CA 325 Décembre 2022
Steve Wright - 2022, Entremonde/Senonevero
jeudi 22 décembre 2022, par
Voir en ligne : Editions entremonde/senonevero
L’Italie avait été le dernier pays d’Europe, après la victoire de Franco en Espagne, où on pouvait encore croire à une possibilité de révolution socialiste. Pourtant, il devint évident après la guerre que, malgré la résistance armée et la puissance du PCI, la révolution n’aurait pas lieu.
Dès 1948 les infrastructures économiques du pays sont reconstruites par la grâce du plan Marshall, si bien qu’en 1950 la production retrouve son niveau d’avant-guerre, c’est ce qu’on a appelé le « miracle italien [1]. Et ce n’est qu’un début. Avec un taux de croissance de plus de 6% par an en moyenne pendant 15 ans (32% entre 1957 et 1960 et 89 % dans l’automobile), un pays essentiellement agricole avant-guerre devient une grande puissance industrielle avec des fleurons la sidérurgie, la pétrochimie et les constructions navales et surtout l’automobile. Le paysage social, politique et humain en est profondément modifié sans que les forces de gauche prennent la mesure du changement.
Au tournant des années 1960 quelques intellectuels issus des PCI ou PSI déduisent de ces bouleversements que quelque chose n’allait pas au royaume du marxisme et qu’il convenait de s’appuyer sur les nouvelles réalités du pays pour repenser la question de la révolution. L’opéraïsme était né. Les Mario Tronti, Raniero Panzieri, Danilo Montaldi, regroupés autour des Quarderni Rossi [2]sont les témoins directs de la rapide transformation du mode de production capitaliste.
Un exemple, Turin, la ville ouvrière par excellence que les nouveaux opéraïstes observent, se modifie profondément. Le groupe FIAT (qui, soit dit en passant, avait été un important bailleur de fonds pour le développement des faisceaux de Mussolini et que les « vainqueurs du fascisme » arrosent maintenant) passe de 50 000 « employés » (dipendenti) à la veille de la seconde guerre mondiale à 230 000 « ouvriers » [3] en 1958 (70 000 à Turin dont 50 000 sur le seul site de Mirafiori [4]). Comme tout le nord du pays, la ville se méridionalise avec des millions de gens qui fuient la misère du Sud et émigrent vers l’eldorado industriel du nord. Ce sont le plus souvent de jeunes ouvriers sans tradition syndicale, peu qualifiés qui vont occuper les nouveaux postes de travail sur les chaînes de montage. Leur très faible salaire permet au « miracle » de poursuivre sa route entamée avec les milliards du plan Marshall vers plus de développement et de profits.
Une ville devenue « ville usine » et de nouvelles divisions du travail vont modeler de manière durable les façons de lutter. Aux revendications contre les bas salaires s’ajoute une révolte instinctive contre le travail dans ces méga-unités productives qui tranchait avec (et les séparait parfois) la vieille tradition ouvrière [5] des ouvriers syndiqués. Cette nouvelle classe ouvrière se resocialise au cœur même de l’usine qui soude ses membres de manière accélérée et donne un caractère collectif aux révoltes spontanées.
Les opéraïstes entendent renouer avec la vielle tradition de « l’enquête ouvrière », c’est-à-dire repartir de l’oppression réelle de la classe ouvrière telle que cette dernière la vie à un moment précis dans une situation précise afin de remodeler une théorie du changement révolutionnaire imprégnée des réalités du prolétariat.
Comme le disait Mario Tronti : la grande usine a été « le contraire de ces non-lieux qui configurent aujourd’hui la consistance, ou mieux l’inconsistance, du post-moderne […] La concentration des travailleurs dans le lieu de travail déterminait les masses sans faire masse. » (Nous opéraïstes, op. cit., p. 134).
Cette redécouverte selon laquelle les luttes doivent partir de la réalité de la vie en usine, donc de la base, et non de structures extérieures, politiques ou syndicales, est une manière de renouer avec la dimension libertaire présente dans l’histoire sociale italienne (voir encart). Sans pour autant aller jusqu’au bout de la critique de tout avant-gardisme !
Cette nouvelle approche aura une grande influence quelques années plus tard dans ce qu’on appellera l’autonomie italienne des années 1970 et après : une diversité de courants irrigués à la fois par les premiers opéraïstes et par l’expérience de mai 68, avec des groupes comme Lotta continua ou Potere operaio et ses leaders Toni Negri, Oreste Scalzone ou Franco Piperno. Mais le mieux est de se plonger au plus vite dans cette nouvelle édition nouvellement préfacée, augmentée et corrigée, d’une étude publiée pour la première fois en anglais en 2002 et en français en 2007.
jpd
Spécificités du mouvement ouvrier italien
On ne peut aborder l’opéraïsme sans se référer à quelques spécificités du mouvement ouvrier et du parti communiste italiens.
