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CA 320 mai 2022

Guerre (de classe) dans la guerre,
et guerre à la guerre

samedi 7 mai 2022, par Courant Alternatif


La présentation médiatique de la guerre, quelle qu’elle soit, présente le plus souvent la population d’un pays belligérant comme un tout, gommant au passage les différences de classe. Pourtant, bien entendu, la guerre, comme les pandémies ou les catastrophes naturelles, ne touche pas les prolétaires et les bourgeois de la même manière, et la classe dominante (ou certaines de ses fractions) arrive le plus souvent à tirer son épingle du jeu. Nous voulons ici essayer de développer modestement quelques pistes sur la situation sociale en Ukraine, l’impact de la guerre sur le cours quotidien de la lutte des classes, et quelques unes des protestations du mouvement social contre la guerre. Modestement, car nous sommes très limité·es par l’absence de contacts sur place, par le peu d’informations venant du mouvement social organisé localement, et par l’impossibilité de vérifier l’ensemble des informations qui nous parviennent. La situation évoluant grandement au fil des jours, les infos présentées ici correspondront parfois à une image un peu vieillie...

Situation sociale en temps de paix...

L’économie de l’Ukraine s’est effondrée à la suite de la chute de l’Union Soviétique : de 1989 à 1999, le PIB a chuté de 60 % et le capital (usines et terres) s’est concentré à un énorme degré entre les mains des oligarques qui les rachetaient à bas prix. Même si la croissance du début des années 2000 était à deux chiffres, l’économie reste toujours dominée par les secteurs de l’exportation agricole et de l’industrie d’extraction et le niveau de vie est faible : le revenu moyen est d’environ 200 dollars par mois. L’économie informelle (et donc pas réglementée) est très présente. De plus, la crise financière de 2009 et la guerre au Donbass depuis 2014 ont provoqué de nouvelles chutes du PIB, et fragilisent l’implantation d’entreprises étrangères, ainsi que les relations commerciales avec le principal partenaire, la Russie. Dans cette période, beaucoup d’Ukrainien·ne·s vont travailler en Europe de l’ouest comme saisonnier·e·s dans des conditions misérables, et envoient leur salaire au pays.

Le président précédent, Petro Porochenko, oligarche magnat des transports et des médias, n’a eu de cesse de mener une politique anti-sociale et anti-syndicats pendant son mandat : des attaques sur le code du travail contre les syndicats ; une réforme des retraites désastreuse pour des millions d’Ukrainien·ne·s ; une réforme médicale qui a réduit la prise en charge et la qualité des soins, et les a rendu inaccessibles à une partie significative de la population [1] 

L’élection de Volodymyr Zelensky, à 75 % des voix, devant le président sortant, est donc une sanction de cette politique et de la corruption endémique du pays, alors que paradoxalement son accès au pouvoir a été bien facilité par ses liens avec l’oligarque Ihor Kolomoïsky. Toutefois, il n’a pas plus de programme social que son prédécesseur. Sa subordination aux politiques du FMI et la récente attaque sur les droits des travailleurs ukrainiens (voir le précédent numéro de Courant Alternatif) sont bien là pour le démontrer. De plus, il n’y a pas de parti social-démocrate sérieux en Ukraine, les partis de la gauche traditionnelle ayant récolté souvent moins de 1% des voix aux dernières élections. 

...et en temps de guerre

Depuis le déclenchement de la guerre, les millions de personnes qui ont quitté le pays (sauf les hommes qui ont l’interdiction de sortir des frontières), les dizaines de millions de déplacé·e·s qui fuient la guerre, les destructions matérielles, les personnes qui s’engagent dans la défense territoriale..., ont fait que l’économie et l’approvisionnement sont très fortement perturbés, et beaucoup de personnes se retrouvent sans salaire, sans eau, électricité ou chauffage. Des actes de pillages de magasins avaient eu lieu dès le 24 février, jour de début de l’invasion (et d’arrêt momentané de fonctionnement des banques), et se sont développés ensuite, en réponse à la situation : « les gens pillaient des petits magasins en quête de nourriture, de cigarettes ou d’alcool (il est illégal de vendre de l’alcool en temps de guerre en Ukraine), en petits groupes ou individuellement ; les gens s’introduisent dans les magasins d’électronique, dans les concessions automobiles ; et il y a aussi des plus grands groupes, pillant collectivement des plus gros magasins pour de la nourriture, ce qui est plus répandu dans les villes assiégées ou occupées [2]. » La défense territoriale ou la population constituée en milices prennent le relais de la police pour dénoncer et condamner les pillards, en les attachant à des poteaux électriques avec du scotch, parfois le pantalon baissé, dans le froid glacial. Sur une vidéo postée sur le réseau social Télégram et vérifiée par Libération, on entend une des personnes attachées à un poteau dire « C’est la faim qui me fait faire ça ! Je te jure, on a juste envie de bouffer putain ! ». Zelensky aurait également fait passer des amendements pour condamner plus facilement les pillards : « avant, il fallait voler de grandes quantités, à présent n’importe quel délit en temps de guerre entre dans cette catégorie [3]. » Il est rapporté que certains mourraient de la répression anti-pillages « simplement laissés nus au milieu de la rue gelée. »

