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CA 345 décembre 2024

« Els Brulls » en Pyrénées catalanes :
l’eau contre le béton

mercredi 11 décembre 2024, par Courant Alternatif

C’est avec le fond sonore d’une petite fontaine, si caractéristique des villages de cette région des Pyrénées, que nous réalisons l’interview de membres du collectif « Els Brulls ». Nous sommes en Catalogne française, au nord du massif du Canigou, proche de Prades, dans le département des Pyrénées Orientales (PO), région particulièrement affectée par la sécheresse ces dernières années. Le collectif nous explique en quoi les problèmes de l’eau, des terres agricoles et de la bétonisation sont liés, et nous présente les luttes pour y faire face collectivement.


Pouvez-vous décrire la situation de la distribution de l’eau, de l’urbanisation et des terres agricoles dans les PO ?

On est ici sous un climat méditerranéen, et la pluviométrie est dépendante des masses d’eau qui viennent de l’océan, de la mer, et de l’enneigement des massifs, ce qui fait qu’on a beaucoup d’eau au printemps, à la fonte des neiges, et moins à d’autres moments de l’année. Mais dernièrement, il y a de moins en moins de neige et d’orages, car les masses d’air ne se refroidissent plus, à cause du réchauffement climatique. Il n’y a donc plus d’équilibre entre des saisons plus ou moins bonnes. Le niveau des rivières et des nappes a donc baissé de 40 % depuis les années 70 : on n’arrive plus à encaisser.
En 2022 on a eu un niveau de sécheresse maximal décrété par la préfecture, dont le « comité sécheresse » a décrété des règles très contraignantes, qui notamment tapaient sur ceux qui font de l’agriculture vivrière et des potagers individuels. L’acheminement de l’eau se fait par un système de canaux, de façon gravitaire, pour les champs et les jardins. Avec la sécheresse, ils ont fortement réduit l’usage de ces canaux pour les particuliers et les petits irriguants. Dans un territoire plutôt pauvre, c’était un gros problème pour ceux qui en dépendent. Psychologiquement, la sécheresse plus les restrictions, comme l’interdiction d’arroser son potager (dès l’arrêté du 15 juin, alors que les golfs avaient eux toujours le droit d’arroser les greens...), ça a été dur pour beaucoup d’habitants. Ça a eu un impact social bien au-delà des convaincus écolo qui « font attention ». Quelques réactions ont eu lieu (protestations des habitants au sein des communes), et évidemment des gens ont contourné l’interdiction.
Si on poursuit le trajet de l’eau, elle arrive ensuite dans les affluents de la Têt (un petit fleuve qui se jette dans la méditerranée) et va jusqu’à la plaine du Roussillon où elle sert aux arboriculteurs, éleveurs, agriculteurs. Les eaux des affluents de la Têt sont nécessaires pour les stations d’épurations des villes de la plaine. Sans cette eau, il y a un risque qu’une majorité d’eau polluée ou usée par rapport à une eau saine soit rejetée dans la Têt puis dans la mer, et donc adieu le pavillon bleu (autorisation de baignade) et l’économie touristique. Les restrictions pour maintenir un débit suffisant pour l’économie de la baignade, c’est notre interprétation. Le comité sécheresse de la pref, lui, va dire que c’est pour les poissons de la rivière. Mais ils n’ont pas touché à l’économie touristique, alors qu’à Barcelone dans la même situation ils ont baissé le nombre de lits pour le tourisme, en ne délivrant plus de nouvelles licences d’hébergement touristique, et en mettant en place de nouvelles réglementations anti Airbnb.
Le tourisme et l’agriculture sont les deux mamelles du département. De leur côté, les arboriculteurs vont dire qu’ils utilisent peu d’eau en comparaison à d’autres secteurs agricoles ; mais ils donnent des chiffres lissés sur l’année alors que le problème se concentre sur quelques semaines critiques en été, en plus d’une grosse pression dans les stations de ski en hiver.

Quel lien avec l’urbanisation des terres agricoles ?

