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CA 320 mai 2022

Réfugiés ukrainiens
ou comment l’UE tente le « refugy-washing »

mercredi 11 mai 2022, par Courant Alternatif


Ce néologisme vient du terme de green-washing qui désigne la volonté des élites politiques et économiques de verdir leur discours alors que les actes sont toxiques pour l’environnement et ses habitant-es. Il n’est pas question ici d’écologie mais de migrations, les mécanismes sont pourtant les mêmes. Depuis le début de l’attaque russe sur toute l’Ukraine, les dirigeants européens multiplient les discours volontaristes pour accueillir à bras ouvert les réfugiés ukrainiens. Tout est mobilisé pour leur venir en aide mais les effets d’annonce ne doivent pas occulter la vraie nature de la politique migratoire européenne qui est faite de rejets aux frontières, de morts en Méditerranée et d’exploitation économique des sans-papiers.

Le plus gros déplacement de réfugié·e·s en Europe<br> depuis la seconde guerre mondiale

Les derniers chiffres avancés par l’OIM (organisation internationale pour les migrations) à la mi-avril parlent de 5,2 millions de personnes qui ont fui l’Ukraine depuis le début de l’attaque russe le 24 février dernier. Parmi elles, 215000 non-ukrainien·ne·s qui sont essentiellement des étudiant·e ·s et des travailleur·se·s migrant·e·s. Pour rappel, il y avait 37 millions d’habitant·e·s en Ukraine avant le conflit généralisé. Les femmes et les enfants représentent 90% de ces réfugiés tandis que les hommes de 18 à 60 ans sont interdits de quitter le pays pour être mobilisables. Parallèlement, 738000 personnes ont traversé la frontière polonaise pour entrer en Ukraine (chiffres de la police) et participer aux combats ou à l’aide humanitaire. Concernant les pays d’accueil, la Pologne est la première destination avec 2,8 millions arrivées soit 60 % des réfugiés. Puis vient la Roumanie avec 750000 personnes, la Hongrie 470000 environ, en Moldavie 430000, en Slovaquie 340000. Attention, ces chiffres sont ceux des entrées sur le territoire mais ne prennent pas forcément en compte les sorties car certains réfugiés poursuivent leur route vers l’ouest. Officiellement, à la date du 10 avril, la France a accueilli 43000 réfugiés mais c’est l’Allemagne à l’ouest qui est la première avec 239000 accueils.

Une réponse européenne « historique »

Depuis 2015 et ce que les opinions médiatiques ont appelé « la crise migratoire » avec la guerre en Syrie, les 27 états européens étaient divisés sur la politique migratoire avec notamment le groupe de Visegrad qui regroupe la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie. Ceux-ci refusaient les quotas de répartition des migrants et fermaient leur frontière à grand renfort de murs et de barbelés. Mais voilà qu’aujourd’hui, ces pays sont les plus concernés et les plus accueillants par l’arrivée des Ukrainiens. A l’échelle communautaire, c’est aussi la politique des « bras ouverts » avec l’activation de la directive de protection temporaire par la commission européenne depuis le 2 mars. Ce n’est pas une nouveauté car elle a été créée pendant les guerres d’ex-Yougoslavie mais elle n’avait jamais été activée. Ainsi, tous les ressortissants ukrainiens ont un droit de séjour dans l’UE sans condition, l’accès libre au marché du travail, à un logement, aux aides sociales et médicales. Cette protection est valable pour un an et renouvelable deux fois pour des périodes de six mois. Avant la guerre et depuis 2017, les citoyens ukrainiens pouvaient se rendre dans l’UE sans visa mais seulement pour un séjour de 90 jours …

Au niveau organisation, une plateforme de solidarité entre états européens a été mise en place pour échanger les informations sur les capacités d’accueil. Les robinets financiers sont grand ouvert avec la proposition CARE faite par la Commission européenne pour une « action de cohésion pour les réfugiés en Europe ». Une plus grand flexibilité est introduite pour utiliser les fonds européens comme le FEDER, le FSE qui peuvent être maintenant orientés vers le logement, l’éducation, le social. A cela s’ajoute le déblocage de 3,5 milliards d’euros d’aides aux États dans le cadre d’un autre plan : le React-EU. D’autres milliards sont débloqués pour l’urgence humanitaire sur place et même l’aide militaire. Au total, 5 milliards d’euros sont des prêts et subventions accordés par des institutions financières publiques européennes, dont la BERD ; et 4,1 milliards € sont des contributions financières des secteurs privé et public destinéees aux déplacés et aux réfugiés. Europol et Frontex habitués à chasser les migrants extra-européens se sont transfigurés en agent d’accueil aux frontières et donnent en particulier un coup de main à la Moldavie.