Financièrement, « L’État ukrainien semble complètement impuissant face aux difficultés engendrées par la guerre, il est incapable de réguler les loyers, les prix du carburant et leur disponibilité sont aléatoires, et l’appel à un ‘retour à la normale’ dans le paisible ouest repose surtout sur des campagnes de propagande et non pas sur une quelconque contrainte au travail. Le gouvernement a cependant suspendu certaines taxes, pour essayer d’encourager les importations et inciter les gens à établir et à investir dans des entreprises pendant le temps de la guerre, et les banques ont repoussé les échéances de certaines dettes et augmenté les limites de crédit, comme un acte de fier patriotisme. »

Évidemment, les propriétaires, devant la perspective de l’afflux de réfugiés à l’ouest du pays, avaient déjà augmenté les loyers. Mais la seule contrainte connue sur place (ici à Lviv) consiste à « faire honte aux propriétaires qui augmentent trop leurs prix [4] ». Devant les carences de l’État ukrainien, « les réfugiés sont essentiellement logés, vêtus et nourris par des organisations de base de volontaires. »

De même pour les prix, l’État essaie de les réguler et a gelé les taux de change, mais il y a quand même des augmentations des prix pour les aliments de base, et parfois très importantes comme pour l’essence (+ 150 %). Sans compter l’approvisionnement de certaines marchandises, très aléatoire.

Relation salariale

L’État ukrainien aide les déplacés internes, mais le montant des aides est faible, et donc retrouver un emploi reste une nécessité. « La plupart des pompiers, policiers, éboueurs et un certain nombre d’autres services municipaux dans les villes assiégées ou bombardées continuent à fonctionner, ce qui est d’ailleurs utilisé par la propagande qui chante les louanges des gens réduits en esclavage pour des salaires de misère, vantés comme ‘héros de la patrie’ [5]. »

La loi sur le travail, permettant de pousser la semaine de travail jusqu’à 60 heures au lieu de 40 et facilitant les licenciements, est passée au parlement en mars mais visiblement son application serait encore assez limitée (au 5 avril). Les réfugiés ayant du mal à trouver du travail, ils sont de toute manière déjà prêts à travailler 60 heures s’il le faut. En fait, dans l’est du pays, la législation était déjà existante de fait, avec les fortes destructions et les déplacements. Le risque serait que le gouvernement, voulant après la guerre reconstruire l’économie, l’applique dans les régions non directement affectées par les combats (s’il en reste). De plus, « en Ukraine, la limite légale de l’exploitation n’est jamais appliquée en pratique, à cause par exemple de la prolifération de contrats informels. » Cette loi suit donc le cours habituel de la guerre de classes en Ukraine, où les gouvernements successifs, aux ordres des conditions de crédits toujours plus dures du FMI et des oligarques, n’ont fait que réduire le coût du travail et diminuer les dépenses publiques.

Mouvement anti-guerre en Russie

D’après Human Right Watch, il y a eu des centaines de milliers de manifestant·es contre la guerre en Russie. En tous les cas, on a entendu qu’il y avait eu au moins 15 000 arrestations, ce qui veut dire que les manifestant·es étaient beaucoup plus. Et quand on connaît les risques qu’on court à manifester en Russie, ces chiffres sont impressionnants. Manifester contre la guerre dans le pays agresseur même est toujours à haut risque et souvent très minoritaire. L’Ukraine et la Russie sont effectivement liées, et il existe pas mal de familles russo-ukrainiennes. Nous savons peu de choses de la composition du mouvement anti-guerre en Russie qui rassemble aussi bien des admirateurs et admiratrices des démocraties occidentales que des habitué·es des mouvements sociaux, mais une opposition aussi forte à la guerre avant que les effets meurtriers ne se fassent sentir dans la population, c’est rare.

