CA 239 avril 2014
mercredi 23 avril 2014, par
Le 3 mars, a eu lieu à Bilbao, capitale de la Biscaye (Euskadi), le premier "Forum global Espagne", organisé par l’Institut espagnol de commerce extérieur (ICEX). Ce Forum a réuni ceux-là mêmes et leurs complices qui imposent des mesures d’austérité provoquant précarité, pauvreté et inégalités toujours croissantes. La réception à Bilbao des coupables de l’énorme dégradation de la situation économique et sociale en Espagne et au Pays Basque ne pouvait être vécue que comme une gigantesque provocation. La tenue de ce Forum a suscité des manifestations et quelques dégradations ciblées... diversement appréciées.
Une brochette de décideurs au Musée Guggenheim
Ce forum se présentait comme la première grande rencontre à caractère économique et à dimension internationale en Espagne ; d’autres seront organisés par la suite, régulièrement, dans d’autres villes de l’Etat. Le thème en était : "de la stabilité à la croissance". Il s’agissait de débattre entre dirigeants politiques, économiques et financiers des perspectives de croissance de l’économie espagnole et européenne.
Une belle brochette de VIP était reçue au Musée Guggenheim, bâtiment présenté comme un symbole de réussite de la restructuration architecturale et sociale de Bilbao : le roi d’Espagne, Juan Carlos I en personne , le chef du gouvernement espagnol Rajoy (Parti populaire), plusieurs de ses ministres (économie, finances), le président du gouvernement basque, Urkullu (PNB, parti nationaliste basque), des ambassadeurs ; la directrice générale du FMI Lagarde , le président de l’Eurogroupe, trois commissaires européens, le secrétaire général de l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques), le président de la BEI (Banque européenne d’investissements) ; et bien sûr des grands patrons, en particulier les PDG de quatre des plus grandes entreprises espagnoles et basques : Telefónica, BBVA (Banque), Inditex (textile) et Iberdrola (électricité et gaz)...
Pour l’occasion , Bilbao était quadrillée par d’imposants effectifs policiers : plus de 1000 flics, entre Ertzaintza (police du gouvernement basque), police nationale, Guardia civil et police locale. Dès les premières heures de la matinée, plusieurs hélicoptères tournaient au-dessus de la capitale biscayenne et des dizaines de fourgons de la Ertzaintza suivaient de près les manifestant-es.
Deux manifestations au climat bien différent
Deux manifestations ont été appelées séparément, ce qui s’explique par la division de longue date entre organisations syndicales, due à des références identitaires et nationales conflictuelles (Espagne/Pays Basque) ainsi qu’à des façons différentes de concevoir les formes, les contenus et les objectifs des luttes sociales et syndicales (1).
Le dimanche 2 mars, un appel à manifester a été lancé par les syndicats CCOO (Commissions ouvrières), UGT (Union générale des travailleurs) et USO (Union syndicale ouvrière), auquel s’est joint le PS d’Euskadi, et que la CES (Confédération européenne des syndicats) a appuyé. Le thème : “Austérité stop-que le FMI fiche le camp !”. 2000 personnes ont défilé. Dans les discours des responsables de ces syndicats, les patrons des grandes entreprises sont dénoncés en tant que groupes de pression sur les gouvernements, ces derniers étant présentés comme contraints et forcés d’agir selon les directives de ces lobbies et non pas comme relais étatiques collaborant en toute complicité à la perpétuation du système.
Le lundi 3 mars, en même temps que se tenait le Forum à Guggenheim, une nouvelle manifestation avait lieu, appelée cette fois-ci par la plateforme Gune, - impulsée par les syndicats abertzale majoritaires ELA et LAB et à laquelle participe une cinquantaine d’organisations sociales et syndicales (2) . EH Bildu, coalition indépendantiste de gauche, appuyait aussi cette manifestation.
L’après-midi une série de conférences-débats était programmée à l’Université, sorte d’alternative au Forum officiel, et à 19h une autre manifestation.
Ce cortège de milliers de manifestant-es a traversé les quartiers bourgeois de Bilbao aux cris de "Troïka go home", "La rue est à nous, pas à la Troïka", "FMI voleurs, hors d’ici". Sur le parcours de la manifestation, des groupes de personnes cagoulées ont cassé les vitrines d’un hôtel et de commerces de luxe (sur le magasin Zara, - chaîne de vêtements appartenant à Inditex-, a été bombé "Bangladesh gogoan" ("En pensant au Bangladesh"), en référence à la main d’œuvre que cette multinationale surexploite dans ce pays d’Asie). Il y a eu des jets de peinture et de pierres sur des succursales de banques comme BBVA et la banque de Santander, participantes du Forum. Quelques voitures ont été renversées (dont une de la police locale), le feu a été mis à des conteneurs.
L’après-midi des incidents se sont poursuivis dans le Quartier Vieux.
