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CA 331 juin 2023

Les salariés d’Heineken savourent leur demi-victoire

jeudi 15 juin 2023, par Courant Alternatif

Dans le CA n°328, nous avions interviewé trois salariés en grève à la brasserie de l’Espérance de Schiltigheim rachetée par Heineken en 1972. La mobilisation a depuis pris fin, des accords ayant été signés mi-avril avec la direction. Quel bilan peut-on tirer de cette confrontation avec le 2e plus gros brasseur mondial ?


Fin novembre, la multinationale annonçait à l’ensemble de ses salariés sa volonté d’augmenter ses profits en ne conservant que deux sites en France. La production alsacienne devant être transférée à Mons-en-Barœul et Marseille d’ici 2026. Les conditions de départ proposées aux 220 salariés schilikois frisant le ridicule, ceux-ci menaient depuis l’annonce, une grève perlée en s’organisant au mieux pour bloquer la production avec le plus petit nombre de grévistes possible.

{{Les patrons mènent la danse

Entre temps, des accords sur le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) ont été acceptés par les organisations syndicales autorisant ainsi le reprise du travail. L’usine fermera dans 3 ans et les 220 emplois vont être supprimés. Les quelques mois de grève ont permis d’obtenir :

  • de meilleures mesures d’accompagnement du plan social : indemnités de départ revues à la hausse même pour les salariés qui quitteront l’entreprise avant 2026 (minimum 30 000€), reclassement, temps dédiés aux formations…
  • une prime mensuelle pour tous de 400€ les 2 premières années et 500€ la 3ème.
  • la création d’une commission paritaire afin de veiller aux conditions de travail, à la sécurité et à la santé notamment morale des salariés à l’avenir bien précaire… avant on appelait ça un CHSCT (1) non ?
  • une baisse de la production de 15% (2). Si on peut se réjouir de cette baisse de cadence, elle est toutefois à relativiser. D’une part il semble évident que l’effectif va se réduire durant ces 3 ans et d’autre part ces hectolitres de différence seront juste délocalisés un peu plus tôt sur les deux autres sites.

Le groupe néerlandais expert en baisse des coûts de production, sait apparemment aussi acheter la paix sociale à moindre coût. L’ensemble des salariés sont satisfaits du résultat des négociations, ils ne partiront pas les mains vides et peuvent commencer à chercher un nouveau travail dès maintenant. Alors que, rationnellement, la seule chose qu’ils ont vraiment gagné dans cette lutte c’est la prime mensuelle car évidemment qu’Heineken ne s’en serait pas sorti sans débourser quelques dizaines de milliers d’euros par salariés alors que l’entreprise fait des bénéfices pharamineux (3). N’importe quel juge aurait dénoncé le plan social pour insuffisance sans cela !

Travailleurs de tous les pays unissez-vous … et si on commençait par l'union des travailleurs au sein d'une même boîte ?

Didier (délégué syndical CGT) le déplore « on a gagné une bataille mais on n’a pas gagné la guerre ». Certes, mais il n’a jamais été question au niveau des directions syndicales nationales d’empêcher la fermeture du site de Schiltigheim. Il n’a jamais été question de mettre en place une solidarité de classe réelle entre les travailleurs de Mons, Marseille et Schiltigheim. Était-il envisageable que les deux autres sites se mettent à l’arrêt refusant de participer au « challenge » et de récupérer les volumes de leurs collègues alsaciens ? Affirmer que « pas un litre de bière de Schiltigheim ne sortirait des brasseries de Mons ou Marseille » ne relevait pas de la folie puisque les nouvelles lignes de production n’existent pas encore (d’où le délai de 3 ans et les 100 millions d’euros pour construire les infrastructures). Les salariés de Schiltigheim l’ont prouvé, à une dizaine, un site de 16 ha peut être mis à l’arrêt.
« Mais vous n’y pensez pas ma bonne dame, demander à un site où des investissements ont lieu de se mettre en grève ?! Pour eux ce n’est que du positif. Et pis il faut être réaliste si Mons ou Marseille ne récupèrent pas leur volume quelqu’un d’autre le fera, en Espagne, en Asie, Heineken n’a que l’embarras du choix ». Justement, la réalité c’est cela, Heineken est connu pour ses acquisitions suivies de fermetures et/ou délocalisations au grès de ses intérêts financiers. Rien que sur la ville de Schiltigheim, Heineken a successivement racheté puis fermé Fischer, Adelshoffen et maintenant l’Espérance. Les directions syndicales savent pertinemment qu’il ne s’agit que d’un sursis de quelques années pour les salariés de Mons et de Marseille, en attendant qu’Heineken trouve des salariés plus « compétitifs » dans un autre pays. Isoler les travailleurs de Schiltigheim, c’était proclamer que la lutte pour la non-fermeture du site n’était pas à l’ordre du jour, on sacrifiera un site avec l’espoir d’en maintenir deux autres. Et c’est bien le rôle des directions syndicales, jouer le jeu de la négociation avec le patronat, demander le minimum légal alors que les plans sociaux s’accumulent (on pense à SFR, BFMTV, Elior, la liste est longue). Fut un temps le patron déménageait son usine en catimini pendant un week-end, aujourd’hui, celui d’Heineken annonce sans sourciller à ses employés qu’ils devront se donner à fond pendant les 3 prochaines années pour lui permettre de les mettre à la porte et de faire plus de profit.

