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CA 337 février 2024

Avant de faire le tour du monde, faire le tour de l’atelier...

Recension du livre de la Mouette Enragée

lundi 19 février 2024, par Courant Alternatif


C’est une maxime de Benoit Frachon, jeune ouvrier libertaire devenu dirigeant du PCF, qui titre l’ouvrage publié par nos camarades du groupe communiste anarchiste de Boulogne sur Mer. Et c’est bien ce dont il s’agit dans cet ouvrage : redonner corps et voix à une classe ouvrière trop souvent effacée, en faisant le tour de l’atelier, c’est à dire en renouant avec l’enquête ouvrière.

Ce livre n’est pas une étude sociologique ou statistique sur le salariat d’aujourd’hui. Au-delà du témoignage ou du cahier de doléances, l’objectif poursuivi est l’émergence d’une parole qui soit située dans la lutte des classes et qui participe à la reconstruction d’un imaginaire commun, d’une conscience de classe, ainsi que l’explique très clairement le premier chapitre consacré à L’Enquête ouvrière : son histoire, sa nature, sa portée et sa nécessité toujours recommencée au gré des mutations du salariat.
Investie dans ce projet depuis 2017, au sortir de la lutte contre « la loi travail » du quinquennat Hollande, La Mouette enragée a recueilli la parole de salarié·es à travers un questionnaire en ligne et sous forme d’entretiens menés principalement dans le Pas-de-Calais, le Nord et la Bretagne, à l’occasion de rencontres ou de luttes de boites.

Une fois posés le pourquoi et la nature de cette enquête ouvrière, l’ouvrage est chapitré par secteurs d’activités : le secteur médical et la santé (EHPAD, clinique privée, sage femme, ambulancier) ; la logistique (Amazon, La Redoute, Vertbaudet) ; les centres d’appels ; la production agro-alimentaire… Mais il contient également des chapitres transversaux traitant des mutations de l’exploitation capitaliste contemporaine : l’ubérisation et l’auto-entreprenariat ; l’emprise managériale, l’intérim... Avec, en clôture, une synthèse d’éléments de réponse au questionnaire qui livre un « regard sur les conditions d’existence et de travail au cœur de la production ou des services par les travailleurs eux-mêmes » et montre bien la cohésion d’un vécu commun de l’exploitation au-delà des spécificités professionnelles des unes et des autres..

Chaque chapitre est introduit par un point général sur le secteur considéré, avec une priorité à montrer comment toute activité devient essentiellement productrice de plus-value. Et comment, derrière les termes de flux, de numérisation ou de robotisation… derrière ce discours idéologique qui tend à évacuer l’élément humain du travail, cette extorsion de plus value se fait toujours en dernier ressort par une surexploitation encore plus cadencée et tracée des travailleurs de la production ou des services.

Ainsi, la numérisation, le capitalisme de plateforme, ou l’ubérisation du travail brouillent les repères entre producteur et consommateur et conduisent à l’effacement du salariat au profit de nouvelles formes de « travailleurs indépendants » ou « d’auto-entrepreneurs ». Ces nouveaux statuts de l’exploitation sont davantage producteurs d’idéologie que de revenus : « 90% des auto-entrepreneurs en France touchent moins de 90% du SMIC, sans les acquis sociaux du salariat ».

Centré pour l’essentiel sur les Hauts-de-France, bassin historique de l’industrialisation de l’Hexagone, ce livre nous offre également des pages remarquables sur l’incessante conversion industrielle de la région. Au détour des entretiens, c’est l’histoire de familles ouvrières qui émerge en fonction des modernisations, des concentrations, des “dé” et “re”-territorialisations des entreprises. Elle montre comment « le capital a instillé depuis longtemps un rapport social total dans les sociétés majoritairement ouvrières ». On comprend ainsi comment, du textile ou des aciéries, jusqu’aux centres d’appels ou aux entrepôts Amazon, s’établit une filiation des mécanismes d’exploitation toujours plus intense du travail. Et ce pour le profit des quelques grandes familles qui comptent dans les premières fortunes de France, alors que Roubaix, siège historique de La Redoute, est aujourd’hui classée ville la plus pauvre du pays.