Rappelons qu’il y a eu des mobilisations sociales importantes en Russie dans les années 2000, mais souvent locales et pas coordonnées entre elles. Elles ont été lourdement réprimées. Rappelons aussi qu’il existe depuis 1989 une Union des comités de mères de soldats de Russie, qui se bat rien de moins pour le respect des droits de l’homme dans l’armée russe. On peut rire de la naïveté qu’il y aurait à croire que les droits de l’homme puissent être respectés dans le cadre militaire, mais ces mères de soldats ont donné des sueurs froides à Poutine. Cette Union a été créée à l’occasion de la guerre en Afghanistan et est devenue plus célèbre au moment de la guerre en Tchétchénie, où des mères sont parties chercher leurs fils. Citons aussi la mobilisation autour du logement à Astrakhan à la fin des années 2000, où les habitants se réunissent pour choisir leur mode de gestion de l’habitat et s’opposer aux pouvoirs publics qui laissent se délabrer les logements, celle dans la même ville des travailleurs des marchés. Au niveau syndical, les actions de syndicats indépendants, comme celui de l’usine Ford de la région de Saint-Pétersbourg en 2005-2007. Mais c’est les mouvement contre la corruption et la demande de réforme politique qui ont prédominé (du moins dans la presse occidentale). Le premier de ces mouvements fut le gros [mouvement social contre la fraude électorale en 2011. Des mouvement demandant directement des réformes politiques, à Moscou et Saint-Petersbourg en 2019 étaient clairement influencés par une vision occidentale du pouvoir démocratique. Les mêmes composantes semblaient être présentes dans les mobilisations de 2021 contre l’arrestation du libéral mais néanmoins opposant Navalny [6]. Plus intéressantes furent les mobilisation à l’extrême Est du pays dans la ville de Khabarovsk à la frontière chinoise. Le gouverneur local, populaire car moins corrompu que la moyenne, s’est fait arrêter par le pouvoir Poutinien sur un montage policier grossier. Il n’était pas membre de Russie Unie et donc considéré de facto comme un ennemi par le pouvoir. La mobilisation fut massive avec des cortèges de plusieurs dizaines de milliers de manifestant·es pendant des mois. Une première dans cette ville ouvrière [7]. A voir néanmoins le positionnement de toutes ces personnes mobilisées sur la guerre après le considérable travail de propagande à l’œuvre en Russie.

La Russie est une dictature dans laquelle Poutine jouit d’une popularité certaine. Mais il sait qu’il doit gagner rapidement. La situation économique va se dégrader très rapidement, le nombre de morts va finir par devenir connu, et le colosse a peut-être des pieds en argile. 

Mouvement anti-occupation en Ukraine

Il semblerait que la volonté de défendre le pays contre une invasion et/ou une dictature ait été la plus forte. Les désertions et le refus de l’appel des hommes dans la défense territoriale est très difficile à estimer, et l’humiliation publique est la règle pour ceux qui essaieraient de passer la frontière illégalement. 

Au début du conflit, dans certaines villes la population s’est mobilisées dans des « manifestations pro-ukrainiennes (‘pacifistes’ : seulement des slogans et des drapeaux pour le moment) dans les villes occupées par l’armée russe. La répression russe a fait des morts et des blessés. Ces actions de masse de civils, en mesure de ralentir l’avancée russe, se sont limitées aux premiers jours de confrontation et dans certaines villes parmi les premières annexées (Enerhodar, Balakliya) [8].

Action des syndicalistes biélorusses

La Biélorussie n’est pas officiellement en guerre contre l’Ukraine, mais elle a accepté de servir de base arrière à la Russie. Forcément, Loukachenko, le président-dictateur biélorusse, n’aurait pas pu contenir la révolte de son peuple sans l’aide de la Russie. Le président du Congrès Biélorusse des Syndicats Démocratiques (qui regroupe les syndicats indépendants de Biélorussie) a lancé un appel contre la participation à la guerre au nom de son organisation, et des transports militaires ont été perturbés notamment par l’action des cheminot qui ont coupé les voies. Huit personnes ont été arrêtées et accusées d’appartenir au réseau de sabotage tandis qu’une enquête est ouverte depuis des semaines pour « actes de terrorismes en bande organisée ». Ici, l’opposition à la guerre rejoint la lutte contre la dictature de Loukachenko. On peut en déduire que si l’opposition anti-guerre a affaire à une forte répression (mais ils et elles commencent à en avoir l’habitude...), elle jouit certainement d’une popularité importante dans le pays. 

Pour conclure, on peut dire qu’il y a lieu de relativiser l’union sacrée nationaliste ukrainienne derrière son président et la passivité du peuple russe sous Poutine. La lutte des classes dans les anciennes républiques soviétiques n’a jamais cessé, que ce soit avant la guerre ou pendant. Nous pouvons donc modestement relayer les mobilisations du mouvement social dans l’ex-URSS, chercher à tisser des liens avec les acteurs de ces luttes, et combattre, ici comme partout, la propagande guerrière de l’union sacrée. Pour chasser d’Ukraine (et de la planète) à jamais tous les tyrans.

Groupe OCL Île-de-France

Notes

[2La plupart des citations sont extraites du site "une autre guerre" qui définit son action ainsi : « Le patriotisme veut imposer l’image d’un peuple uni dans sa résistance, mais cette opération se produit au détriment de celles et ceux qui n’ont pas envie de mourir pour la patrie. Les classes et leur lutte continuent d’exister : nous nous intéresserons ici à ce qui, en Ukraine et en Russie, ne participe pas à la communion héroïque. » Ce sont principalement des entretiens avec « A. », un étudiant originaire de Lviv, qui vit actuellement dans une zone non occupée

[3La plupart des citations sont extraites du site "une autre guerre"

[4La plupart des citations sont extraites du site "une autre guerre"

[5site "une autre guerre"

[6Alexandr Navalny, prophète en son pays ?, Hélène Richard, Le monde diplomatique, Mars 2021

[7En Russie, un vent de contestation souffle à l’Est, Le kremlin serre la vis. France culture, 17 juillet 2021

[8site "une autre guerre"

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