Accueil > Courant Alternatif > 336 Janvier 2024 > Extrême droite et fascisme aujourd’hui

CA 336 janvier 2024

Extrême droite et fascisme aujourd’hui

mardi 23 janvier 2024, par Courant Alternatif

Il y a actuellement en France et dans beaucoup de pays du monde une montée des partis d’extrême droite. Beaucoup sont qualifiés de fascistes [1]. Nous nous devons d’avoir une approche matérialiste. Au même titre que nous ne confondons pas le discours des appareils politiques dits de gauche avec leur pratique réelle au gouvernement (où ils trahissent toutes les promesses faites), nous nous devons de différencier le discours des partis d’extrême droite de leurs pratiques dans des gouvernements. Il faut en conséquence être à même de pouvoir caractériser ce qu’est un régime fasciste pour pouvoir le différencier d’un régime d’extrême droite ; car à tout confondre, on risque de proposer des axes militants erronés. Nous revenons donc dans cet article sur cette différence pour essayer d’en comprendre les enjeux politiques actuels.


Qu'est-ce que le fascisme ?

Le fascisme ne se caractérise pas par le discours de ses dirigeant·es. A le confondre avec l’extrême droite, on en gomme ses traits caractéristiques [2]. La fonction fondamentale du fascisme est d’arriver à sauver le capitalisme et son État dans une situation de crise aiguë du capitalisme, même si un parti fasciste porte officiellement un discours anti-système. Le fascisme émerge comme mouvement politique avant sa prise de pouvoir, mené par un « chef » et s’appuyant sur des milices. Il prétend régénérer une communauté d’intérêt différente de la communauté de classe : la Nation. L’idéologie fasciste ne sert que de ciment à une mobilisation de masse dans une situation de crise sociale et politique profonde. Elle transforme le désespoir en un espoir d’un ordre nouveau autour d’une unité d’intérêt retrouvée (la Nation), définit comme un intérêt général au-dessus du conflit de classe. Ce mouvement politique cherche à anéantir toute contestation de cette unité nationale par une terreur qui s’appuie aussi bien sur les forces étatiques qu’extra-étatiques. Émergent donc des milices de masse issues de couches sociales radicalisées, cherchant dans cet imaginaire national une perspective d’un avenir. Le fascisme se différencie d’une dictature militaire par le fait qu’il arrive au pouvoir légalement en s’appuyant sur des forces sociales mobilisées [3] qui lui permettent de briser toutes les organisations politiques et syndicales existantes pour imposer un enrôlement de la population dans des structures qu’il contrôle.
S’appuyer sur le fascisme n’est pas sans conséquence pour la bourgeoise. Le mouvement de masse fasciste est partiellement autonome car surgissant des profondeurs de la société et en dehors des appareils politiques traditionnels bourgeois. Le fascisme impose un état dictatorial sur l’ensemble de la société, y compris aux bourgeois (même si une fraction de la bourgeoisie en tire profit). Ce n’est donc pas une solution classique pour la bourgeoisie. La forme courante de domination de la bourgeoisie, au moins dans les pays riches, est la forme dite démocratique parlementaire car c’est la forme la moins coûteuse pour elle. La liberté de la presse, le suffrage universel, le droit syndical et politique, le droit de grève, … permettent d’amortir les crises sociales inhérentes au capitalisme.
Dans des situations où l’illusion électorale ne fonctionne plus, la bourgeoise peut décider de s’appuyer sur un État plus autoritaire. Mais tout état autoritaire n’équivaut pas au fascisme, et nous vivons actuellement un glissement autoritaire de l’État sans que la démocratie de façade soit suspendue. Si la classe dominante s’appuie parfois sur le fascisme, ce n’est pas en réaction à une menace révolutionnaire du prolétariat, mais cela répond avant tout à une crise du capitalisme où la bourgeoise n’arrive plus à s’imposer. C’est donc une réponse à la désagrégation du capitalisme. Arrivé au pouvoir, le régime fasciste va écraser le mouvement ouvrier organisé en s’appuyant en partie sur sa base sociale qui sert de bras armée de la répression. Chacun devient l’espion de chacun, freinant toute contestation organisée.

Dans le monde aujourd'hui

Il y a une montée de l’extrême droite dans beaucoup de pays (voir la carte de l’Europe). La question se pose de savoir si ces régimes peuvent être caractérisé comme fasciste, de façon éventuellement différente des régimes passés.

