C1 341 juin 2024
vendredi 28 juin 2024, par
Accélérateurs d’avenir, c’est le slogan qui s’étale sur les murs de la Région Parisienne. Et c’est hélas vrai. Le gros des épreuves aura lieu dans le 93, département le plus pauvre de France métropolitaine, saccagé pour être transformé en « vitrine de la France ». Au-delà des perturbations pour les habitant·es pendant les épreuves, qui seront sans doute ensuite oubliées, il faut invisibiliser les pauvres et la pauvreté, ce qui ici fait forcément beaucoup de dégâts, et des dégâts durables. Les J.O. sont aussi un formidable moyen d’imposer plus rapidement le Grand Paris, outil de spéculation immobilière et de gentrification, au détriment des territoires (nouvelle appellation administrative des banlieues concernées).
La vision de la misère ne doit pas faire tâche sur les J.O., vitrine internationale de la France et de Paris. Mais dans le 93, c’est compliqué.
Parmi les pauvres les plus voyants, il y a les migrant·es, qui en plus sont souvent noir·es, donc encore plus visibles. Les expulsions de squats se sont enchaînées à une cadence infernale jusqu’à la trêve hivernale, et ont repris dès sa fin. Seules les plus importantes ou les plus médiatiques ont été mentionnées dans la presse. Il faut notamment mentionner l’évacuation d’un squat de près de 300 personnes à Vitry en avril dernier. Ils étaient en fait plus nombreux, probablement 450, mais beaucoup ont préféré partir avant l’expulsion. L’expulsion d’Unibéton à Saint Denis l’automne dernier avait fait aussi pas mal de bruit. Le ministère a cessé depuis plusieurs années de diffuser le nombre officiel d’expulsions, ou même de fins de procédure.
Certaines associations avancent le chiffre de 4 000 personnes sans abri expédiées dans des « sas » en province depuis le printemps 2023, et la cadence s’accélère. Le départ est soi-disant volontaire, mais sinon c’est la destruction des tentes, la confiscation des affaires etc. pour les uns, une OQTF pour les autres, en tous les cas la rue. Ces « sas » sont généralement prévus pour trois semaines. D’après les chiffres officiels, près de 3 000 personnes y ont transité depuis avril 2023. Là, un tri social est effectué, OQTF pour les sans papiers, logement d’urgence pour certaines familles, rien pour les autres. Personne pour suivre les démarches administratives à Paris et donc la perte d’une possibilité de papiers. Évidemment, beaucoup reviennent et réinstallent leur tente. Que peuvent-ils faire d’autre ? La défenseure des droits, Claire Hédon, s’est elle-même "autosaisie", fin janvier, de cette "invisibilisation des indésirables".
Il y a aussi tous ceux et toutes celles qui sont logé·es dans des conditions précaires. Une affaire a fait du bruit : l’expulsion des étudiant·es logé·es en CROUS pour faire de la place pour les athlètes, les bénévoles, les salarié·es, les flics et les pompiers. Même les étudiant·es étranger·es devront faire place nette. La mobilisation est très faible, évidemment la peur domine de ne pas récupérer de chambre l’année suivante si on s’oppose à cette évacuation. On parle beaucoup moins de toutes les familles que les services sociaux préfèrent déposer à l’hôtel plutôt que de leur trouver un logement. Elles aussi devront faire de la place pour l’afflux de gens à loger pendant les J.O.
Bref, les J.O. sont l’occasion d’une chasse aux pauvres effrénée, dans lignée de la destruction des favelas pendant la coupe du monde au Brésil. Les associations ont bien tenté de réagir, mais il s’agit d’une population très précaire et vulnérable, et en ce qui concerne les migrant·es, le déploiement policier est impressionnant.
