CA 323 octobre 2022
mercredi 12 octobre 2022, par
On ne sort pas indemne d’une visite à Georges dans la prison de Lannemezan. 38 années d’enfermement ne l’ont pas abattu. Il est d’une gentillesse et d’une affection extrêmes avec les visiteurs. Il s’informe, il débat sur tous les sujets : la Palestine, la lutte des classes, le marxisme, le monde arabe, la religion, la Chine, les gilets jaunes … Il explique que le dégagisme contre les pouvoirs en place ne suffit pas, il faut un projet révolutionnaire. Il a gardé le vocabulaire des années 70. Par exemple l’Autorité Palestinienne est pour lui une « bourgeoisie comprador ». Sur son enfermement sans fin, il sait que c’est une question de rapport de force. Et pour l’instant, nous ne l’avons pas établi. Le pouvoir voudrait qu’il « abjure », c’est bien sûr totalement exclu.
Après leur défaite (septembre noir) face à l’armée jordanienne en 1970, les différents mouvements palestiniens se replient sur le Liban. La gauche est très forte à l’époque en particulier le FPLP (Front populaire de Libération de Palestine) et c’est là que Georges (issu d’une famille chrétienne du nord du Liban) va s’engager dès 1971. Les Phalangistes, alliés d’Israël, déclenchent la guerre civile en 1975. L’OLP et la gauche sont sur le point de l’emporter mais les Phalangistes sont sauvés par l’intervention syrienne. L’armée israélienne envahit le Liban en 1978 et 1982, des milliers de Libanais et de Palestiniens seront tués lors de ces invasions. Les impérialistes états-unien et français enverront leurs troupes et essaieront d’imposer un régime à leur botte. En 1982, l’OLP, encerclée, part en Tunisie à 3 000 km du champ de bataille, cette évacuation aura pour conséquence - entre autres - les massacres de Sabra et Chatila.
Georges (né en 1951) fait partie de ceux qui désapprouvent cette évacuation. Son groupe (les FARL, Fractions armées Révolutionnaires Libanaises), décide de porter la guerre dans les métropoles impérialistes.
Les FARL revendiqueront deux assassinats à Paris en 1982, celui d’un agent de la CIA (Charles Ray) et celui d’un agent du Mossad (Yaacov Barsimentov). Dans les deux cas, les témoins ont vu une femme tirer. On connaît son identité, elle est décédée il y a quelques années au Liban.
Georges est arrêté en 1984. Au départ, il est accusé de détention d’armes, faux papiers et complicité d’entreprise terroriste.
En 1986, le CSPPA (Comité de Soutien aux Prisonniers Politiques Arabes) commet une série d’attentats sanglants à Paris. Ce groupe est lié au pouvoir iranien qui ne pardonne pas à la France d’avoir armé Saddam Hussein. Il veut obtenir (et il obtiendra) la libération d’Anis Naccache qui a tenté d’assassiner le dernier Premier ministre du Shah. Ces attentats provoquent une émotion énorme. Or le CSPPA a demandé (entre autres) la libération de Georges.
Avant le procès, une intense campagne de presse (à laquelle participera Edwy Plenel) accuse Georges (contre toute évidence) d’être lié aux attentats du CSPPA. Georges va assumer les actes des FARL. Sa défense, très politique, sera une dénonciation sans concession de l’impérialisme, du sionisme et de l’hypocrisie la « démocratie française ».
Alors qu’il ne risque tout au plus que quelques années de prison, il va être condamné … à la perpétuité. Le soir du procès, son avocat, Jean-Paul Mazurier, déclare être un agent des services secrets français et leur faire régulièrement des rapports détaillés sur ce que dit son client. Et pourtant, le procès ne sera pas refait.
En 1999, Georges en est à 15 ans de prison et il est « libérable ». Ses premières demandes seront rejetées. Entre temps, au Liban, tous les protagonistes de la guerre qui ont survécu se sont auto-amnistiés et se partagent le pouvoir. En France, un mouvement de soutien s’est développé, les prisonniers d’Action Directe et en particulier Jean-Marc Rouillan alertant sur l’existence et le combat de Georges.
En 2003, la juridiction de la libération conditionnelle de Pau ordonne sa libération avec obligation de quitter le territoire. Le ministre de la « Justice » Perben fait appel et Georges reste en prison.
En 2012, l’ancien dirigeant de la DGSE qui a arrêté Georges, Yves Bonnet, explique publiquement que Georges est innocent de ce pour quoi il a été condamné et que lui-même a fabriqué les preuves. Le procès n’est pas refait.
Dès 2012, le gouvernement libanais demande la libération de Georges. Aucune faction ne s’y est opposée. Mais le gouvernement français n’en a cure.
En 2012, le tribunal prononce la libération de Georges. Le gouvernement fait appel. La Cour d’appel confirme. Mais Valls refuse de signer l’arrêté d’expulsion. Entre temps, Hillary Clinton a téléphoné et exprimé un veto états-unien à sa libération. Au Liban, des centaines de personnes étaient en route vers l’aéroport pour l’accueillir.
La position officielle française n’a pas varié dans la caricature. La loi dit qu’on ne peut pas libérer Georges sans décret d’expulsion. Mais « Mr Abdallah n’a pas exprimé de regrets ni indemnisé les ayant droits des victimes ». Dupont-Moretti passera de la caricature au mensonge : « Mr Abdallah doit utiliser les voies légales de recours ». Elles ont bien sûr été toutes utilisées, le refus de libération est politique. Les conseillers de Macron l’avoueront en 2022 : « la libération de Mr Abdallah constituerait un trouble à l’ordre public ».
Le gouvernement libanais a amplifié sa demande de libération avec les visites à Lannemezan de l’ambassadeur du Liban en France et de la ministre de la Justice courant 2021.