Et quand les salariés tentent de s’organiser par eux-mêmes ou souhaitent se lancer dans des actions plus pêchues, immédiatement les directions syndicales verrouillent tout. A tel point qu’on ne sait parfois plus si les syndicalistes de bases négocient avec la direction du groupe et se battent contre leurs fédérations syndicales, ou l’inverse !
Hyper frileuses et infantilisantes, que ce soit la CGT, FO ou la CFDT, les trois remparts aux chemises arrachées, ont cherché à éviter les actions trop « combatives ». Il paraît qu’« une grève ne se décrète pas », il serait vraiment temps qu’on montre aux directions syndicales qu’une grève ne se tempère pas. Il y avait une inquiétude sincère que la colère des ouvriers débouche sur des actions imprévues mais également une volonté de garder la main sur le mouvement quitte à fleurer le mépris, comme l’atteste par exemple un tract parachuté après 2 mois de mobilisations des travailleurs d’Heineken, les enjoignant à « se préparer à l’action » ! Comme si des ouvriers n’étaient pas capables de porter eux-mêmes leurs revendications. Les salariés d’Heineken, savent très bien qui fait les 3/8 et qui s’enrichit, qui va encore devoir vivre un plan de licenciement et qui … va encore s’enrichir.   

{{Heineken toujours à la fête

Difficile d’agir contre un groupe d’une telle envergure, localement, la nouvelle a ému les habitants et même quelques élus jusqu’au parlement européen. On lira la motion du conseil municipal de Strasbourg contre la fermeture adoptée à l’unanimité ou encore les multiples interviews de la maire de Schiltigheim Danielle Dambach (EELV) où elle n’a pas mâché ses mots (« fossoyeur », « voleur », « vampire »). Elle a annoncé dans tous les médias possibles l’exclusion d’Heineken de la célèbre fête de la bière de Schiltigheim de cette année (4). Nul doute que la vexation était sincère, mais mais mais... Heineken est le principal investisseur (5) de cet évènement que la ville souhaite maintenir gratuit et l’un des rares à pouvoir fournir assez de litres de bière (6). Ainsi, le 16 mai le DNA annonçait que la maire avait « mis de l’eau dans son vin » et qu’Heineken participerait... mais attention pas plus d’une bière, hein, l’abus d’alcool est dangereux, seule la célèbre Fischer sera présente.
Bref, simagrées classiques de la social-démocratie, seul le comptable importe chez les élus écolo que nous n’avons pas entendu évoquer d’arguments environnementaux. Vania (délégué syndical FO) nous les rappelle. Pour les ressources en eau, « avoir trois sites, c’est répartir sur plusieurs nappes phréatiques les importants prélèvements d’eau nécessaires à la production ». Et en terme de pollution atmosphérique, le non-sens est complet car c’est dans l’Est de la France que la production de Schiltigheim est majoritairement consommée. Quid des milliers de camions traversant la France depuis Marseille pour approvisionner les Alsaciens assoiffés ?

Gageons que cette histoire rendra les consommateurs plus regardants. Toujours est-il que les salariés et les délégués syndicaux locaux se sont bien battus, la grève a été effective et les quelques actions plus chaotiques ont permis d’instaurer l’entente collective des ouvriers et un début de rapport de force avec le groupe. Mais entravés par leurs structures syndicales et face aux moyens financiers de la direction d’Heineken, il semblait difficile de sauver le site. Souhaitons que les 220 employés puissent partir avec le maximum, revoir à leur avantage les conditions de travail pour les 3 ans restant et garder les enseignements de cette lutte pour les batailles futures. Peut-être que les prochaines s’organiseront sur des bases plus révolutionnaires ?

Elsa 21-05-2023

Notes
(1) comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail supprimé en 2020.
(2) d’1,46 millions d’hectolitres de bières par an à 1,2 millions d’hL/an à effectif constant.
(3) 35 milliards d’euros de chiffre d’affaire et 2,7 milliards de bénéfice net en 2022.
(4) du 4 au 7 août pour les amateurs !
(5) Heineken aurait mis 50 000 euros sur la table pour l’année 2022 d’après actu.fr
(6) En 2022 Heineken a fourni 12 641 litres selon le dna.fr

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