Les organisateurs ont fini par suspendre la manifestation 250 mètres avant la fin prévue de son parcours, la police exigeant des syndicats ELA et LAB qu’ils garantissent qu’il n’y aurait pas d’autres incidents... donc les tenant, sinon, pour responsables. Les syndicats ont dénoncé " la décision du Gouvernement basque de changer le parcours et d’imposer des conditions impossibles à remplir".
Malgré cette suspension, plusieurs centaines de personnes ont continué à manifester, avec les drapeaux de la CNT, du PCPE (Parti communiste des peuples d’Espagne), des anti-TGV et quelques-uns de LAB et de ELA. Le blocage de l’accès à la place Euskadi par une centaine de policiers a accentué la colère des manifestant-es. Les sirènes se sont mêlées aux sifflets, à des chants de résistance et aux cris lancés contre le gouvernement basque, la Ertzaintza, la banque et le FMI : "On ne les veut pas et on n’a pas besoin d’eux !" Les policiers anti- émeutes de la Ertzaintza ont chargé à plusieurs reprises mais eux aussi ont dû reculer par moments.
Au cours de la journée, sept personnes, jeunes pour la plupart, ont été arrêtées, inculpées de dégradations et de désordres publics puis remises en liberté ; 50 ont fait l’objet de contrôles d’identité.
Dénonciations contre les "violences" des "encapuchonné-es"
Dans une déclaration commune, PNB, PSE et PP ont condamné avec virulence et emphase les auteurs des incidents qu’ils nomment les "antisystème". "Ce fut une attaque violente organisée et orchestrée contre la ville dans son ensemble". "Ses commerces, son hôtellerie, son mobilier, ses services et les citoyens en général ont souffert de très graves dégradations" " Au préjudice créé par les dommages causés et la fermeture temporaire des établissements s’ajoute une image de violence et de destruction qui porte préjudice au travail d’internationalisation de Bilbao et des ses entreprises, ainsi qu’au tourisme". Pour ces partis-proxénètes, il est clair que le pays doit offrir une image lisse et paisible afin d’avoir les meilleures chances de se vendre ; peu importe que les 400 invité-es du Forum aient coûté bien plus cher que les quelques dégâts dans les rues de Bilbao ; pas question de considérer comme une provocation insultante la venue de ces décideurs dont les mesures ont détruit 6 millions d’emplois en 5 ans, contribué à sauver des banques coupables d’une partie de la crise, et à plonger de plus en plus de gens dans la précarité et la pauvreté.
De son côté, le secrétaire des relations institutionnelles du PNB, Koldo Mediavilla, a fait fort en attribuant le "vandalisme" à des groupes "d’inadaptés sociaux", qui existent partout, dit-il, mais qui en Euskadi ont baigné dans "un bouillon de culture supérieur" avec la violence de ETA. Il n’est pas le seul à établir une filiation historique entre les incidents de rue actuels et les actions passées de la lutte armée ou de la kale borroka ("lutte de rue"). Mais il est utile pour le PNB de brandir le spectre du retour des "actions violentes dans les rues, alors qu’elles avaient pratiquement disparu, dit-il depuis la fin de l’ activité armée de ETA", afin de ternir une gauche indépendantiste qui lui fait concurrence. D’ailleurs celle-ci, dans un contexte où elle cherche à offrir une image de plus grande acceptabilité et de reconnaissance politico-institutionnelle, est amenée à se démarquer des actions de rue et plus généralement des actions illégales, faisant de plus en plus rimer "voie démocratique et pacifique" avec respect du légalisme. Sans compter que le projet de loi de "Sécurité citoyenne", adopté en novembre 2013 par le gouvernement espagnol à un moment d’extrêmes faiblesse et discrédit du régime au pouvoir, crée tout un panel de délits et de sanctions (lourdes amendes, peines de prison) visant à limiter les libertés d’expression, de réunion et de manifestation et à criminaliser les mouvements de contestation sociale (3). Ce qui incite à adopter des attitudes et à tenir publiquement des discours, disons, prudents.
Les abertzale de gauche se démarquent des incidents de rue
On le voit bien avec la coalition EH Bildu. Evidemment, cette formation politique n’a pas signé la déclaration citée précédemment, refusant de décontextualiser aussi grossièrement les événements. "Ce qui est à souligner et qui est fondamental, c’est ce qui s’est passé à Guggenheim, où la troïka - cette "élite" financière et économique responsable de la violation actuelle des droits sociaux et du travail- est venue nous dire ce que nous avions à faire ; et que ce que nous avions à faire c’était de continuer à mener plus avant ces politiques qui génèrent la misère." Toutefois, si Bildu n’a pas voulu condamner directement les actions commises en marge de la manifestation, il a tenu des propos fort timorés, déclarant "ne pas se considérer responsable de ce qui s’était passé", rappelant qu’il avait fait "le choix d’agir selon des voies pacifiques et démocratiques et que c’était ces voies qui avaient été empruntées fondamentalement au cours de la manifestation", les incidents ne s’étant produits qu’en marge du cortège.