Oui mais … il y a les bons et les mauvais migrants !

Aux postes-frontières européens, les « 100 % ukrainiens blancs et chrétiens » sont accueillis les bras ouverts mais pas les autres. Des files de réfugiés syriens ou afghans qui tentaient de fuir aussi l’Ukraine mais qu’on a retenus ont été vues en Pologne par exemple. La discrimination se poursuit en France. Un Ukrainien va toucher 14,20 euros par jour tandis que la majorité des demandeurs d’asile perçoit seulement 6,80 euros. Et comme cela a été évoqué plus haut, aucun obstacle pour travailler et se soigner alors qu’un exilé ordinaire doit attendre 6 mois avant de travailler et 3 mois pour avoir la CMU (couverture médicale universelle). Pour le logement, la ministre Emmanuelle Wargon propose de réquisitionner les HLM vides tandis qu’une instruction du ministère de l’Intérieur demande aux préfets de trouver des habitats vacants où les loyers seront abaissés voir gratuits pendant 3 mois. Quelle surprise de voir cet élan humaniste quand on sait qu’à peine la moitié des demandeurs d’asile sont pris en charge par le dispositif national d’hébergement – comprenant les CADA, les HUDA, les CAES – et doivent ainsi se débrouiller avec le marché privé (chiffres de la Cimade). On leur verse une allocation de 7,40 euros bien insuffisante pour pouvoir se loger dignement sans parler du marché des trafiquants de sommeil qui s’épanouit et profite de la misère. Enfin 30000 personnes sont totalement exclues de ces mesures et doivent se débrouiller seules et souvent dans la rue. La raison ? Ils n’ont pas demandé leur asile à temps (90 jours maxi), n’ont pas encore fait de recours au premier refus de l’OFPRA ou sont considérés « en fuite » selon la procédure Dublin. Sans rentrer plus dans les détails, la différence de traitement est considérable entre les Ukrainiens et les autres. Et les États tentent de faire oublier leur propre politique migratoire derrière ce premier accueil chaleureux des réfugiés de guerre.

En Pologne, la montée des ressentiments

Ce focus est nourri d’un texte [1] d’un anarcho-syndicaliste polonais résidant à Varsovie et impliqué de longue date dans des associations d’aide aux locataires. Il confirme la vague de solidarité d’un grand nombre de polonais qui ont ouvert leur maison, fait des dons, sont allés accueillir les réfugiés dans les gares, etc. Cet élan est majoritairement spontané et auto-organisé sous le slogan très humaniste des « cœurs ouverts ». Mais, comme en France, cela a quelque chose d’indécent quand on voit les conditions des autres étrangers en Pologne et surtout la politique raciste et xénophobe menée par le parti conservateur PIS au pouvoir notamment lors de la crise avec la Biélorussie, lors du précédent hiver. Pour rappel, des milliers de migrants originaires essentiellement de Syrie et du Yémen ont été bloqués aux frontières, dans le froid et sans aide, alors qu’eux aussi fuyaient des guerres. L’armée a interdit la zone aux médias et aux associations humanitaires et même des groupes paramilitaires d’extrême droite sont venus prêter main forte au dispositif sécuritaire. Face à l’urgence et à la compatibilité civilisationnelle de voir arriver des réfugiés européens-chrétiens, les politiques se sont tus mais il est à parier que le silence ne va pas durer longtemps et que des réactions xénophobes vont resurgir, en jouant par exemple l’opposition avec les mauvais étrangers ou les mauvais citoyens.

La question du logement permet de se rendre compte de ces nouvelles tensions qui vont travailler la société polonaise. A Varsovie, il y a énormément de logements sociaux vacants gérés normalement par la municipalité. Mais celle-ci a laissé pourrir le parc immobilier et a préféré avantager le secteur privé, plus rémunérateur pour leurs intérêts personnel et politique. Cette situation a amené de nombreux squats dans les logements inoccupés avec des luttes pour reconnaître la légalité des occupations surtout dans les années 70/80. Mais depuis quelques années des lois punitives contre l’occupation des logements municipaux ont été prises et ont poussé à la rue des immigrés et les plus pauvres dont les mères célibataires. L’État disait qu’il n’avait pas d’argent pour la rénovation et une politique de logement social mais voilà qu’avec l’arrivée des ukrainiens, on rénove et on ouvre ces appartements. Les Ukrainiens passent même devant certaines personnes qui attendent depuis très longtemps un logement social et qui doivent alors se rabattre dans le privé où un loyer peut représenter les deux-tiers d’un salaire minimum. Cet exemple du logement illustre le double jeu des gouvernants et, plus grave, la probable montée des ressentiments entre immigrés.