Il est impossible d’analyser en détail tous les régimes d’extrême droite dans le monde. Si nous prenons par exemple Trump, il a été un président représentant une droite dure. Mais son régime n’a en rien été fasciste. On a vu durant son mandat des luttes sociales qu’un régime fasciste n’aurait pas toléré : Black Lives Matter, grèves diverses. Sa tentative du coup de force du 06/01/2021 n’a été suivie que par une minorité de partisans et la grande bourgeoisie a clairement pris le parti du régime démocratique bourgeois. Ceci dit, il existe aux USA des groupes numériquement importants, suprémacistes et armés, qui pourraient demain servir de base sociale à une dérive fasciste dans ce pays si une crise sociale majeure émergeait [4]. De même en Israël, Netanyahou représente une extrême-droite suprémaciste ; mais son régime n’est pas fasciste. Pour preuve, la forte mobilisation sociale antérieure au 07/10/2023 qui n’aurait pu exister sous un régime fasciste. Par contre, en Argentine, Milei pourrait représenter un proto-fascisme. Milei ressemble comme personnage à Trump ou Bolsonaro et ce n’est pas cela qui ferait de lui un fasciste. L’Argentine connaît une résistance sociale et des crises politiques importantes depuis plusieurs dizaines d’années. Le mouvement ouvrier argentin est assez organisé et il y a une tradition de contestation dans la rue qui est forte. Milei pourrait chercher à écraser toute contestation sociale de sa politique ultra-libérale [5] en s’appuyant sur une mobilisation violente de sa base sociale [6] ; mais rien ne permet aujourd’hui de confirmer qu’il puisse y arriver [7].
Pour ce qui est de l’Italie, G. Meloni se montrait proche d’idéaux fascistes avant sa prise de pouvoir. Arrivée à la tête du gouvernement, elle a effectué un virage à 180° sur bien des aspects. Certes, le gouvernement italien actuel est sans pitié pour les migrant·es, posant une surenchère xénophobe particulièrement violente ; il mène une politique antisociale, supprimant le minimum social (équivalent au RSA) ; il est ultraréactionnaire, prônant la femme au foyer et réduisant le droit à l’avortement ; il porte un discours d’unité nationale de façon plus prégnante ; il pointe des tentatives de réduire les possibilités de manifester ; … Mais tout ceci n’en fait pas un gouvernement fasciste. C’est plutôt un gouvernement ultra-libéral avec des marqueurs d’une droite dure, s’appuyant sur le racisme anti-immigré·es pour s’assurer une base électorale. Il n’y a pas actuellement d’affrontement physique lorsque des grèves générales ou manifestations oppositionnelles sont organisées, comme le 17/11/2023 où des milliers d’opposant·es ont pu défiler sans heurts. G. Meloni a tenu à rassurer l’Europe au parlement européen le 03/11/2023… à l’opposé de tous ses discours antérieurs. G. Meloni s’inscrit dans l’orthodoxie libérale en matière économique et internationale [8]. La politique défendue par G. Meloni n’a donc rien à voir avec celle d’un régime fasciste, même si idéologiquement elle partage une nostalgie d’un tel régime et même si sa politique est hyper-réactionnaire vis-à-vis des migrant·es, des femmes et des couches les plus pauvres.
Au bilan, aucun régime d’extrême droite actuel dans les pays occidentaux ne semble caractérisable de fasciste, à la différence de certains pays qui pourraient paraître sous l’emprise d’un fascisme islamiste par exemple. La fonction de l’extrême-droite est de détourner la colère contre le capitalisme afin d’imposer dans le cadre dit démocratique un régime libéral plus autoritaire. C’est une nouvelle forme d’équilibre politique pour répondre à la crise actuelle, tirant l’échiquier politique vers la droite. Ceci dit, rien n’est figé. L’extrême droite sert, par son discours « dégagiste », d’alternative électorale aux personnes contestant le jeu politique traditionnel. Elle facilite, dans le cadre démocratique bourgeois, une politique antisociale réactionnaire mais sans pour autant annihiler la crise sous-jacente du capitalisme. L’extrême-droite pourrait n’être qu’une phase de transition avant une dérive réellement fasciste dans certains pays en cas de crise plus profonde qui pourraient advenir.

La possibilité du fascisme en France ?