C’est avec des accents semblables que, de leur côté, les syndicats ELA et LAB, au nom de la plateforme Gune, ont communiqué l’après-midi, dans l’amphithéâtre où se tenaient des conférences-débats, qu’ils se "démarquaient clairement des incidents" : "La manifestation légale à laquelle nous avions appelé a été utilisée par des personnes étrangères à des fins distinctes de celles que nous défendions". C’est là également qu’ils ont annoncé l’annulation de la manifestation prévue le soir. Sur les 400 personnes présentes, une cinquantaine a quitté la salle en manifestant leur désaccord avec les positions prises par les organisateurs.
Un forum vitrine pour le gouvernement espagnol
Pendant ce temps, le Forum se déroulait, à l’abri des manifestant-es.
C’est le Parti Populaire qui a insisté pour que ce Forum "Espagne" se tienne à Bilbao, avec l’appui du PNB. Une manière pour le parti au pouvoir à Madrid de provoquer la fibre indépendantiste en Euskadi ; mais surtout, à quelques mois des élections européennes, de se dédouaner de sa responsabilité en matière de mesures d’austérité en s’abritant derrière les exhortations des grands décideurs internationaux.
Ce Forum servait à cela : mettre en scène le soutien des institutions et de quelques multinationales aux politiques d’austérité imposées par la Troika, distribuer des bons points aux gouvernements espagnol et basque, louer leurs efforts et leur "vaillance" pour avoir mené des politiques d’austérité présentées comme indispensables, et imposer de nouvelles "recommandations" pour que se poursuive et se renforce la même politique profitable aux intérêts capitalistes.
Ainsi Rajoy peut faire croire que la thèse de son gouvernement est accréditée : à savoir que l’économie espagnole a passé le pire, qu’elle est sur la bonne voie, que des signes positifs déjà s’annoncent grâce aux mesures prises, - alors qu’elles produisent des effets toujours plus négatifs sur l’emploi (le taux de chômage est de plus de 25%, plus de 50% chez les jeunes) et sur les conditions de travail et de vie -, et qu’il faut continuer ainsi, comme le recommandent les institutions politico-financières européennes et internationales.
L’Espagne fait preuve de bonne volonté mais peut mieux faire...
C’est un langage unique qui s’est tenu au sein du Forum : l’économie espagnole croît, certes, mais il reste beaucoup à faire pour arriver au plein redressement et pour lutter contre le chômage. “La croissance continue à être trop faible et le chômage trop élevé pour déclarer que la crise est vaincue" a déclaré Lagarde.
La directrice du FMI, en particulier, a joué son rôle de donneuse de leçons en distribuant de bonnes et de mauvaises notes : "Il y a de bonnes nouvelles et d’autres qui pourraient être meilleures", "il y a de la marge pour faire mieux"... Elle a fait l’éloge des "vaillantes réformes" déjà accomplies et entre autres du programme espagnol d’aide aux banques, qui à son avis a été "bien pensé et bien appliqué". Elle a défendu et tenu le discours orthodoxe des autorités internationales face à la crise, et avec un cynisme éhonté : "Les cicatrices de la crise en Espagne, et dans d’autres pays en Europe, mettront des années à guérir ; c’est pourquoi il faut poursuivre les réformes de l’économie pour maintenir le changement de tendance actuel", obtenu “grâce aux formidables actions des cinq dernières années”. Elle préconise une série de mesures : il faut continuer à réformer le marché du travail, approfondir la réforme "laborale" (qui se résume par plus de précarisation des conditions de travail et plus d’avantages pour le patronat) (4), réduire et restructurer les dettes des entreprises, diminuer les cotisations et les impôts patronaux, développer le tissu productif en aidant de nouvelles entreprises à s’implanter, poursuivre avec rigueur l’assainissement des banques, développer le "libre commerce" dans les différentes régions d’Espagne, diminuer les dépenses sociales, ajuster les salaires, libéraliser les services...
En résumé, le FMI et l’OCDE sont venus à Bilbao imposer toujours plus de ’devoirs’ et de réformes anti-sociales au gouvernement espagnol. Pour s’y opposer, les résistances populaires seront-elles plus unies et plus solidaires que lors du 3 mars à Bilbao ?
Pays Basque, 11 mars 2014
1- Les grands syndicats espagnols CCOO et UGT ont signé la plupart des réformes, sur la négociation collective, sur les pensions de retraite, sur le code du travail...
2- Parmi les autres syndicats participant à la plate-forme Gune, les anarcho-syndicalistes de la CGT et de la CNT, STEE-EILS (syndicat des travailleurs de l’Education), ESK (Convergence du syndicalisme de gauche), Hiru (syndicat des transports) et le syndicat paysan EHNE, membre fondateur de la Via Campesina.
3- Du feu de poubelle au laser dirigé sur un conducteur de train ou de métro, ou un pilote d’avion, en passant par le port d’une capuche ou d’un foulard masquant le visage en cas de violence, le refus de confier sa carte d’identité à un policier (ce qui l’empêcherait de vérifier qu’elle n’est pas contrefaite), la loi recense précisément plus d’une cinquantaine de cas assimilés à des délits.
4- Sur la réforme du travail : http://www.cnt-f.org/nouvelle-refor...