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CA 239 avril 2014

FÉMINISME : Un 8 mars parisien bien dissonant !

mercredi 23 avril 2014, par ocl-lyon

Le 8 mars 2014, la Journée internationale des droits des femmes – cette célébration mondiale à l’origine « consacrée » à La Femme, et devenue une véritable institution – a fait l’objet à Paris d’un traitement particulier, puisque pour la première fois deux manifestations y ont été organisées séparément, les diverses composantes féministes n’étant pas parvenues à s’entendre sur un cortège unitaire.


On aurait tort de voir dans les dissensions autour du 8 mars de simples querelles de personnes ou de groupes : le clivage qu’ont traduit la manif « classique », à l’initiative du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), et celle du collectif baptisé « 8 mars pour touTEs » est profond et révélateur de conceptions du monde différentes, même si chacun de ces cortèges était bien sûr très loin d’être homogène.

Bien sûr aussi, certains axes de lutte figuraient dans pas mal de tracts d’appel à la mobilisation de part et d’autre (défense de l’IVG, dénonciation des violences faites aux femmes, régularisation des sans-papier/ère/s…), mais le premier cortège mettait l’accent sur l’égalité hommes-femmes concernant leurs droits ; le second, sur la conviction qu’« il n’y a pas un mais DES féminismes, et qu’aucune vision du féminisme ne peut s’ériger en modèle universel ». Le collectif 8 mars pour touTEs, apparu à l’occasion du 8 mars 2012, vise en effet à « faire entendre un féminisme non excluant qui donne la parole à toutes les femmes dans toute leur diversité : trans, putes, femmes voilées, gouines, sans-papières… ». Une différence d’optique qui a entraîné ces dernières années des crispations entre les deux tendances féministes, jusqu’au point de rupture, sur les questions du voile et de la prostitution (voir l’encadré) – des féministes comme celles du CNDF ayant appuyé la loi sur la pénalisation du client qui a été adoptée en décembre dernier (1) et répugnant à défiler aux côtés de femmes voilées. Le collectif Femmes en luttes 93 (né en 2011) rejette ainsi la responsabilité de la rupture sur « certaines féministes institutionnelles qui développent des pratiques excluantes violentes envers certaines femmes : voilées, pauvres, prostituées ».

Voile et prostitution, les mots qui fâchent

Le premier cortège (quelques milliers de personnes) a marché de Bastille à Richelieu-Drouot avec en tête la banderole « Halte aux violences faites aux femmes », et il a rassemblé des associations féministes telles que la confédération du Planning familial, Osez le féminisme ou les Chiennes de garde, des syndicats (CGT, Solidaires, FSU…), des partis (PCF, Front de gauche, Lutte ouvrière…), AC !, ATTAC ou encore la Ligue des droits de l’homme et des associations kurdes, africaines… – ainsi que des sages-femmes en lutte pour la reconnaissance d’un statut de praticien hospitalier. « Ce que nous voulons, c’est l’égalité », titrait le tract, qui appelait sans surprise à « la mobilisation et la résistance contre l’extrême droite », en critiquant un peu la gauche au pouvoir pour sa politique économique et sociale mais surtout en pointant le recul des droits recherché par les « forces réactionnaires » (notamment à travers les attaques contre le projet scolaire « ABCD de l’égalité »), et en réclamant entre autres le droit de vote pour les étranger-ère-s.

Depuis des années, les personnalités et groupes féministes sont en France avant tout préoccupés de faire avancer l’égalité sur le terrain professionnel (en particulier dans les carrières politiques et journalistiques), en matière de salaires ou de retraites (voir les collectifs La Barbe, Osez le féminisme… ou tout récemment Prenons la une), dans un souci d’intégration par le biais des institutions. Les « valeurs françaises » de laïcité et de citoyenneté ont longtemps servi de pont entre ces réformistes, qui appartiennent souvent aux classes moyennes, et certains courants d’extrême gauche ou libertaires se définissant comme internationalistes et révolutionnaires mais acceptant l’« héritage » de la République française. Mais, au regard de l’histoire coloniale française, ces courants ont bien du mal à s’en tenir à la laïcité « émancipatrice » quand elle débouche par exemple sur la stigmatisation de femmes immigrées. Et de même peinent-ils à rester arrimés à des positions de principe fondées sur la morale et l’idéologie quand, sous prétexte de vouloir « abolir » la prostitution, celles-ci ont pour conséquence une fragilisation accrue des prostitué-e-s et donc une détérioration de leur sort. Ainsi le NPA est-il partagé sur l’attitude à adopter par rapport à la loi sur la pénalisation des clients, ou encore sur le foulard islamique ; mais, le 8 mars, il a manifesté dans le cortège du collectif 8 mars pour touTEs aux côtés de prostitué-e-s déclarant défendre leur métier ou de femmes voilées.