- L’anarchisme social, dès la fin du XIXe et au début du XXe siècle a marqué plus profondément le mouvement ouvrier italien naissant que partout ailleurs. Les milliers de militants exilés à cause de la répression et/ou de la misère, ont, de plus, irrigué les mouvements révolutionnaires outre-Atlantique, au nord comme au sud.
- Les prolétaires français et allemand ont été été vaincus sans combattre (sinon après la mobilisation, dans les tranchées !) au moment de la déclaration de ce qui sera une Grande Guerre qu’il n’ont pas su ou pu empêcher. En revanche, c’est en combattant que le prolétariat italien fut écrasé deux années après la fin de la boucherie par la bourgeoisie à l’issue du grand mouvement d’occupation des usines et de terres du « biennio rosso ».
- Ce biennio rosso a vu émerger l’expérience nouvelle des conseils d’usine qui a marqué durablement toutes les tendances du mouvement ouvrier dans toute l’Europe.
- Tant et si bien que le parti communiste a produit un léninisme qui ne s’est jamais inféodé totalement à Moscou et s’est, dans les années 70, transmuté dans l’euro communisme théorisé par Berlinguer et quelques autres et qui a conduit à une rupture avec Moscou mais aussi à l’abandon théorisée d’une position révolutionnaire en se repliant sur une social démocratisation dans le giron du libéralisme.
- Contrairement à l’extrême médiocrité des théoriciens et dirigeants communistes français, le PCI a produit des personnages de premier plan comme Gramsci et Bordiga. Contrairement à l’anarchisme français de la première moitié du XXe siècle qui avait tendance à s’enliser dans un humanisme libertaire culturel, son homologue italien a produit des Malatesta, Berneri et autres Borghi sur des positions de classe.
À l’assaut du ciel
Steve Wright
Histoire critique de l’opéraïsme
nouvelle édition augmentée
Essai traduit de l’anglais par le collectif Senonevero et Julien Guazzini
Préface de Marie Thirion
L’opéraïsme est un courant marxiste radical qui s’est développé dans l’Italie des années 1960 et 1970 comme tentative de confronter la théorie générale du capital avec « l’étude réelle de l’usine réelle ». En rapportant le comportement de lutte actuel de la classe ouvrière à sa structure matérielle actuelle dans le rapport d’exploitation, le but des théoriciens opéraïstes était de comprendre « les nouvelles formes d’action indépendante de la classe ouvrière ». Le livre fort bien documenté de Steve Wright raconte l’histoire de ce courant, nourri de toutes les luttes de l’époque, et s’efforce d’apprécier son apport dans le contexte des récentes mobilisations « contre le capital global ».
Steve Wright est professeur titulaire à la Faculté de Technologie d’informations à l’université de Monash. Ses recherches portent sur les mouvements contestataires en Australie et dans le reste du monde.
“ La collection Senonevero est dédiée à la publication d’une théorie critique du capitalisme, c’est-à-dire une théorie de son abolition ”
[1] Les milliards de dollars que les États-Unis déversent sur l’Europe pour la reconstruction des appareils productifs ne sont qu’un prêt assorti d’une condition draconienne : les Etats devront ensuite importer des équipements et des produits américains pour un montant équivalent au prêt. Le fric reviendra ainsi à sa source avec un dividende appréciable : rendre indispensable aux économies et au mode de vie européen, l’allié tutélaire américain. Rien de bien miraculeux là-dedans.
[2] Les Quaderni rossi (1961-66), sont une revue du rassemblement de jeunes intellectuels et militants radicaux autour de la figure charismatique de Raniero Panzieri, fut le lieu de l’articulation entre théorie et organisation dont est né le « premier » opéraïsme
[3] Avant-guerre, on trouve très souvent dans les textes et les journaux italiens le terme de « dipendenti » pour désigner les gens qui travaillent dans une une usine comme celle de la FIAT, ce qui veut dire « employés », « salariés », « personnels », « agents » mais pas « ouvriers ». Après la guerre le mot « opéraï » (« ouvriers ») revient beaucoup plus souvent pour désigner les mêmes gens. Ce qui signifie à la fois un une évolution structurelle du rapport entre les strates de travailleurs dans les usines mais aussi, et peut-être même surtout, un changement dans la perception du groupe ouvrier à la fois par lui-même et par l’extérieur.
[4] A ses plus beaux jours la « forteresse ouvrière » de Renault-Billancourt n’en comptait « que » 35 000 !
[5] On ne manquera pas de faire le rapprochement avec ce qui s’est passé en France vers 1966-67-68 dans l’ouest de la France lorsque les jeunes OS venant de la campagne et sans tradition syndicale sont embauchés dans les grandes unités de production et deviendront les acteurs d’émeutes préfigurant mai 68.