Actuellement, le bénéfice de l’alternance politique droite-gauche ne fonctionne plus réellement. La répression violente des mouvements sociaux et des groupes contestataires en France caractérise le fait que la classe dirigeante n’arrive plus à canaliser la conflictualité sociale comme elle arrivait à le faire auparavant, elle n’arrive plus à se mystifier en défenseure d’un intérêt commun, elle n’arrive plus à avoir la pleine maîtrise politique (pour exemple : les G.J.). Mais pour le moment, le capitalisme ne se sent pas en danger car il arrive à écraser les formes de contestation sans avoir besoin d’imposer une réelle dictature. La bourgeoisie fait donc le choix actuellement d’une dérive autoritaire dans le cadre des institutions classiques. Ainsi, si de façon évidente une fraction de la bourgeoisie, Bolloré ou Arnault par exemple, a fait le choix de populariser l’extrême droite, rien ne permet de dire qu’elle a fait le choix d’un régime fasciste. Le RN est de plus en plus légitimé comme alternance politique possible, y compris par le gouvernement actuel, car un gouvernement d’extrême droite, autoritaire, aurait l’intérêt de se constituer sur une base électorale et de pouvoir réformer le système social en faveur de la grande bourgeoisie sans devoir s’appuyer sur un régime d’exception dictatorial. Le RN pourrait donc être une solution politique à la crise actuelle car il permettra à d’autres forces politiques bourgeoises de pouvoir continuer à proposer une alternance politique lorsque ce dernier aura déçu.
Si une fraction de la bourgeoisie et de l’appareil politique mettent en avant le RN, ce n’est donc pas parce qu’il prône un idéal nationaliste propre aux mouvements fascistes. La base sociale du RN n’est qu’électorale et actuellement seuls des groupuscules fascistes font le choix du rapport physique (avec une porosité évidente avec le RN). Il y a une grande différence entre des groupuscules de crânes rasés et un parti qui constitue des milices plus ou moins paramilitaires. L’intégration volontaire du RN aux institutions politiques, sa notabilisation, … laisse plus imaginer aujourd’hui une prise de pouvoir par ce dernier sans une rupture sur la forme politique actuelle (ce qui ne veut pas dire sans conséquences sociales et politiques). Le RN s’inscrit plus dans cette perspective démocratique-bourgeoise que dans une perspective fasciste. D’ailleurs, M. Le Pen drague la bourgeoise en se montrant respectable, les dirigeant·es du RN dînent « plusieurs fois par semaine » avec des grands patrons pour montrer qu’« on est raisonnable » (J. Bordella) car « On est un parti respectable » (M. Le Pen). Cette dernière a fait dans ce sens une conférence à HEC le 28/11/2023 pendant que J. Bordella allait draguer la « classe entrepreneuriale » le 30/11/2023 au salon des PME.

Cependant, l’autoritarisme actuel de l’État, même s’appuyant sur un gouvernement d’extrême droite, ne permet en rien au capitalisme de s’extraire de la crise endémique dans laquelle il est enlisé. Aujourd’hui, à la dégradation de la vie sociale s’associe la crise écologique qui risque de générer des formes de conflictualités plus importantes. La croissance des inégalités sociales ; le sentiment, même pour des couches ouvrières, d’une forme de déclassement social ; la prégnance du nationalisme et du racisme cultivé par tous les gouvernements depuis des dizaines d’années ; l’atomisation et l’individualisme généralisés qui freinent une réelle conscience de classe ; le sentiment d’une impasse générant plus du désespoir que des révoltes ; la marginalisation des institutions politiques … sont les ingrédients qui pourraient favoriser l’émergence d’un réel mouvement fasciste en France en cas d’une crise sociale et politique plus importante. Les manifestations contre le mariage homosexuel (« manif pour tous ») ont permis à l’extrême droite la plus radicale de se montrer au grand jour et de se renforcer, gagnant en audace et amenant l’émergence actuel de groupuscules fascistes de plus en plus présents pour faire le coup de poing contre toute forme de mobilisation (comme lors des révoltes des banlieues). En cas de crise majeure, la base sociale du RN pourrait être le bâton de la bourgeoisie pour écraser toute contestation. Mais un tel mouvement fasciste peut émerger en dehors du RN car souvenons-nous que le Parti Populaire Français, principal parti fasciste en France avant la seconde guerre mondiale, est né en 1936 à côté des organisations d’extrêmes droites historiques, impulsé par J. Doriot, ex-dirigeant du PCF !

