CA 329 avril 2023
Dossier "mouvement contre la réforme des retraites"
dimanche 9 avril 2023, par
L’idée de cet article est née du débat organisé par la commission journal de Lille, le 25 février dernier. Nous étions alors au milieu des vacances scolaires, la mobilisation contre la réforme des retraites était en pause selon les ordres de l’intersyndicale qui voulait laisser les gens les plus riches gambader dans la neige et respecter le calendrier législatif « démocratique » avec la navette parlementaire entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Pendant nos discussions, nous constations l’absence de la grève et la faible présence des jeunes dans les manifestations. Depuis, tout a changé car avec l’adoption de la loi par le 49.3, les jeunes - ou du moins une partie d’entre eux - sont dans la rue et n’hésitent pas à se confronter frontalement à l’État et sa police. Rappelons que tout a été fait pour empêcher leur mobilisation. Au lycée, depuis la réforme Blanquer et Parcours-Sup c’est la pression constante pour tenter d’obtenir son orientation. Tout a été fait pour individualiser les parcours et les élèves. Pareil à la fac, le COVID étant passé par là, les cours en distanciel sont dégainés à la moindre menace de blocage. Tous les locaux sont fermés pour empêcher l’occupation d’un amphi. Fort heureusement, tout vient d’éclater et nous sommes peut être au début d’une grande mobilisation et politisation des jeunes contre la capitalisme et son monde !
« Il flotte dans l’air du temps comme un nouveau conflit de générations » (Nicolas Truong)
Dans un article de deux pages paru dans Le Monde du 18 février 2023, le journaliste Nicolas Truong avalise l’existence d’un fossé générationnel qui se creuserait dans la société française. Il y fait un tour d’horizon assez complet et documenté de la question et avec suffisamment de prudence et d’habileté pour nous donner envie d’aborder de manière critique un sujet qui est devenu une antienne colportée à la légère par nombre de commentateurs, militants d’une cause qui veut en finir avec les grands rêves d’émancipation collectives qui seraient la marque des temps anciens.
La confusion apparaît dès le début de l’article. Même si un bémol indique que ce n’est pas une classe d’âge totalement homogène, il est question, dans le sous-titre, de LA jeunesse. Qui est-elle ? Combien sont-ils ? Où la trouve-t-on ? Sommes-nous là dans le flou le plus absolu de l’enquête sociologique réalisée au doigt mouillé ? Pas tout à fait puisque dès le premier paragraphe, un exemple de cette jeunesse est ciblé : « les jeunes diplômés en quête de sens qui annoncent qu’ils ne perdront pas leur vie à la gagner ». Allusion sans doute à ces étudiants d’agro Paris Tech qui ont appelé en mai 2022 à « déserter des emplois destructeurs ». Initiative certes sympathique qui a fait un buzz médiatique pendant quelques semaines, mais qu’il serait hasardeux de considérer comme représentative d’une génération !
Le ton est cependant donné : comme le plus souvent dans les études et les articles consacrés à ce sujet il y a superposition/confusion entre jeunesse et étudiant diplômé, ce qui est particulièrement abusif. En effet, rappelons qu’en France la majorité de la jeunesse c’est 12% d’une tranche d’âge qui n’a aucun diplôme ou simplement le brevet, et 40% munie seulement du bac ou d’un BEP. Moins de 50% entrent dans un cycle d’études supérieures : 26 % obtiennent un master, 10 % s’arrêtent à la licence et 12 % avant d’avoir obtenu quoi que ce soit. Autrement dit plus de 50 % de la jeunesse n’a jamais appartenu au monde étudiant et à peine plus du tiers ont un diplôme du supérieur. C’est pourtant cette dernière catégorie qui sert le plus souvent de référence pour décrire la jeunesse française actuelle.