Réfléchir en terme de classes, une nécessité

Pour éviter la division entre les immigrés récents ou plus anciens, entre les différentes communautés, etc, il est vital de voir les conditions actuelles d’exploitation et de proposer un discours de classe contre ce refugy washing qu’on veut nous vendre. Pour reprendre l’exemple polonais, les Ukrainiens « d’avant guerre » représentaient déjà une part importante de l’immigration de travail. Ils sont environ 2 millions à être titulaires d’un permis de travail plus ou moins long mais il ne faut pas oublier les milliers d’autres qui travaillent sans-papier et qui nourrissent les bénéfices dans des secteurs comme l’aide à la personne, le nettoyage, les ouvriers agricoles, etc. Ces personnes sont maintenues dans l’illégalité pour ne pas augmenter les salaires et maintenir l’exploitation. Les responsables sont les décideurs politiques et économiques qui maintenant appellent à la mobilisation générale. Le dire peut permettre de ne pas se tromper d’ennemi car si les « petits » se bouffent entre eux pour les miettes qu’on veut bien leur donner, ce sont les exploiteurs qui vont en ressortir gagnants et à terme les discours nationalistes et racistes continueront à diviser les prolos polonais, ukrainiens, martiens ou que sais-je.

Et quid de l’après-élan de solidarité ? Partie comme elle est, la guerre va éloigner pour longtemps les réfugiés de leur territoire. On l’a dit, la protection européenne est temporaire et durera dans l’état actuel de la législation pas plus de deux ans. Passé cela, et même avant, il est inéluctable que les nouveaux immigrés subiront les rapports de classe. Quelques chanceux pourront rester dans les logements sociaux et bénéficier de bourses pour des études mais la plupart devront s’orienter vers le logement privé, les loyers augmenteront tandis que les patrons en profiteront pour embaucher pour pas cher, sans aucune protection sociale, etc

Solidarité et combativité contre le « refugy-washing » et son monde

Bien évidemment, il ne s’agit pas de dire que les Ukrainiens sont trop bien accueillis et de les opposer aux autres migrants. Tous fuient la misère et la guerre imposées par le fonctionnement d’un monde capitaliste et impérialiste dont le conflit russo-ukrainien n’est qu’une énième illustration. Dire cela doit s’accompagner d’une solidarité en acte avec l’ensemble des migrants. Tout d’abord, la lutte doit porter sur les conditions matérielles de chacun : le logement, la santé, le social et le travail. Il faut saisir l’opportunité des discours politiciens qui disent dorénavant que c’est possible de réquisitionner les logements vacants et de travailler avec un contrat en bonne et due forme. Prenons l’initiative et lançons des luttes dans ces domaines avec les premiers concernés. D’autres mots d’ordre peuvent surgir comme par exemple dans l’Éducation nationale, réclamer des moyens supplémentaires pour les dispositifs UPE2A qui sont des classes spécialisées pour les élèves allophones. Il n’y a pas assez de profs et d’heures allouées pour cette section alors que le Ministère communique sur le bon accueil des petits Ukrainiens dans les écoles à grand renfort de caméras. On pourrait multiplier les exemples d’actions possibles, l’important est de créer des collectifs d’accueil et de lutte en lien avec différents secteurs professionnels ou associatifs. Il y a un coup à jouer !

Autre niveau de contestation, celui plus général de la classe sociale. Ukrainiens ou autres migrants, nourriront en grande majorité la classe populaire et vont servir dans les emplois les plus précaires et pourtant les plus essentiels comme on disait en temps de COVID. Cette conscience de classe sera la seule à même d’empêcher la montée des ressentiments entre immigrés eux-mêmes et travailleurs plus généralement qui feraient alors le jeu des discours nationalistes et xénophobes. Les responsables doivent être cernés, ce sont les profiteurs de guerre qui vendent des armes mais aussi vont augmenter les loyers, baisser les salaires, etc. Enfin, ne faisons aucunement confiance à des gouvernements qui se disent accueillants mais qui poursuivent en sous-main des politiques anti-migratoires depuis des années (voir encart). Si des luttes émergent, elles seront à même de dénoncer ces hypocrisies, rien n’est à négocier, tout est à prendre ! Paix aux chaumières, guerre aux palais.

Fabien, OCL Lille.

Notes

[1Article original à lire sur le site « akailaure.blogspot.com » sous le titre Race class and second class status

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