Ce cortège était composé d’un millier de personnes (sans doute plus jeunes en moyenne que dans le premier) qui ont battu le pavé de quartiers plus populaires (de Belleville à Pigalle) avec comme banderole de tête « Mon corps, mes choix, mes luttes ». Il a rassemblé des collectifs tels que Femmes en luttes du 93, des associations de santé communautaire et de soutien aux prostitué-e-s, Act-Up, Inter-LGBT, des organisations d’extrême gauche comme Voie prolétarienne, des militant-e-s libertaires (Fédération anarchiste, CNT…), des comités propalestiniens et autres, la « liste des sans-voix du 18e arrondissement » (2), etc., avec des slogans pointant les « prostituées en danger » ou les « musulmanes stigmatisées ».

Pour finir de brosser le tableau des divisions dans les milieux féministes, on mentionnera les sept femmes (membres des Femen [3] ou proches) qui se sont dénudées devant la pyramide du Louvre ce même jour, munies de drapeaux, pour dénoncer l’« oppression »… dans le monde arabe et musulman ! et revendiquer « liberté, laïcité, égalité ». Les Femen, qui sont – comme nombre de féministes institutionnelles, mais se distinguant d’elles par leur choix d’actions spectaculaires – pour l’interdiction à la fois de la prostitution et du voile, alimentent par de telles actions la vague du racisme.

À la vérité, le mouvement féministe a connu au cours des décennies précédentes bien d’autres déchirements, ici comme ailleurs, liés souvent à des regards moraux ou des principes idéologiques. Par exemple sur la pornographie (voir l’entretien d’Angela Davis à la suite de cet article) : aujourd’hui encore, même quand existe chez elles le souci de ne pas se montrer pudibondes, peu de féministes se rangent ouvertement, en France, à l’avis d’Ovidie, pour qui le porno est ce que l’on en fait (il peut être libérateur quand il s’agit de sortir de l’hétérosexualité normative en inventant d’autres représentations de l’acte sexuel à partir d’une transgression des codes machistes).

Toutefois, les questions du voile et de la prostitution ont semé ici bien davantage la discorde que le débat « érotisme ou pornographie ? » de naguère, parce qu’elles mêlent de multiples cartes – non seulement d’ordre moral et idéologique, mais aussi personnelles (origine et appartenance sociale, aspirations ou ambitions, couleur de la peau…), en relation avec l’histoire coloniale française et les rapports Nord-Sud, etc. C’est pourquoi ces questions ont entraîné l’apparition de multiples positionnements, et non de deux seuls camps opposés.

Côté personnalités, par exemple, Elisabeth Badinter refuse au nom des « valeurs féministes » de soutenir, dans l’affaire Baby-Loup (qui a commencé en 2008), une salariée accrochée à son voile ; mais c’est au nom des mêmes valeurs qu’elle défend le droit de chaque femme de disposer librement de son corps, et donc de décider de se prostituer ou pas si elle n’y est pas contrainte par un tiers (dans cette logique, E. Badinter rejette vigoureusement la loi sur la pénalisation des clients, qu’elle tient pour une pure « loi d’affichage idéologique »).
Virginie Despentes, elle, s’insurge à juste titre à la fois contre la loi interdisant le voile et contre celle qui pénalise les clients de prostitué-e-s. Elle estime que, dans les deux cas, le féminisme a été instrumentalisé par le pouvoir : la loi sur la prostitution l’aide en réalité à durcir sa politique d’immigration pour contrôler les sans-papiers, de même que la loi interdisant le voile lui a permis de mener une politique excluant certaines Françaises de l’école – et, dans le même temps, les femmes voilées désireuses de participer à la manifestation du 8 mars en ont été refoulées depuis une dizaine d’années.

Des violences faites aux femmes pas toutes jugées pareil

Cette analyse trouve évidemment un écho auprès des manifestant-e-s du 8 mars pour touTEs, qui refusent de se laisser piéger par le PS en focalisant sur la montée de l’extrême droite – et c’est heureux car, comme d’habitude, le pouvoir « socialo » agite son bouc émissaire pour dévier mécontentements et indignation face à sa politique « antisociale » sinon réac. De ce fait, certains liens se tissent entre militant-e-s anticapitalistes, féministes et issu-e-s de l’immigration à travers des pratiques communes.

Ainsi, une semaine après la manif du 8 mars s’est tenu un rassemblement à la fontaine des Innocents, appelé par le Collectif féministes pour l’égalité (CFPE), qui rassemble depuis la loi sur le voile de 2004 des athées et des croyantes, voilées ou non. Il visait à dénoncer l’« islamophobie d’État » que traduit cette loi, « déclencheur de comportements discriminatoires et haineux, qui y trouvent légitimation et déculpabilisation », et la multiplication des agressions et violences contre les femmes portant un foulard. Le CFPE (né en 2003 à partir de la pétition « Un voile sur les discriminations », et dont Christine Delphy a été la première présidente) a reçu pour l’occasion le soutien entre autres du collectif 8 mars pour touTEs, du STRASS, des TumulTueuses, des Indigènes de la République et de l’Union juive française pour la paix.

On le voit, se positionner et se mobiliser sur de telles questions implique de croiser diverses analyses, afin de ne pas se tromper d’ennemi-e en s’arrêtant au seul critère de classe, de sexe ou de race (voir là encore le texte suivant).