Moins grave socialement, mais très parlant symboliquement, pendant qu’on embrigade tou·te·s les jeunes autour des J.O., à l’Éducation Nationale et dans les centres de loisirs (cf article dans ce numéro), en Seine Saint Denis, les subventions sont réservées aux projets qui prévoient d’emmener les jeunes hors de la région. Le dispositif « quartiers d’été » est réorienté en ce sens. C’est un dispositif prévu pour proposer des activités aux jeunes pendant l’été, qui existe depuis 2020. Il faut dire que c’est un département où on part assez peu en vacances, du fait de la faiblesse des revenus. Jusque là, ce dispositif ne comportait pas de volet séjour. Les associations avaient pourtant commencé à monter leurs dossiers depuis janvier. Le message est clair : dégagez pendant les jeux. Précisons que ce volet ne concerne que le département de la Seine Saint Denis, dans les autres départements au contraire ce sont les projets en rapport avec les J.O. qui ont la priorité. En Seine Saint Denis, les autres projets n’étant plus ou moins financés, pour ceux qui ne partiront pas, retour à la case « tenir les murs ». Quelques projets seront financés, mais « de gré à gré » avec certaines mairies. Clientélisme quand tu nous tiens… Et à propos de clientélisme, 180 000 places devraient être distribuées sur le département. A qui et sur quels critères ? Troussel (le président socialiste du département) ne l’a pas précisé. (2)
Commençons par la mobilité brutale. Pour diminuer les embouteillages pour les athlètes, un échangeur d’autoroute est construit au carrefour Pleyel, célèbre pour ses embouteillages. Ses cinq bretelles passeront au-dessus d’une école d’environ 600 enfants. Les nombreuses protestations des parents d’élèves, des enseignant·es, des riverain·es n’ont pas modifié le projet d’un pouce. Bien sûr, une fois les J.O. terminés, ça ne changera rien aux embouteillages, ils devraient même s’aggraver dans le quartier. Mais l’ouvrage et la pollution resteront. C’est l’exemple le plus célèbre des grands projets routiers inutiles qu’occasionnent ces jeux « les plus écologiques connus ».
Passons à la première rudesse de la mobilité douce : le prix du ticket de métro double. Les gens qui prennent les transports pour travailler (dont les scolaires) disposent le plus souvent d’un pass. Les touristes vont être touché·es, mais être racketté·es fait partie de leur fonction économique. Vont être touché·es aussi les plus précaires, celles et ceux qui ne se déplacent pas suffisamment souvent pour avoir un pass. Et à 5 € le ticket acheté dans le bus sans correspondance, parions qu’ils et elles vont rester chez elles et eux. On parie combien que le ticket ne baissera pas après ?
Les J.O. vont être l’occasion de tester les transports parisiens. Et là, on va rire. Actuellement, c’est déjà l’enfer, un enfer qui a augmenté avec les travaux de rénovation et leurs lignes coupées, pas les mêmes chaque jour et pas sur les mêmes tronçons, ce serait dommage de pouvoir prévoir simplement son trajet. On nous annonce que 10 lignes sur les 14 du métro vont être fortement impactées. Des lignes de bus aussi vont être touchées, de même que les RER B, C et D. On nous a vanté des prolongements de lignes vers la banlieue. En fait, ils étaient généralement déjà prévus. Le problème, c’est que ça ne suit pas. Quand on prolonge une ligne, l’affluence explose (ben oui, la banlieue c’est peuplé). Il faut donc mettre en service plus de rames, sous peine de blocage. Pour la ligne 14, il faudrait 72 rames (en temps ordinaire). Il y en a 47. Pour la ligne 13, célèbre pour son encombrement, il a été annoncé des embauches de conducteurs, mais elles ne suffiront pas à combler les départs à la retraite prévus après les J.O. Et tout est à l’avenant.
De fait, les nouvelles lignes de RER ou les prolongements de ligne ne sont pas liés aux J.O. mais au Grand Paris, que l’échéance des J.O. accélère. Ce sont d’énormes travaux, d’énormes tunnels sont creusés, et il avait été reproché aux études d’impact d’être faibles et incomplètes. Comme on est pressé par les J.O., non seulement elles ne vont pas être approfondies, mais les procédures sont accélérées. Avec quel impact écologique et quels risques pour la sécurité des lignes ? 390 000 m³ de terres en partie polluées devraient atterrir sur la décharge de Bardouville, dans un parc naturel. De plus, le tracé de ces lignes n’est pas au service des habitants, mais des projets des technocrates. Par exemple, Roissy va être relié directement à Orly (ce ne sera pas prêt pour les J.O.). Super ! Mais ça concerne qui ? Pas tellement de Sequano-dyonisiens en tous les cas.
