires à se mécaniser et les ouvriers agricoles à rechercher des alternatives, comme l’exode rural vers la capitale et ses banlieues ouvrières ou le métayage précaire dans les zones irriguées ne nécessitant pratiquement pas d’investissements. C’est en effet à la même époque que se sont construits les grands barrages destinés à l’irrigation, qui ont modifié considérablement les besoins de main-d’oeuvre fixe et donc le rapport de force entre ouvriers agricoles et latifundiaires dans les quelques zones concernées (essentiellement dans l’Alentejo ouest).

Le processus

Au moment du renversement de la dictature le 25 avril 1974, le mouvement anarcho-syndicaliste n’existait plus et la seule force d’opposition réelle était le Parti communiste portugais (PCP) – qui cependant ne disposait que de très peu de militants dans les campagnes. Cherchant à développer sa base une fois les libertés démocratiques instituées, ce parti va alors mettre en œuvre une stratégie de développement du syndicalisme par le biais du ministère du Travail, qu’il s’est fait attribuer dans les négociations du partage du pouvoir au sein des gouvernements provisoires. Pour ce faire il impulse des négociations de “contrats collectifs de travail” (CCT) entre syndicats d’ouvriers agricoles, mis en place sous l’impulsion de ses militants, et latifundiaires, représentés par l’ALA, une organisation assez moderniste, intéressée à l’abandon du système journalier. Pendant l’été 1974, ces négociations ont connu un certain succès et les CTT ont pu se développer dans tout l’Alentejo et le Ribatejo au fil des périodes de récolte (moisson des céréales, collecte des tomates, vendanges, ramassage des olives...).
Le problème a commencé à se poser quand le ministère du Travail et les syndicats ont imposé une transformation de ces CTT, signés initialement pour le seul moment des récoltes, en CCT définitifs, transformant les ouvriers agricoles en salariés permanents. La méfiance s’est alors installée, de surcroît dans un climat politique où la droite néocolonialiste représentée par Spinola avait perdu le pouvoir, marquant une première radicalisation à gauche (28 septembre 1974). Les latifundiaires ont commencé à décapitaliser leurs exploitations pour fuir le pays et s’installer la plupart au Brésil. D’où l’instauration d’un rapport de force entre syndicats d’ouvriers agricoles imposant l’embauche de travailleurs permanents, avec contrôle direct des exploitations agricoles sous l’égide du ministère du Travail, et les latifundiaires essayant d’échapper à ce contrôle et de récupérer leur capital pour l’investir ailleurs. Ce rapport de force devait naturellement aboutir à l’occupation des latufundia abandonnées. Pour éviter que le mouvement ne leur échappe, le syndicat des travailleurs ruraux et le Parti communiste organisent, le 9 février 1975, une grande conférence appelant à la réforme agraire.
Cependant le mouvement des occupations de terres n’est pas parti de cette initiative. Les premières occupations sont le fait des métayers précaires ayant l’habitude de louer leur machine au moment des labours d’hiver : en janvier et février 1975, pour ne pas laisser en friches les terres abandonnées par les latifundiaires, ils choisissent de les occuper après s’être assurés de la neutralité des pouvoirs publics et du MFA.
Ils marquent ainsi le coup d’envoi d’un mouvement d’occupation de l’ensemble des latifundia par les ouvriers agricoles et de leur transformation en coopératives, mouvement qui prendra de plus en plus d’ampleur jusqu’au 25 novembre 1975. Dans un premier temps ce mouvement reste limité, mais, avec le 11 mars 1975, date d’une seconde tentative manquée de coup d’Etat par Spinola visant à reprendre le pouvoir, le MFA se radicalise, un nouveau gouvernement provisoire se met en place et une loi de réforme agraire est annoncée, ce qui a pour effet de booster les occupations de latifundia. Un deuxième coup d’accélérateur est donné avec la promulgation de la loi de réforme agraire en juillet 1975 et la mise en place de centres régionaux de réforme agraire (CRRA) pour légaliser les occupations. Enfin, une troisième accélération décisive se produit en septembre 1975 avec la promulgation de la loi attribuant des crédits aux coopératives nouvellement créées pour leur permettre de payer les salaires en attendant les récoltes. Cela lève les dernières hésitations, de sorte qu’au 25 novembre 1975, date à laquelle le mouvement perd le soutien du MFA, écarté du pouvoir, plus d’un million d’hectares de latifundia étaient déjà transformés en coopératives.