Les affaires comme celles concernant depuis 2011 Dominique Strauss-Kahn ont, par exemple, fait ressortir jusqu’à la caricature l’impunité dont jouit un homme blanc appartenant aux hautes sphères, de par ses fonctions et sa richesse, face à une femme de ménage de couleur ou à des prostituées. Cette réalité, confrontée à l’affaire des viols collectifs jugée à Créteil en 2012 (4), avait alors provoqué suffisamment de colère face à la suspicion systématique qui entoure à l’inverse les hommes de couleur pour que le collectif 8 mars pour touTEs organise une manif « contre le racisme et l’indignation sélective » afin de souligner la « récupération raciste » de ce procès. Rappelant que le viol n’est pas « une exclusivité des hommes résidant de l’autre côté de la Méditerranée » ni « l’apanage exclusif des jeunes des quartiers populaires », ce collectif affirmait déjà : « Nous refusons qu’un consensus féministe se construise sur cette base stigmatisante et raciste laissant au FN la possibilité de s’indigner, de concert avec des féministes, face au verdict de Créteil (…) et une logique nationaliste et coloniale qui érige la société française en exemple universel de libération des femmes. (…) La gravité du viol ne dépend ni de l’activité ou du comportement de la victime ni de l’origine nationale, sociale ou raciale de l’agresseur ! Nos mobilisations ne doivent pas en dépendre non plus. Cette indignation politique et médiatique à plusieurs vitesses et les mobilisations partielles ne servent pas les femmes, au contraire. Au final, elle ne mène qu’à relativiser la violence des hommes blancs hétérosexuels, ces hommes en position de pouvoir (moral, politique, médiatique, policier, judiciaire) qui nous violent, mais bénéficient de tribunes et de points d’appui dans les médias, surfent sur l’ensemble des logiques sexistes et racistes discriminantes afin de discréditer notre parole, nous diviser et nous décourager de nous défendre. »

Depuis, le torchon n’ayant cessé de brûler entre féministes, la belle unité de façade des 8 mars parisiens s’est délitée, mais des clarifications s’imposaient – et (pour finir sur une note volontairement optimiste) peut-être porteront-elles leurs fruits, en incitant davantage de femmes à abandonner leur recherche d’une intégration bien illusoire au profit d’une nécessaire rupture avec l’ordre établi ?

Vanina

(1) Voir le dossier « Prostitution » dans CA de l’été 2013 ou sur le site oclibertaire, ainsi que l’article paru dans CA de mars 2014 sur le même sujet.

(2) Cette liste proposée pour les municipales parisiennes a été invalidée parce que certaines personnes se présentant ne possèdent pas la nationalité française.

(3) Voir « Quoi de neuf avec le “nouveau féminisme” ? » dans CA d’avril 2013 ou sur oclibertaire.

(4) Dix hommes ont été acquittés, et quatre condamnés à des peines allant de trois ans avec sursis à un an ferme.

P.-S.

Féministes, donc contre la pénalisation des clients

A l’heure où le gouvernement socialiste veut faire voter une loi de pénalisation des clients des prostituéEs, nous affirmons que la question n’est pas de prendre parti contre ou en faveur de l’abolition de la prostitution mais qu’il est nécessaire de prendre parti en tant que féministes. Parce que vouloir « abolir » la prostitution sans exiger, au préalable et avec le même aplomb, l’abolition de la pauvreté, de l’exploitation et du pillage du Sud par le Nord est au mieux une naïveté, au pire, une imposture. Or, ce gouvernement n’est pas naïf. En moins de deux ans, nous avons même pu constater sa détermination à renforcer l’exploitation de touTEs et des dominations du Nord sur le Sud.

Parce que nous sommes féministes, nous refusons que des femmes soient stigmatisées, discriminées, poussées à l’isolement et à l’invisibilité parce qu’elles se prostituent. Parce que nous sommes féministes, nous refusons que les femmes se prostituant soient mises en danger parce que contraintes d’exercer dans la clandestinité. Parce que nous sommes féministes, nous nous opposons à une loi spécifiquement violente à l’égard des femmes prostituéEs étrangères, et des femmes sans-papiers en particulier. Parce que nous sommes féministes, nous refusons que les prostituéEs soient mises en difficulté pour imposer leurs conditions, notamment le port du préservatif. Parce que nous sommes féministes, nous refusons que les prostituéEs soient exposées à la contamination au VIH et autres IST (infections sexuellement transmissibles) parce que éloignées des associations communautaires de santé, de lutte contre le sida et d’accès aux droits. Parce que nous sommes féministes, nous refusons un projet de loi qui fait primer la répression sur de véritables mesures politiques, économiques et sociales pour lutter contre la domination masculine, la pauvreté, le chômage et la précarité des femmes.

Parce que nous sommes féministes, nous refusons de parler à la place des premières concernées.

Collectif 8 mars pour touTEs

(tribune parue dans Libération le 21 novembre 2013)

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