Le concept même de génération est particulièrement ambiguë en ce qu’il entend mettre tout le monde dans le même panier pour en tirer des conclusions générales. C’est un peu le fil conducteur de ce voyage au centre d’une génération malgré les précautions dont l’auteur parsème son article : « sans doute faut-il tempérer cette impression car les études sur la jeunesse ne cessent d’insister sur les différences de conditions sociales qui déterminent davantage les trajectoires que la classe d’âge ». Et un peu plus loin : « impossible de confondre les jeunes surdiplômés et les étudiants précarisés, la frange des Bacs pros et des BTS avec la frange inscrite à Science Po ou à l’ENS. Comme le disait Pierre Bourdieu,la jeunesse n’est qu’un mot ».
Ces précautions n’effacent pas le fait que d’autres désertions ne prennent pas la même place dans ce tour d’horizon sensés décrire un conflit de génération : par exemple celles provenant de jeunes travailleurs du bas de la hiérarchie des métiers de la restauration et des bars qui, certainement comme tout le monde préfèrent que leur vie ait un sens plutôt que de ne pas en avoir mais qui, en attendant, en avaient plus que marre de bosser comme des ânes avec un salaire de misère. Et ces désertions, aux dires de cafetiers pleurnichards, étaient assez nombreuses pour mettre en péril leur business - pourtant assez bien arrosé au moment du quoi qu’il en coûte - même si les statistiques ne se sont guère penchées sur ces invisibles qui ne deviennent visibles qu’en cas de disparition.
L’article du Monde cite à plusieurs reprises Cécile Van de Velde - autrice de sociologie des âges de la vie, Colin 2015 - qui, elle aussi, observe « une résurgence des tensions générationnelles ». Elle précise que ce n’est pas parce que LES nouvelles revendications de LA jeunesse sont portées par de « nouveaux héritiers » qu’il faut remettre en cause ce fameux fossé des générations. La preuve ? : « en mai 1968 aussi, c’étaient les diplômés qui s’insurgeaient et se rebellaient contre leurs aînés ». Double amnésie ! Premièrement les rebellions de jeunes ont été d’abord celles des jeunes prolos OS (ouvriers spécialisés) dans les usines automobiles qui ont inauguré une nouvelle forme de contestation et qui sont progressivement devenus aussi invisibles que les déserteurs de la restauration. Deuxièmement, faire d’une supposée rébellion des diplômés contre leurs aînés en 1968 un élément à la hauteur de l’importance qu’elle attribue à l’actuel conflit des générations, c’est mettre de côté le rejet du capitalisme exprimé par l’énorme majorité des « rebelles » de l’époque, tous âges confondus… mais pas toutes classes confondues. Estampiller mai 68 comme l’explosion d’un conflit de génération et le réduire à un mouvement culturel, c’est la marque des efforts faits depuis des décennies par les divers courants de la social-démocratie pour évacuer la question sociale. Il est utile de le rappeler, alors que nous sommes en plein mouvement contre la réforme des retraites actuellement et que le spectre de 68 habite encore le cervelet de nos politiciens.
Toujours sur 1968. L’article du Monde nous rappelle que, selon de nombreux commentateurs, la nouvelle génération reprocherait aux baby-boomers, aux soixante-huitards, d’avoir « essoré la planète ». Les baby-boomers sont les gens qui, en France, sont nés entre la fin de la seconde guerre mondiale et le début des années 1960. C’est une catégorie démographique et pas du tout politique ! Un soixante-huitard est un baby-boomer qui, à des degrés divers, a participé positivement à ce mouvement. Tous les baby-boomers étaient loin d’être soixante-huitards. Et considérer que ce sont LES baby-boomers qui ont « fait » 68 est une idiotie qui a comme fonction de gommer les 8 millions de grévistes et les occupations d’usine qui n’étaient évidemment pas le fait des seuls jeunes.