Mais il n’est pas que l’avancée du rouleau compresseur d’un capital en perpétuelle restructuration qui se révèle dans ce livre. Heureusement, les entretiens nous entraînent aussi dans les mouvements de luttes et de résistance dans les EHPAD (2018), les cliniques privées (2021), chez les livreurs Uber (2021), chez Vertbaudet (2023), et d’autres encore. Ces grèves nous montrent une classe ouvrière plus vivante que ne la laissent apparaitre les médias, et une lutte des classes au plus près du quotidien : « Depuis quelques années, l’encadrement cherche à semer la zizanie entre les travailleurs du jour et ceux de la nuit. Après, il y a les “pro-patrons” et les autres, mais plus tu as un bas salaire moins tu es “pro-patrons” ! Depuis la grève, le clan pro-direction et pro-encadrement s’est cristallisé ; auparavant les représentants du personnel étaient pro-patrons... » [1] Des grèves qui souvent concernent les salaires, mais qui s’imposent aussi en fonction des conditions de travail, et en premier lieu l’usure des corps toujours plus sollicités « Des personnes sont abîmées mais n’osent pas partir. Il y a beaucoup de problèmes de santé via les canaux carpiens, les épaules, les genoux. A Wattrelos, on porte beaucoup (...) sachant qu’il n’y a que des transpalettes manuels. Au prélèvement, on marche entre 22 et 25 kms par jour. (…) Donc la retraite jusqu’à 64 ans ? On nous tue déjà à petit feu » [2]. Mais les entretiens témoignent aussi des processus d’aliénation propre au travail : « (…) “maintenant je suis mon propre patron, je peux prendre des congés ou partir en vacances quand je veux” [déclare ce livreur de plateforme]. Son propre patron, mais il spécifie se démener pour “trois plateformes en même temps” ! Trois patrons pour le prix d’aucun est-ce vraiment réellement une affaire ? D’autant que s’il “gagne autant qu’à l’usine, il paie l’URSAFF et ne cotise pas pour la retraite” (…) » [3] C’est donc un livre riche d’humanité comme d’analyses que nous propose aujourd’hui La Mouette enragée, et qu’il convient de lire. Mieux encore, si ce travail pouvait inspirer à son tour d’autres groupes, il permettrait d’affiner notre compréhension de l’exploitation capitaliste et des modes de résistances possible, afin de mieux construire la « science de notre malheur ». [4] C’est ce à quoi s’emploient maintenant les camarades de Boulogne en organisant une tournée de débats autour de la présentation de cette enquête. N’hésitez pas à les solliciter, leur adresse est en page 2 de Courant Alternatif.

Et pour la suite ils ne manquent pas de perspectives, particulièrement avec un très intéressant projet de cartographie ouvrière qu’ils présentent en annexe. Car si « la géographie ça sert d’abord à faire la guerre », à l’heure du grand réarmement capitaliste annoncé par le Président Macron, il nous faut toujours de nouvelles armes pour la guerre de classes.

Saint-Nazaire janvier 2024

La Mouette Enragée. -Avant de faire le tour du monde faire le tour de l’atelier...
Enquête ouvrière – Témoignages – Réflexion 2017-2023

Editions Acratie (en librairie ou à commander sur editionsacratie

Notes

[1p.57, Témoignage collectif, établissement de Santé privé, grève de juin 2020

[2p.109, Témoignage d’Anaïs, gréviste de Vertbaudet   

[3p.92, Au hasard des déambulations in « Réflexion sur la grève des livreurs Uber Eats à Boulogne »

[4Selon le mot de Fernand Pelloutier, cheville ouvrière de la Fédération des Bourses du Travail : “Ce qui lui manque (à l’ouvrier), c’est la science de son malheur ; c’est de connaître les causes de sa servitude ; c’est de pouvoir discerner contre quoi doivent être dirigés ses coups” Le Musée du travail in L’ouvrier des deux mondes, 1er avril 1898

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