Il y a d’abord le soutien inconditionnel du gouvernement français au sionisme et le fait qu’il obéit à toutes les injonctions venues d’Israël ou des États-Unis. Georges est un prisonnier politique palestinien délocalisé à Lannemezan. Il suit jour par jour ce qui se passe là-bas. Il se met en grève de la faim par solidarité à chaque mouvement des prisonniers palestiniens. En Palestine, il est devenu un prisonnier emblématique, un peu comme Marwan Barghouti ou Ahmed Saadat.
Pour l’instant, le mouvement de solidarité pour la Palestine ne s’est impliqué que partiellement dans la défense de Georges. L’UJFP a été bien seule pendant longtemps. On doit considérer comme une victoire le fait que la plus grande association (AFPS, Association France-Palestine Solidarité) s’est engagée pour sa libération.
Il y a aussi le fait que Georges est un militant révolutionnaire et qu’il met au centre de toutes ses interventions ou déclarations la dénonciation du capitalisme et de l’impérialisme. Pour le pouvoir, il est fondamental d’en faire un « terroriste ». Jusqu’à présent, le comité de soutien et les organisations politiques actives viennent de l’extrême gauche, essentiellement marxiste léniniste. Ce soutien s’est un peu élargi : des députés (PCF, France Insoumise) ont visité Georges. Des municipalités en ont fait un citoyen d’honneur. Élargir davantage, faire comprendre que le combat anti-impérialiste de Georges pose la question du monde dans lequel nous voulons vivre, c’est une nécessité de l’heure.
Même si on n’est pas engagé pour la Palestine ou dans la lutte anticapitaliste, cette détention sans fin représente une accumulation de violations flagrantes des droits fondamentaux. Certaines organisations de défense des droits de l’Homme (LDH, MRAP) ont fait de sa libération un objectif.
Tous les ans, une manifestation a lieu à Lannemezan devant la prison. La prochaine aura lieu le samedi 22 octobre, 38ème anniversaire de son arrestation. Ces dernières années, la participation était en hausse sans atteindre le seuil qui obligerait les grands médias à en parler ou le pouvoir à céder.
Mais la chape de plomb du silence commence à être sérieusement ébranlée. Saïd Bouamama a écrit un livre « L’Affaire Georges Ibrahim Abdallah ». Le Collectif « Palestine Vaincra » de Toulouse (que Darmanin a essayé sans succès de dissoudre) a pris une place active dans le mouvement de solidarité pour Georges. La majorité de ses membres sont jeunes. Ils appartiennent à la branche française de Samidoun, le réseau de solidarité avec les prisonniers palestiniens. Le Collectif Vacarme, composé de plusieurs militants de ce collectif, a réalisé un film documentaire « Fedayin » sur Georges avec une véritable enquête sur son passé au Liban.
Et Pierre Carles est en train d’achever un autre film.
À nous de faire monter la protestation au niveau nécessaire pour mettre fin à cette détention sans fin.
Toutes et Tous à Lannemezan le 22 octobre !
Pierre Stambul
LA RÉTENTION DE SÛRETÉ
En 2008 le gouvernement Sarkozy institue la rétention de sûreté. C’est une nouvelle étape vers l’application de la perpétuité réelle. Les tribunaux ne peuvent pas encore prononcer la peine à vie, considérée par l’Europe comme un traitement cruel et dégradant, l’administration s’en charge. Il est désormais prévu que les prisonniers purgeant des peines de quinze ans au moins ne pourront bénéficier d’une libération qu’après avis d’une commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté. L’avis de la commission est rendu à l’issue d’un placement d’une durée d’au moins six semaines dans un service spécialisé chargé d’observer les comportements, réactions, capacités de réinsertion et d’auto-critique du détenu aux fins d’une évaluation pluridisciplinaire de dangerosité. Le prisonnier devra se renier, se repentir de sa très grande faute, sinon pas de salut, pas de liberté.
Depuis 1980, à chaque réforme de la justice, la sûreté a été brandie comme la raison impérieuse devant laquelle tout le monde se couche. Peine de sûreté, cour de sûreté de l’État et, maintenant, centres de sûreté. Comme toujours, la sûreté sert à présenter ces lois comme des mesures d’exception destinées à des cas extrêmes ; et comme toujours elles sont porteuses d’une extension rapide au droit commun. Dans le projet de loi initial, Dati avait prévu que son texte concernerait seulement les crimes contre les mineurs de moins de 15 ans, pour faire croire que cette mesure était exceptionnelle et qu’elle ne toucherait que trente à cinquante prisonniers par an. N’étant gênés par aucune opposition, les députés ont tout de suite élargi le cadre de son application à d’autres crimes et délits.
Avec la rétention de sûreté ce sont les principes du droit qui sautent : Une loi est applicable à partir de sa promulgation, pour ne pas attendre 2023 pour ouvrir les centres de sûreté, l’État s’assoit sur le principe de non rétroactivité.
La rétention de sûreté institue la peine après la peine, sans durée précise, sans la commission d’un nouveau délit. Avec cette nouvelle loi, les parlementaires ne jurent plus que par la punition et l’élimination de prisonniers jugés définitivement indésirables, dangereux ou irrécupérables. Catégorie qui pourra s’élargir au gré des besoins. Jusque-là, le dossier d’instruction servait de référence à l’établissement de la culpabilité et au calcul des peines : à la suite d’un délit commis, un prévenu innocent pouvait être reconnu coupable à la seule lecture de ses antécédents sous prétexte qu’il était capable du fait, mais il fallait au moins qu’un crime ou un délit ait été commis… maintenant, plus besoin de commettre un crime pour rester enfermé.