Évidemment, toutes ces nouvelles lignes prévues pour le Grand Paris s’accompagnent d’une spéculation immobilière intense. Plus de 250 hectares de bureaux sont prévus dans les quartiers des 68 gares du Grand Paris Express. Au détriment des logements sociaux (il faut dire que le temps d’attente moyen n’est que de 7 ans sur Paris) et des rares espaces verts voire agricoles encore existants (lignes 17 et 18 dans le Val d’Oise et à Saclay). Cette spéculation s’étend aussi aux quartiers aux alentours des gares en question, qui passent du statut de quartiers à l’écart à celui de quartiers reliés aux grands de ce monde. Mais ceci n’est pas lié aux Jeux Olympiques qui ne sont que la potion qui fait advenir encore plus vite ce futur sinistre.
Il y a aussi la spéculation immobilière directement induite par les Jeux. Par exemple le nouveau centre aquatique olympique à côté du stade de France devait accueillir aussi des piscines plus petites (le territoire manque de piscines). Mais finalement non : ce sera des bureaux, des hôtels et quelques logements. Le village des athlètes pour qui 3 écoles, 19 entreprises, 1 hôtel et 2 foyers ont été détruits sera reconverti en bureaux, commerces, hôtels et logements de standing. Pour les logements sociaux, on attendra (quelques années, on a vu).
Là encore, la gentrification de la petite couronne est plus à relier à la pression immobilière et au Grand Paris qu’aux J.O. eux-mêmes. Les pauvres devront partir plus loin, et c’est un mouvement déjà largement amorcé sur pas mal de communes.
Mais les J.O. apportent aussi leur contribution propre. Depuis que Paris a été désignée comme ville d’accueil en 2017, les prix de l’immobilier ont augmenté de 22,3 % dans le 93. Une partie du parc de la Courneuve a été déclassifiée pour accueillir le cluster des medias, qui hébergera les journalistes dans 900 logements. Le quartier final en comptera 1 300, vendus à plus de 5 000 euros le m², dans une commune où le prix moyen actuel est à 3 000 euros. Un certain nombre de structures montées pour les J.O. vont rester ensuite comme résidences de standing. Dans un département où les logements sont déjà surpeuplés. Les piscines construites pour les J.O. vont être confiées à des entreprises privées. Finis, les tarifs municipaux.
On le voit, les J.O., ce n’est pas seulement la corruption mondiale du sport, une idéologie nauséabonde, et l’expérimentation des techniques les plus sécuritaires. C’est aussi un vaste massacre social, une accélération vers le Grand Paris. Certaines luttes ont pourtant essayé d’utiliser les futurs J.O. comme une opportunité. Les sans papiers (voir article dans ce numéro) d’abord. Mais aussi les mineurs isolés de Belleville. Ce sont ces mineurs dont les autorités refusent de reconnaître leur âge pour ne pas avoir à les prendre en charge. Suite à plusieurs expulsions, ils s’étaient regroupés au parc de Belleville (Paris 20ème) pour avoir la visibilité d’un collectif nombreux. Bien organisés, déterminés, ils occupent à l’heure où ces lignes sont écrites la maison des métallos. Un de leurs slogans : pas de logement, pas de J.O. ! Il est quand même un peu honteux pour nous que les seuls qui se soient saisis des J.O. pour faire entendre leurs revendications soient des migrants…
Quand on voit l’ampleur des conséquences sociales des J.O., on ne peut que s’étonner de la faiblesse des réactions. Leur force, c’est que de multiples secteurs sont attaqués simultanément, mais sans que le lien entre ces attaques soit forcément fait. On paie cash notre échec à construire une réelle convergence des luttes. Et là, c’est un bulldozer qui va très vite, qui laisse dans un état de sidération, et qui leur permet d’implanter leurs projets avant que la moindre résistance n’aie eu le temps de s’organiser. Le déploiement policier qui accompagne ce bulldozer laisse entrevoir cependant que la peur n’est pas seulement de notre côté.
CJ Ile de France
Notes
(1) Une légende russe raconte que lorsque la tzarine Catherine visitait la Russie, son ministre Potemkine éloignait les pauvres et construisait des façades de maisons en pierres sur son passage.
(2) Seine Saint Denis, la préfecture veut envoyer des jeunes de quartiers loin des JO, Mediapart, David Attié, Nevil Gagnepain, Mathilde Boulon-Lamraoui et Margaux Dzuilka (Bondy blog), 4 mai 2024