CA 325 Décembre 2022
jeudi 15 décembre 2022, par
Nous avons rencontré Yvan, qui travaille depuis des années sur les plateaux de tournage comme chef opérateur et chef électricien et qui constate une dégradation des conditions de travail de nombreux technicien.es depuis une dizaine d’années. Il pointe notamment la sur-importance des outils numériques qui isolent, divisent, dégradent les conditions de travail et la qualification des métiers, ainsi que la production même des films de qualité.
Il interroge le devenir inquiétant de cette industrie culturelle importante, ayant un poids économique bien plus grand que l’automobile.
Voici ses réflexions pour ouvrir un débat qui ne concerne pas seulement les professionnels du cinéma.
Travaillant dans le cinéma depuis plus de 30 ans et ayant connu le passage méthodologique des tournages en pellicule, sans talkies-walkies, ni mails et téléphone portable à l’avènement des caméras numériques, projecteurs à leds et à la communication immédiate inhérente à certains outils numériques, je me permets de faire un constat.
Voilà quelques tournages où je ressens une demande exclusive, quasi permanente, pour la mise en scène. Ainsi, les temps de répétition « mécanique » (pour faire le tour des problèmes techniques), réglages, se retrouvent réduits à peau de chagrin, pas forcément officialisés, et souvent avec une sollicitation assez pressante.
Le ressenti de n’être plus qu’une contrainte peut parfois prendre le pas sur la collaboration attendue.
Quand un projecteur était en « tungstène » (les classiques « ampoules à filament »), chaud, puissant, il fallait, pour des réglages, intervenir entre les plans sur le plateau. Les électriciens étaient présents, à l’écoute et à l’initiative des interventions.
Pour les assistants caméra, il fallait d’abord mesurer au décamètre la distance entre les acteurs et la caméra puis, pendant les prises, un deuxième assistant pouvait affiner la précision en se plaçant perpendiculairement à l’axe caméra. Toutes les corporations étaient présentes ou pas loin.
Avec les progrès technologiques on a peu à peu écarté toute une catégorie sociale du plateau, tout en la maintenant disponible en permanence par liaison talkies-walkies.
Cette normalisation des talkies donne souvent lieu à des situations cocasses ou surréalistes quand, au milieu d’un échange en face à face, votre interlocuteur (ou vous même) interrompt la conversation, sans prévenir, soudainement interpelé par son talkie pour rejoindre d’urgence sa « fonction ».
À présent il est possible de régler presque l’intégralité de la lumière depuis une simple tablette numérique ou un téléphone portable. Ce confortable progrès a tendance à faire oublier, voire peut rendre insupportable, les interventions techniques physiques.
On se contente principalement désormais d’apprécier et de commenter les images instantanées que fournissent les moniteurs vidéos, souvent en nombre limité et accessibles uniquement à certaines personnes.
On perd forcément pied avec la réalité que la technique impose et toutes ses contraintes d’accès (distance, échelle, etc), de météo (pluie, vent, nuages), d’information (l’implication n’est pas la même pour tous).
Cette « dématérialisation » numérique des relations peut générer des impatiences injustifiées chez les chefs de poste. Ces impatiences sont parfois mal vécues par les ouvriers ou les techniciens.
La pression économique croissante ne favorise pas la cohésion d’une équipe. Cette pression est d’autant plus paradoxale que le mystère autour de l’enveloppe budgétaire s’épaissit de projets en projets, on sait de moins en moins dans quel cadre économique on opère (jamais assez visiblement).
Certaines étapes techniques sont impliquées dans un projet au dernier moment et on leur demande d’être immédiatement opérationnelles. Le risque est de ne pouvoir « resservir » que les compétences déjà acquises, avec très peu de place à la recherche et au développement en raison du peu de temps alloué. Beaucoup de techniciens ne font pas toute la « prépa » et ne peuvent intégrer la globalité du projet en quelques minutes ou heures.
Nous sommes divisés à présent en deux catégories, les décideurs « quand combien ? » et les exécutants « quoi comment ? »
Les remarques et questions « combien de temps ? », « je m’impatiente », « qu’est-ce qu’on attend ? » ne sont pas très productives collectivement.
La conséquence la plus dommageable est le clivage social qui en découle. Il n’y a désormais plus de « lutte des classes » (au sens noble des dialogues et négociations qu’elle impose), on écarte désormais les classes dont on ne désire plus, ou on tolère à minima, la présence sur le plateau.
Ce clivage social est à l’œuvre dans beaucoup d’entreprises où la délocalisation ou la sous-traitance par catégorie sociale sont appliquées depuis plus de 40 ans.
La communication et les comportements se sont également vues « normalisées ». On échange désormais par groupe whatsapp, sms, téléphone mais presque plus d’annonces ou débats collectifs. Il devient même difficile de savoir si « ça tourne » ou pas, le silence est souvent demandé, mais la fin des répétitions ou des prises ne sont plus forcément annoncées pour savoir quand on peut faire du bruit ou pas (outillages, manutention, collaboration orale).
Fini la gouaille, les engueulades ou les rigolades, c’est plutôt esprit « open space » et son consciencieux polissage de rigueur. Cette demande tacite de s’exprimer comme les cadres l’entendent, être à l’aise avec l’écrit et tous ces outils numériques, entretient la frontière sociale.
On est tenté de faire un lien de causalité dans la concomitance de la disparition des ouvriers du plateau de tournage et de la baisse de leur représentation à l’écran. Quand les ouvriers apparaissent à l’écran, c’est désormais souvent empreints de misérabilisme ou autres poncifs (parfois très tendancieux). Est-ce là la seule représentation des classes populaires qu’en ont désormais les classes sociales plus favorisées ?