Les coopératives

Quelles sont donc ces coopératives ? Quels en sont les traits essentiels ?
Tout d’abord elles s’inscrivent dans un mouvement d’occupations plus large qui a marqué le pays pendant toute la période appelée PREC (processus révolutionnaire en cours), soit du 25 avril 1974 au 25 novembre 1975 : occupations de maisons vides par les habitants, puis des entreprises abandonnées, des terres et des moyens de communication (le journal Republica et Radio Renaissance notamment). Cela dans un contexte politique où le MFA évoluait lui-même vers l’idée d’une société sans classe et d’un pouvoir populaire apartidaire (i.e. non affilié à un parti), du moins dans sa branche la plus radicale, celle en contact direct avec les mouvements sociaux. Un tel contexte a contribué à développer une culture partagée cherchant à construire une société sur des valeurs humanistes. Culture sans doute aussi influencée par le passé anarcho-syndicaliste du début du XXe siècle, que l’on retrouve dans certaines caractéristiques des coopératives. Citons notamment :

  • l’égalitarisme salarial : même salaire pour tous, quel que soit le niveau de responsabilité (les différences entre hommes et femmes n’ont toutefois pas été remises en question, malgré un mouvement féministe naissant, mais limité aux grandes villes) ;
  • la transformation de la propriété privée en bien commun, qui ne concernait pas seulement les latifundia et leurs infrastructures mais également les biens détenus par les coopérateurs, comme les machines agricoles : elles étaient cédées gratuitement à la coopérative, la propriété privée n’ayant plus de sens dans une société désormais considérée comme socialiste ;
  • la solidarité ouverte bien au-delà des limites des coopératives puisque toute personne à la recherche de travail était immédiatement accueillie et intégrée dans la coopérative 
  • la capacité d’auto-organisation s’appuyant sur les compétences de chacun – qui s’est vérifiée notamment lors de l’association entre anciens métayers précaires, mieux préparés aux tâches de gestion, et ouvriers agricoles, plus assignés aux tâches techniques et manuelles ;
  • la démocratie interne s’agissant des décisions à prendre ;
  • l’autonomie par rapport aux institutions publiques, qui s’est traduite, surtout après le 25 novembre, par une forte résilience des coopératives : elles ont survécu pendant plus de dix ans malgré toutes les tentatives faites pour les détruire et les difficultés de tout ordre auxquelles elles ont été confrontées du fait de leur isolement.
    Les situations sont cependant assez différentes selon les contextes. Par exemple, là ou le Parti communiste a gagné le plus d’influence, soit autour de Beja et Serpa, il a cherché à regrouper les coopératives en d’énormes unités industrielles appelées « unités collectives de production » (UCP), où la démocratie directe était désormais impraticable.

Suites et enseignements

Après le 25 novembre 1975, les coopératives sanctionnées par la réforme agraire se sont trouvées démunies de tout soutien institutionnel alors que s’instaurait une contre-réforme agraire visant à restituer les terres occupées aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers ou acheteurs, rognant ainsi peu à peu leurs moyens de production. Les formes de résistance ont été nombreuses, beaucoup de coopératives ont été conduites à acheter elles-mêmes les terres pour assurer leur survie. Néanmoins, avec le temps et les nouvelles générations, la culture de la coopération s’est érodée, et, face à l’échec de la réforme agraire, beaucoup ont fait le choix de l’émigration.
Cinquante ans plus tard, il ne reste plus grand-chose de ce formidable mouvement qui a marqué l’histoire du Portugal et aurait pu développer un modèle d’humanité qui nous fait aujourd’hui cruellement défaut, face aux énormes défis auxquels nous sommes confrontés. Même ceux qui ont connu cette période exceptionnelle se demandent parfois comment un tel mouvement a pu exister !

Samuel Thirion*

Note :
* Auteur d’une thèse sur la réforme agraire au Portugal (IEDES, université Paris I-Panthéon-Sorbonne, novembre 1980). Contact : samuel.thirion@wikispiral.org

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