Les effets de la sécheresse sont accrus par l’aménagement du territoire (tourisme, urbanisation, artificialisation, afflux de retraités…). Dans les PO c’est un des seuls endroits de France où les prix de l’immobilier n’ont pas baissé, car c’est un haut lieu de résidences secondaires ainsi que de retraite des classes moyennes. La pression sur l’eau est donc aggravée par la grosse pression foncière (piscines, etc.).
Les propriétaires historiques vendent leurs terres à des promoteurs pour s’assurer un revenu. Ça fait le lien avec les luttes qu’on mène nous sur la bétonisation car il y a une grosse pression sur les terres, et donc de moins en moins de terres agricoles. Les agriculteurs qui ont bossé toute leur vie sur leurs terres attendent que des promoteurs les achètent à un prix maximal en fin de carrière plutôt que de vendre à des éventuels jeunes repreneurs.
La logique de construction c’est de construire d’abord là où c’est plat, car plus facile à urbaniser. C’est un fait nouveau car historiquement, les terres plates étaient laissées à l’agriculture, et les villages s’installaient dans des endroits plus abrupts. Il y a un projet de commencer à appliquer la ‘zéro artificialisation nette’ à l’horizon 2030, mais chacun commence à chercher des dérogations. De plus, les gens se dépêchent pour déposer un permis de construire avant 2030…
En fait, tout est en lien, car plus on construit de maisons, plus il faut de routes et d’infrastructures, de stations d’épurations… Le dernier PLUI (Plan local d’urbanisme intercommunal) de Cerdagne, un territoire adjacent, a été retoqué à cause de l’insuffisance de la capacité de sa station de traitement des eaux usées (pas d’eau = pas de permis de construire). Et ce sont des bourgeois de Perpignan, qui y ont une résidence secondaire, qui ont financé l’attaque juridique pour éviter que des constructions supplémentaires dégradent leur beau paysage, et donc le prix de leur maison…
La solution qu’on nous propose, pour continuer comme d’habitude, ce serait d’aller chercher de l’eau du Rhône (1) ou bien la dessalinisation ! C’est une réponse technologique à un problème environnemental et politique.

Quels sont les différents collectifs qui luttent sur ces questions dans la région, et quand et comment sont-ils nés ?

À l’échelle départementale, des collectifs se sont regroupés en 2021 au sein de la coordination « Viure » (« vivre » en catalan (2) ), après une manifestation appelée par le collectif « Els Brulls ». Ces collectifs luttent sur différents terrains : éoliennes, terres agricoles, agrivoltaïsme, projets d’aménagements routiers…
On est dans un territoire qui a une histoire au niveau de la lutte environnementale : des naturalistes, comme ceux de l’association Charles-Flahault (à l’origine de la La Fédération des réserves naturelles catalanes), ont eu un rôle dans l’abandon du projet de pistes de ski sur le site de Mantet, grâce à leur demande de mise à l’étude de la création d’une réserve naturelle, à la suite d’une étude scientifique (3). Citons aussi les membres du GPRENC (4), qui se définissent comme des « excursionnistes », un courant régionaliste catalan qui se réintéresse à la langue, à la culture, à l’histoire locale, et revendique l’appartenance à et la protection de la montagne.
Il y a localement une identité catalane très forte, y compris de la part de gens qui ne sont pas d’ici. Ce n’est pas donc pas quelque chose d’inné. D’ailleurs, ce sont ceux qui se revendiquent le plus de l’identité catalane innée qui mènent le pays au massacre. Ils ont pour logiciel d’utiliser la terre comme un matériau et pas comme un endroit où vivre.
Mais pour en revenir aux luttes, il y a des combats environnementaux inscrits dans une histoire, mais la lutte contre la bétonisation est plus récente. « Els Brulls », du nom du secteur de 30 hectares qui faisait l’objet d’un projet d’urbanisation, à Codalet, à côté de Prades, a une dizaine d’années. C’était un projet de la « comcom » (communauté de communes) de Prades, d’un certain Jean Castex, de bétonner ces terres agricoles irriguées pour faire une zone d’activité et des logements alors qu’il y avait déjà des espaces aménagés non utilisés par les entreprises, avec toujours l’argument chantage de la créations d’emplois…

Quelles actions ont été menées sur ces questions, avec quels résultats ?

« Els Brulls » se sont créés avec une belle dynamique contre ce projet particulier, avec des gens qui arrivaient dans la région, des gens qui y habitent depuis longtemps, et ceux qui y militent depuis plus de 40 ans. Parmi les membres, certains avaient une expertise professionnelle ou militante pour être capable de réaliser une contre-enquête sur ce projet. Il y a eu un film, on allait dans les vallées... On a monté un dossier très ‘institutionnel’ avec un diaporama présenté de force (car ils ne voulaient pas nous recevoir ) devant les maires de la « comcom » après une grosse manif de 250 personnes... Niveau communication, c’était vraiment très fort : citoyen mais très professionnel.
C’était un vieux projet municipal qui traînait depuis 30 ans, et au final on se demande si ce n’est pas grâce à nous que Castex a fini par réussir à s’en dépatouiller... Mais ça a contribué à notre réputation. L’opposition à ce projet, c’est notre action historique, qui a duré au moins 2 ans. Cette première victoire nous a fait connaître et nous a donné de la légitimité. Après, quand les gens nous contactent, on relaie et on a une crédibilité, ainsi qu’un gros réseau.
Ensuite, il y a eu un gros travail sur le PLUI, où on a pourri les maires et les adjoints délégués à la communauté de commune dans toutes les réunions où ils étaient. C’est là où on voit que la concertation, c’est de la merde : il n’y a pas de débat, pas d’échange, pas d’expertise. Ça sert juste à ce qu’on puisse se défouler !
En 2022, on a organisé avec le collectif un rassemblement contre le lotissement à Codalet, et le rassemblement a décidé de se déplacer vers le lieu du lotissement. Là, des bottes de paille étaient sur la route, ce qui a bloqué l’accès au festival Pablo Casals, un festival annuel de musique, huppé, qui se tient dans une abbaye. Les flics ont pris des identités au pif, et ensuite il y a eu des condamnations à des stages de citoyenneté. Un procès a eu lieu, car les condamnés ont refusé le stage. Au final on a gagné car les interpellations n’étaient pas justifiées : les avocats ont fait tomber les accusations du ministère public. Les frais d’avocats (plus de 5 000 euros) ont été payés par une soirée de soutien avec concert, c’était magnifique. On a été bouleversés.
On fait des campagnes d’affichage tout le temps, avec une contre argumentation ciblant les élus. On n’arrête pas de les interpeller dès qu’il y a un projet. Les maires n’ont pas envie de devoir tout le temps rendre des comptes aux habitants. Et comme on est crédibles, lanceurs d’alertes, des gens nous font suivre des infos, y compris celles qui ne doivent pas sortir.

Comment la population locale perçoit-elle la mobilisation ?

La population locales est assez divisée. Il y a une grosse masse qui s’en fout, alors que les « alternatifs » sont très à fond. Dans les rassemblements auxquels on appelle, on voit beaucoup de néo-ruraux, mais on a peut-être peu d’impact auprès des populations des lotissements. Dans le territoire, on voit quand même des banderoles, des pancartes, des tags..., contre la bétonisation. Ça concerne quand même des gens. À chaque fois qu’il y a un problème d’aménagement, les gens viennent voir notre collectif. Quand les gens nous appellent, on les conseille pour des contacts, on les aide sur le PLUI, mais on fait pas à leur place : on fait de la transmission. En revanche, à Marquixanes (en direction de Perpignan), le collectif qui lutte contre la déviation de la route est « anti-Brulls », parce que nous, on n’est pas dans le consensus.
C’est différent pour la question de l’eau, qui touche bien plus les habitants. Les réunions appelées par la municipalité étaient très suivies, on sent que les gens ont besoin d’en parler. Quand on a fait la première assemblée populaire de l’eau, on a vu des gens qu’on ne voit pas d’habitude. Le thème de l’eau est plus rassembleur, moins clivant que la bétonisation. Quand il y a eu les crises sécheresses, les villages qui n’avaient plus d’eau ont été alimentés par des citernes et des bouteilles. Ça a été un vrai choc pour les gens de se dire ‘on habite en France, et on n’a pas d’eau potable’. De plus, l’eau est vraiment structurante pour le territoire : il y a deux bassins versants (les vallées de la Têt et du Tech), et les gens parlent de la vallée dans laquelle ils habitent pour se définir.

Y a-t-il des perspectives de lutte ou des échéances importantes dans le futur ?

On continue à faire de la veille. Dès qu’il y a un mouvement dans le coin, on est solidaire. Les projets à venir, c’est aussi en fonction des projets à la con !
Mais en ce moment, notre gros travail, c’est l’assemblée populaire de l’eau : on regroupe les gens, dans toutes les vallées, pour parler du partage de l’eau. On considère que ce n’est pas tabou, que ça ne doit pas être réservé aux élites. On parle des canaux, mais aussi de l’eau potable, car beaucoup de villages en ont conservé la gestion en propre, et sont très heureux de garder cette prérogatives. À Prades, c’est une grosse régie communautaire. On nous avait annoncé une gestion par le conseil communautaire, avec fusion des différentes régies, ce qui aurait renforcé les acteurs privés déjà implantés localement, mais cette volonté nationale a heureusement été repoussée (5). On essaie de stimuler une réponse collective au partage de l’eau, car chacun se sent seul dans son village. On va voir ce qui va en ressortir !

Quels sont vos liens avec les Soulèvements de la Terre (SDLT) ?

Dans la région, un gros rassemblement contre Lafarge et le béton avait été prévu par les SDLT en 2023 à Port-La Nouvelle, dans l’Aude. Les collectifs locaux y avaient appelé en soutien, mais la préfecture a annulé le rassemblement et ça a capoté. Dommage, car on était content d’avoir « notre » rassemblement SDLT ! Ça donne envie ce qu’on voit sur l’A69, etc. Des gens d’ici y vont régulièrement, d’abord par sympathie historique pour la lutte de Notre-Dame-des-Lande.
On est conscients des critiques sur les SLDT, mais on aurait aimé avoir plus de forces et de visibilité dans nos actions locales, pour faire une action ‘coup de poing’. Les SDLT sont très forts sur la forme dans laquelle ils luttent.
Des membres des « Brulls » participent au groupe des SDLT des PO, mais en tant qu’individus. On travaille avec eux dans la coordination « Viure ». Mais on n’a pas de lien avec l’échelle nationale, il n’y a pas de pilotage.

Propos recueillis par Pain 2 Glace, envoyé spécial dans les Pyrénées catalanes, le 26 octobre 2024

Notes
(1) L’extension d’Aqua Domitia, le vaste système de tuyauterie qui achemine l’eau du Rhône jusqu’à Montpellier (d’après Reporterre, Face à la sécheresse, un mégaprojet pour pomper le Rhône, 24 mai 2024)
(2) Viure « rassemble et coordonne les organisations locales des Pyrénées-Orientales (66) qui luttent pour la protection des espaces naturels et des terres agricoles. » On y trouve une myriade d’associations et collectifs locaux ainsi que la LPO, XR, Greenpeace, la LDH, Alternatiba, les Soulèvements de la Terre… Voir sur viure.fr
(3) Voir l’historique sur le site de la Réserve Naturelle de Mantet : rnn-mantet.fr
(4) Grup Pirinec Excursionista Nord Catala, en français groupe pyrénéen excursionniste nord catalan, « un mouvement à la fois social, sportif et contemplatif (découverte de la faune et de la flore locales) », transpyrénéen, issu d’« échanges avec les Catalans anti-franquistes » dans les années 70, reposant sur « la défense d’une terre, d’une langue, d’une identité, de racines, de valeurs et d’un patrimoine communs »
(5) Voir sur le site Aquagir.fr (« le collectif des acteurs de l’eau ») : Fin du transfert obligatoire des compétences eau et assainissement en 2026 : ce qu’il faut savoir

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