La journaliste Salomé Saqué estime que « les générations les plus anciennes sont en train de sacrifier le futur des jeunes générations ». Erik Neveux, sociologue n’y va pas non plus par quatre chemins : « les générations les plus anciennes sont en train de sacrifier le futur des jeunes générations ». En fait ces amalgames et ces approximations ont une seule et même fonction : faire croire que les « malheurs » que la jeunesse connaît ne sont pas le fait d’un mode de production destructeur, mais de celles et ceux qui ont eu l’audace de s’y opposer. Et on voit bien là à quoi cette analyse peut servir dans la période que nous vivons.
Cécile Renouard, une philosophe elle, explique que l’on trouve dans la jeune génération « une réticence à accepter les contraintes, la verticalité et à s’inscrire dans un engagement durable, un refus de la subordination comme dans les bullshits jobs ». Bonne nouvelle s’il en est ! Mais là encore cette constatation est faite pour accréditer l’idée de conflit de génération et d’oublier, par la même occasion que ces désirs étaient ceux que la génération de soixante-huitard clamait haut et fort… contre les autres baby-boomers.
Autre personnage qui revient à plusieurs reprises dans l’article de Nicolas Truong, Margaret Mead. Cette ethnologue (1901-1978), dans son livre, Le Fossé des générations, écrivait en 1979 que dans les sociétés traditionnelles les parents apprenaient aux enfants à entrer dans le nouveau monde, tandis que dans nos sociétés contemporaines la rapidité des changements ont fait que ce sont les enfants qui sont dans la position d’apprendre aux anciens, d’où un conflit de génération particulièrement aigu qui explique les soubresauts qui secouaient la planète en ces années 1968-1969. Si cette observation ne manque pas de pertinence, elle est quand même un peu courte pour expliquer les événements de mai 68. Il est vrai que la lutte des classes est un concept totalement étranger à M. Mead qui tout en ayant été une femme remarquable par ses engagements en matière de sexualité et même d’écologie qui firent frémir l’Amérique puritaine, fut une suffisamment piètre ethnologue pour qu’on évite de s’appuyer sur ses conclusions et ses « observations » (voir encart). Ce que n’évitèrent pas des pans entiers de soixante-huitards qui en firent leur icône en ouvrant la voie de tout un courant qui aime à voir dans les sociétés « primitives » la preuve qu’un communisme primitif peut exister, et projettent leurs désirs sur une réalité quelque peu trafiquée quand ils ne prônent pas un retour à l’âge d’or.
JPD
Note
1 - Publié chez Denoël en 1979 il s’agit de la traduction française de Culture and Commitment : the new relationships between the generations in the 1970.
Les errements sociologiques de Margaret Mead
En 1928, Margaret Mead publie Adolescence à Samoa - traduit en français sous le titre Mœurs et sexualité en Océanie. Elle y décrit la vie des adolescentes samoanes comme détachées des contraintes sociales dans une société totalement libre sexuellement. Seulement voilà, quelques années plus tard d’autres anthropologues s’aperçoivent que les jeunes filles doivent être vierges au mariage, et qu’elles sont soumises à leurs frères, ce qui atténue fortement les propos de Mead. En fait, cette dernière avait travaillé 5 mois en résidant hors du village et en réalisant les interviews d’une cinquantaine de jeunes filles par interprète interposé. Certains avancent l’hypothèse que les gentilles samoanes, voulant faire plaisir à la dame blanche répondaient ce qu’elle souhaitait entendre. D’autres, plus simplement qu’elle est arrivée sur l’île avec un schéma préconçu qui a orienté réponses et interprétations. Et en effet M. Mead, très en avance sur son temps, surtout dans les milieux académiques et dans l’Amérique puritaine était une défenseuse acharnée des libertés, en particulier sexuelles, et de l’émancipation des femmes. Elle considérait que les différences entre les sexes sont seulement biologiques et que les différences de genre sont exclusivement sociales. Aussi iconoclaste fut-elle en bien des domaines, elle inaugura malheureusement cette sociologie du « micro tendu » qui fait de l’intervieweur le maître du jeu. Tant et si bien que sa thèse sur le fossé des générations ne peut être prise pour argent comptant.