L’uniformité des thèmes des films/séries (la dystopie est surreprésentée) n’est pas forcément étrangère à ce basculement vers la disparition de certaines catégories sociales dans les films. Cette propagande n’est certes pas nouvelle (les comics américains ont largement propagé un discours capitaliste ou libertarien) mais ce qui est nouveau est la quasi hégémonie thématique quel que soit l’âge des spectateurs (les comics étaient surtout destinés à une population jeune, pour un meilleur endoctrinement). C’est pourtant ce pluralisme social qui faisait la richesse d’un plateau (et des films).
La profonde mutation en cours - numérique, leds, diffusion -, demanderait des réflexions techniques de fond, autant méthodologiques qu’esthétiques, mais aussi sur les conséquences sociales qu’elles induisent.
Voir des projecteurs se renouveler tous les 6 mois, avec leur dizaine ou vingtaine de kilos de ressources en matière première (extraction et transformation) rendus aussi rapidement obsolètes, laisse plus que perplexe sur l’argument énergétique et écologique.
Au début on utilisait des projecteurs ou luminaires « tungstènes » (les classiques ampoules à filament) ou des tubes fluos sur lesquels on changeait les ampoules ou tubes défaillants. Avec l’arrivée des lampes dites « basse consommation » (des tubes fluos sous forme d’ampoule), on s’est mis à jeter l’ensemble de l’électronique d’amorçage et d’alimentation avec l’ampoule.
Enfin, avec la grosse « révolution » des leds, on jette désormais l’ensemble du luminaire en cas de défaillance ou proposition de meilleur rendement.
Ces innovations permanentes peuvent paraître excitantes mais sont flippantes et dramatiques en même temps…
Il va quand même falloir qu’on se calme dans la production de projecteurs si on prétend se soucier un peu de l’environnement. Les hangars se remplissent de projecteurs quasi neufs rendus soudainement obsolètes à la sortie de chaque nouveau modèle.
Une possibilité de réparation, de maintenance (pièces détachées accessibles à tout le monde, pas uniquement aux enseignes franchisées) ou d’« upgrade » (composants, led,…), sans tout changer et à des prix abordables, serait une vraie avancée et devrait être un critère de choix déterminant.
La fracture sociale instaurée par cette brutale forme d’organisation numérique du travail ne fait que s’amplifier, comment restaurer une collaboration des équipes ?
Les outils numériques sont omniprésents, tenter uniquement de s’en extraire semble une gageure, d’autant que tous ne sont pas à jeter.
Il faut quitter cette impression de déambuler dans des couloirs informatiques et devoir ouvrir des portes presque au hasard et retrouver le plaisir d’être sur un marché, une foire expo, une place du village ou des rues commerçantes artisanales.
La question de ce que l’on souhaite construire collectivement, autant dans le monde réel que numérique, doit redevenir centrale.
À ceux et celles qui ne connaissent que les plateformes numériques ne flattant que cette immédiateté devenue quasi hégémonique, il est urgent de retrouver l’intérêt et l’importance majeure des sites, wikis, véritables forums, mails,…
Et surtout ne pas abandonner ceux et celles qui ne maîtrisent pas ces outils, les accompagner et les impliquer dans leur usage.
Une véritable connaissance et appropriation collective des outils numériques est une priorité capitale pour que le réel redevienne vivable.
« À une époque où seul gagner du temps est le critère, réfléchir n’a qu’un défaut, celui d’en faire perdre… »
Yvan (avec l’aide de Fabienne)
Notes
Influence sociale des outils numériques.
La violente influence du numérique, surtout depuis le Covid*, sur l’organisation du travail est indéniable et a fait exploser l’usage systématique de tous les outils numériques « instantanés » (Zoom, Discord, Signal, Matrix, WhatsApp, Tiktok, Twitter, Télégram...).
Ils ne sont pas conçus pour « construire » mais sont juste adaptés à la gestion de l’instant présent.
La sectorisation engendrée produit un taylorisme des relations sociales : ultra sectorisée et spécialisée, voici l’ère des relations « productives », « efficaces » et immédiates. Plus de base de connaissance pérenne, pas de mots clé (pour croiser les sujets), peu de recherche, des liens truqués pour rester enfermé (Messenger et Whatsapp rajoutent des trackers aux liens au risque de ne pouvoir les rendre utilisables), enfermement dans le présent (Discord ne conserve qu’une semaine les « forums » puis les « archive », il faut donc connaître leur existence pour les retrouver). Sans parler de l’obligation de s’inscrire sur différents supports pour avoir accès aux informations.
L’instagramisation des esprits et son cortège de narcissisme et récompenses en « like », « partage », « retweet » (tout comme le rétrécissement algorithmique de Facebook, la réduction de taille de contenu Discord, Twitter, etc...) sont des drames pour la collectivité, les mobilisations et plus particulièrement nos savoir-faire, travailler, penser, agir et vivre en groupe. Ils sont en train de détruire toute cohésion collective...* Un sondage a été réalisé pendant le Covid pour voir l’évolution du travail et des productions audiovisuelles : https://tinyurl.com/ye2a7wwt
Ressources minières
Regardez cette vidéo pour avoir conscience de l’importance de consommer raisonnablement l’électronique et toutes les matières premières. Le domaine audiovisuel est particulièrement vorace (batteries, leds, caméras, informatique, écrans, stockages, plateformes Netflix, Amazon,...) et fonctionne principalement sur le renouvellement (aucun « upgrade » de capteurs, led, etc). Indispensable conférence d’Aurore Stéphant : https://tinyurl.com/4cpxu5fv