Comment combattre aujourd'hui

Actuellement, face à la montée d’une extrême droite électorale, nous devons nous démarquer en permanence des alternatives politiques qui prônent le jeu électoral comme solution contre l’extrême droite (« front républicain ») et qui ne font que déprimer encore plus les couches populaires car ils ne servent qu’à remettre en selle les vieux appareils politiques bourgeois déconsidérés. Il faut aussi se démarquer du recours à l’État comme garant de la liberté contre l’extrême droite. Il faut redonner des perspectives réelles de ruptures radicales contre le capitalisme et pas seulement de façon programmatique abstraite ou morale. L’enjeu est de promouvoir une perspective anticapitaliste au travers des luttes bien réelles pour permettre aux opprimés de retrouver une unité d’intérêt de classe.
Rien ne permet actuellement de considérer que la bourgeoisie fera le choix du fascisme, se suffisant visiblement de l’État autoritaire actuel. Cependant, demain, la bourgeoisie pourrait décider de nouveau de s’appuyer sur un régime fasciste ; du moins, elle en prépare tous les éléments politiques (autoritarisme et nationalisme) et cela reste une option potentielle si la crise sociale s’aggravait... sans vouloir jouer au prophète de mauvais augure. Si un réel danger fasciste émergeait, cela changerait la situation car cela caractériserait une crise majeure du capitalisme où l’État n’arrive plus à canaliser la contestation sociale. On ne doit pas tirer un trait d’égalité entre fascisme et démocratie, même si ce sont deux formes politiques pour assurer la pérennité du capitalisme et de son État. Une montée du fascisme voudrait dire l’émergence des milices prêtes à s’attaquer physiquement au mouvement ouvrier organisé et à toutes les formes de contestations sociales. Nous devrions nous défendre physiquement, et pour ce faire rechercher à former des contre-milices prêtes à s’affronter aux fascistes, constituées entre autres de militants des organisations ou groupes menacées. Cela pourrait permettre de gagner à nos objectifs révolutionnaires des militant·es dont les organisations sont enlisé·es dans le légalisme/réformisme. Mais un tel front de défense ne devrait pas sombrer dans un « programme commun antifasciste ». On ne combat pas le fascisme en promouvant la démocratie telle qu’elle est actuellement, car cela revient à demander à la bourgeoisie de ne pas être autoritaire alors qu’elle a décidé de l’être. On ne combat pas la prégnance des idées racistes/nationalistes par de la morale, mais en offrant d’autres perspectives aux opprimé·es. Seule une radicalité politique peut arracher aux bandes fascistes l’expression politique du ras-le-bol généralisé. Ce serait donc par le développement de perspectives révolutionnaires que nous pourrions contrer une montée du fascisme, c’est-à-dire agir à la base, pas seulement contre le fascisme mais avant tout contre le système capitaliste et son État.

RV, 15/12/2023

[1] Voir CA 309, avril 2021 p. 18-19 « Le macronisme est-il un fascisme ? 2ème partie » pour comprendre que tout état autoritaire n’est pas fasciste, et pour voir que l’on attribue par erreur le terme « fasciste » à Macron par exemple.
[2] Voir le livre de D. Guérin « fascisme et grand capital » qui reste toujours une référence ou le livre de U. Palheta « La possibilité du fascisme » (2020) qui pose de façon pertinente ce qu’est le fascisme dans ses premiers chapitres … même si cet ouvrage glisse par la suite vers une forme d’inéluctabilité du fascisme en France qui nous parait critiquable.
[3] Pour la prise du pouvoir par Mussolini, voir CA 301, février 2021 p. 28-29 « Le macronisme est-il un fascisme ? 1ère partie ».
[4] Voir CA 307 p. 30 « Hinterland ».
[5] Voir l’article de R. Godin « L’Argentine de Milei se lance dans un choc budgétaire massif », Médiapart, 13/12/2023.
[6] Voir sur le site de l’OCL : « Argentine : Pourquoi Javier Milei a remporté les élections, et que faire ? ».
[7] Voir sur le site de l’OCL : « Que se passe-t-il maintenant ? La position de l’anarchisme organisé sur ce qui se prépare en Argentine ».
[8] Le Monde, 26/10/2022 « Giorgia Meloni fixe un cap conservateur à la "grande nation" italienne »

Répondre à cet article


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette