CA 332 été 2023
lundi 31 juillet 2023, par
Le projet de TGV Lyon-Turin a beau être l’un des plus vieux et monstrueux des « grands projets inutiles et imposés » du pays, il peine depuis toujours à alerter les consciences françaises. Alors que de l’autre côté de la frontière, le même projet a mobilisé activement contre lui la population du val de Suze pendant deux décennies tout en créant, sous le célèbre slogan « No TAV », un abcès de fixation pour les contestations radicales qui a réussi à diviser jusqu’aux forces gouvernementales, (notamment sous le gouvernement Conte de 2018), qui s’appuyait sur une coalition entre le Mouvement 5 étoiles et la Ligue du Nord, en France les opposants au projet, mobilisés depuis 1991, se sont longtemps heurtés à un mur de communication adverse ou d’indifférence. Un mur que la force d’attraction de la lutte italienne n’a pas sérieusement entamé, les « No TAV » de France se souciant surtout de relayer celle-ci (1).
Et pourtant... Contre ce projet, les arguments pèsent lourd, très lourd, et ceux qui les avancent parfois aussi : les Ponts et Chaussées en 1998, l’Inspection des finances en 2003 plaidaient pour une suspension du projet, la Cour des comptes en 2012 dénonçait un coût excessif pesant sur les finances publiques et en 2020 son augmentation de 85 %.
Rappelons-les donc brièvement, ces arguments (2). 1° Le TGV ferait gagner tout au plus une heure de temps sur l’actuel trajet, est-ce si indispensable ? 2° Si c’est le fret ferroviaire qu’il s’agit de promouvoir, la ligne existante, actuellement exploitée à 20 % de sa capacité, peut tout à fait répondre aux besoins ; 3° Les prévisions avancées de croissance du fret ferroviaire transalpin ne se sont pas vérifiées – elles stagnent depuis 1994 (3,2 millions de tonnes en 2017 contre les 16 millions prévus) –, la désindustrialisation des deux côtés de la frontière ayant fait son œuvre ; sans compter que rien n’a été fait en France pour donner la priorité au rail sur la route, malgré tous les discours tenus en haut lieu. 4° Le coût global du projet, estimé à 26 milliards d’euros par la Cour des comptes en 2010, est astronomique, sans commune mesure avec les avantages attendus (3) ; et son financement ne peut que faire grossir significativement la dette de l’Etat au moment où celle-ci est censée tout faire pour maigrir (4). 5° A tout cela il faut ajouter les dévastations environnementales que provoquera (provoque déjà) le creusement des 260 km de galeries (57,5 km pour le tunnel de base) prévus au programme : des milliers d’hectares de terres agricoles artificialisés pour la mise en place des chantiers et l’entreposage de millions de mètres cubes de gravats arrachés à la montagne, des forêts défrichées, des sources d’eau captées taries, et une émission supplémentaire de CO2 qui ne se verrait compensée qu’au bout de vingt à cinquante ans...
Alors comment expliquer que le projet ait résisté et continue à progresser sur le terrain, même lentement ? Son inscription dans un plan européen de promotion du rail transalpin (inscrit dans des traités internationaux), puis, après coup, sa prétention à encourager le fret ferroviaire, expliquent en bonne partie les tergiversations des écologistes patentés et sa défense par les syndicats de cheminots, CGT en tête. Et comme suivre les dossiers de près, à tous les échelons décisionnaires, demande motivation et acharnement, on s’en tient le plus souvent à des choix idéologiques.
Du coup, les opposants, regroupés au sein d’une large Coordination – dont fait notamment partie l’association Vivre et agir en Maurienne (VAM) – ont donc bien du mal à faire entendre leur voix. D’autant qu’au nom de la convergence des luttes et du nécessaire consensus, des relais possibles comme les associations environnementales ou Nuit debout en 2016 ont renoncé à porter le débat.
Pourtant, au fil du temps, les opposants ont fini par marquer des points : EELV a abandonné son soutien au projet en 2012, SUD Rail a rejoint les opposants en 2016, défendant un projet alternatif de modernisation de la ligne Dijon-Modane avec plate-forme de fret à Ambérieu – option à laquelle Elisabeth Borne a elle-même accordé sa faveur en février dernier (sans toutefois enterrer le projet de tunnel, repoussé à... 2045).
Alors, qui sont ceux qui poussent encore à la roue ? Les multinationales du BTP qui devraient assurer le creusement des tunnels ? Pas sûr, elles sont déjà fort occupées sur d’autres chantiers d’ampleur comme ceux du Grand Paris. Certains élus de poids, plutôt – avec à leur tête Laurent Wauquiez, président LR du conseil régional depuis 2016 – qui, par pure visée électoraliste, continuent à manœuvrer, profitant d’alliances électorales à gauche qui interdisent aux partis concernés de mettre leurs désaccords sur la place publique. Et bon nombre d’élus municipaux, prêts à profiter de l’argent distribué par TELT (Tunnel européen Lyon-Turin), la société franco-italienne chargée depuis 2015 de réaliser le projet avec l’argent de l’Etat et accessoirement, dans le cadre de la « démarche grand chantier », de gérer les dossiers de subventions – moyen, déjà bien rodé sur le nucléaire, d’acheter le consentement des élus locaux et de la population. Et puis certains technocrates de haut rang, tel Hubert du Mesnil : ancien président de RFF, où il a œuvré à la privatisation du rail, puis de Lyon-Turin ferroviaire (ancêtre de TELT chargé des études préalables), il est désormais président à la fois de TELT (à capitaux publics) et... de l’Institut de la gestion déléguée, qui gère les partenariats public-privé (PPP), pour les infrastructures.... Or les PPP, oubliés dans le rapport Spinetta de 2018 sur l’état du système ferroviaire français…, c’est le moyen de s’affranchir discrètement des règles institutionnelles, surtout quand la justice tarde à sanctionner les conflits d’intérêts ou trucages d’appels d’offres. En revanche, elle se montre expéditive contre les opposants (47 militants « no TAV » ont été condamnés par le tribunal de Turin à des peines de prison ferme en 2015). Exemple : en saucissonnant le projet de tunnel de base, toujours sans financement assuré, en plusieurs plus petits projets, ils ont réussi à faire démarrer certains chantiers. Ainsi progresse la politique du fait accompli.
Et les Mauriennais dans tout ça ? La faible mobilisation de la population locale interroge elle aussi. Mais elle ne doit pas nous étonner : la Maurienne est depuis bien longtemps un espace soumis aux besoins d’un système productif décidé et organisé ailleurs. Dès le début du XXe siècle, ses multiples capacités hydroélectriques lui ont valu de devenir « la vallée de l’aluminium ». Six usines polluantes et de multiples barrages et conduites forcées ont ainsi marqué durablement le paysage de leur empreinte. Parallèlement, elle est devenue l’une des grandes voies permettant de franchir sur roues les Alpes et la frontière – dès 1871 avec l’ouverture du tunnel ferroviaire du Fréjus, puis un siècle plus tard, en 1980, avec celle du tunnel routier – ainsi que la porte d’entrée vers plusieurs des grandes stations de sport d’hiver. Cette adaptation aux besoins du « développement » capitaliste puis touristique n’a guère rencontré d’oppositions. L’industrialisation de la vallée avait permis d’intégrer sans douleur des populations montagnardes disposées à abandonner une vie particulièrement rude et sobre pour les garanties du salariat ; et lorsque, dans les années 1980-90, la concentration et la concurrence mondialisées ont fait disparaître la majorité des usines et des emplois industriels – mais pas les cicatrices inscrites dans l’environnement – le départ des jeunes à la recherche d’emplois stables et qualifiés que la vallée n’offrait plus a laissé sur une place une population vieillissante et conservatrice, ayant profité des bienfaits du « progrès ». Ce dont témoigne un vote toujours très majoritairement de droite. L’arrivée d’une autoroute (ouverte en 2000) venant s’ajouter à la route nationale et la voie ferrée, mangeant par endroits tout ce qui restait d’espace libre en fond de vallée, puis l’inévitable multiplication des passages de camions qui s’est ensuivie (5), ont bien rencontré quelques oppositions, mais un argument de taille est venu alors jouer en faveur du projet : le recours au train et au fret ferroviaire n’était-elle pas la solution ? Sans oublier, bien sûr, les fameux emplois que tout grand chantier peut faire miroiter... pour un temps.
Mais les choses semblent pourtant évoluer. Outre la prise de conscience générale des dégâts du changement climatique déjà tangibles, les premières colères contre l’emprise catastrophique des chantiers ouverts et surtout le surgissement d’une problématique nouvelle, celle de l’eau – autour des 27 km de tunnel déjà creusés, le tarissement des sources est déjà une réalité – suscitent l’inquiétude et la mobilisation des habitants des localités touchées, et réveillent les plus écologistes de la gauche parlementaire (6). Par ailleurs, le consensus officiel des élus locaux est en train de s’effriter : en témoignent de récentes prises de position publiques de maires contre le projet (7) et le nombre dérisoire de personnes venues répondre à l’appel à manifester en sa faveur le 16 juillet à Saint-Jean. Par contraste, la forte participation à la manifestation et la rencontre des 17-18 juillet, organisée en Maurienne par VAM et les Soulèvements de la Terre avec de multiples soutiens, a donné aux opposants le sentiment d’avoir marqué un point décisif. Certes, la majorité des 3000 à 5000 participants venait d’ailleurs, et notamment d’Italie. Certes, ni leur nombre ni la richesse des arguments exposés en détail lors de ces journées n’auront suffi à entamer l’emprise sur les esprits mauriennais du discours des pro-Lyon-Turin, systématiquement relayé par le seul quotidien local, Le Dauphiné libéré : comme tous les grands médias, celui-ci a surtout alimenté la peur et le discrédit en reprenant le discours du pouvoir sur l’extrémisme et la violence des manifestants. Pourtant, cet apport de sang frais à la lutte change la donne, lui offrant enfin un écho national et la dimension transfrontalière qui manquait jusque-là aux « No TAV ». On peut donc se dire que, malgré le mur de propagande, malgré le défaitisme alimenté par l’avancée des chantiers, le rapport de forces commence peut-être à basculer du côté du non. A condition de ne pas lâcher le morceau...
Nicole T.
Notes
(1) La « grande marche No TAV » de 2018 entre Lyon et le val de Suze n’a pas brillé par sa capacité à toucher la population locale.
(2) Pour plus de détails, consulter les sites lyonturin.eu ou https://vamaurienne.ovh/ ou encore les livres de Daniel Ibanez, Trafics en tous genres et Lyon-Turin, les réseaux déraillent (Tim Buctu éd., 2014 et 2015).
(3) Chaque kilomètre de galerie avalera autant d’argent public que la construction d’un hôpital de 60.000 m2, signale Daniel Ibanez. 57 km = 57 hôpitaux manquants...
(4) Le financement est assuré à 40 % par des subventions européennes (d’où la logique des politiciens locaux : il y a du fric de l’Europe, ramassons tout ce qu’on peut), mais à condition que le financement des 60 % manquants (25 % pour la France) soit garanti.
(5) Et ça ne va pas s’arranger : la décision officielle, toute récente, de transformer la galerie de secours du tunnel routier, décidée en 2007, en voie nouvelle va permettre la séparation des deux sens de circulation.
(6) La Nupes vient enfin d’ouvrir une commission d’enquête parlementaire informelle sur le projet.
(7) Voir notamment le texte signé par « des dizaines d’élus » locaux et nationaux (entre autres), exigeant l’arrêt du projet et la réorientation du financement vers la ligne ferroviaire existante : https://reporterre.net/Des-dizaines...