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CA 332 été 2023

L’Etabli de Mathias Gokalp

Film inspiré du livre de Robert Linhart (1978)

jeudi 24 août 2023, par Courant Alternatif

Sorti le 5 avril en plein mouvement des retraites, ce film tombe à pic pour discuter de la classe ouvrière, son passé, son présent, son avenir et la place des révolutionnaires dans les luttes.


D’abord c’est quoi un Établi, si ce n’est pas qu’un meuble de bricolage ? C’est aussi s’établir quelque part et donc pourquoi pas en usine !
C’est ce qu’on fait des centaines de militant.es maoïstes (en France et dans d’autres pays) avant et après 1968, à l’instigation de leur maître Mao-Tsé-Tong qui prônait de « descendre de cheval pour cueillir des fleurs » en allant dans les usines au côté des ouvrier.es pour porter la parole révolutionnaire. La plupart ayant fait des études, n’y sont pas restés très longtemps ; mais ce fut le cas aussi d’autres courants révolutionnaires dont certain.es pour un engagement plus durable.

Robert Linhart, un des dirigeants maoïstes de l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes (UJCML), professeur de philosophie en faculté et issu d’un milieu aisé, avait choisi de se faire embaucher à Citroën à Porte de Choisy en septembre 1968. On y construit les fameuses 2CV.
10 ans après, en 1978, il écrira un livre qui aura beaucoup de succès, considéré comme un des meilleurs récits sur la classe ouvrière.
Cet écrit exceptionnel avait déjà été adapté au Théâtre La Cie du Berger (à la cartoucherie de Vincennes) en 2008. La version filmée parle donc aussi à toute une génération et bien au-delà.

Robert Linhart devient donc O.S.2 (Ouvrier Spécialisé) à 24 ans. Mais n’étant pas très habile de ses mains - qui vont beaucoup souffrir-, il va en baver pour monter les carcasses des sièges à la chaîne, entre les remontrances du chef, l’énervement de certains et heureusement la solidarité ambiante.

Le réalisateur du film a voulu transmettre « la violence, l’absurdité, la folie et le caractère impersonnel de la machine » qu’est le travail en usine. On y sent bien les souffrances, le stress qu’engendrent les cadences infernales, la moindre petite erreur, le poids des horaires, le sommeil perturbé.
Mais aussi les méthodes de surveillance, la répression, le racisme, impliquant une certaine soumission face à la violence patronale des chefs et des gardiens ou la démagogie du patron. En face on voit se construire la résistance collective inévitable. Et le message passe !

Le nœud du récit est la construction de cette grève pour refuser la décision de la direction de faire travailler les ouvriers trois heures par semaine et sans rémunération afin de se rembourser des heures payées de grève lors des Accords de Grenelle. Une vraie provocation pour la plupart des ouvriers !
Le désarroi et la déception d’après 68 sont dépassés, des réunions s’organisent avec les différentes nationalités, bravant les divisions, les différences de culture. Les débats vont bon train, des ouvriers se découvrent tribuns, des trahisons ou des amitiés naissent aussi… c’est ça aussi l’usine, la vie !
La grève se construit, la solidarité, la dignité retrouvées et l’espoir avec. On est dedans et on rêve que ça marche ! Car le suspense de sa réussite accroche bien le spectateur.

Le réalisateur a voulu parler de la place des femmes avec trois ouvrières yougoslaves combatives, féministes, une entorse au livre et à la réalité, car il n’y avait pas de femmes dans cet atelier à l’époque. Soit ! Par contre, montrer un appartement ultra-bourgeois où aurait vécu Robert Linhart, ne colle pas à sa vraie vie plutôt modeste, ni au livre, tout autant que la présence de sa femme et sa petite fille.
Cela donne une image erronée de la plupart des établi.es (même si une partie était issue de milieux aisés). On regrettera aussi un peu l’avant fin du film où le héros part, abattu, au bout d’un an d’engagement sans qu’on sache qu’il a été licencié pour « compression de personnel » après la grève.
Mais la fin du film porte une belle note d’espoir et de transmission, ouf !

Ce film a aussi une vertu pédagogique sur cette époque qui a souvent été caricaturée. Des éléments dénoncés sont encore vivaces aujourd’hui : la racisme, les relents de colonialisme, le mépris de classe, l’exploitation, la violence des rapports, les inégalités dans l’éducation, la misère… mais aussi en positif les progrès que le mouvement de mai 1968 a amenés.

Que cela ne vous empêche pas d’aller voir le film, au contraire le nœud du film est très réussi et donne la pêche, il y en a tellement peu concernant les combats ouvriers, d’autant que le casting est formidable : Swann Arlaud excellent dans le rôle principal, engagé, sensible, à l’écoute ; mais aussi Denis Podalidès en patron de choc et manipulateur, Olivier Gourmet en syndicaliste cégétiste désabusé et fataliste, Malek Lamraoui interprétant Ali, un des amis ouvriers, et une bonne centaine de figurants.
Ce film peut vraiment ouvrir de bonnes discussions sur l’histoire ouvrière des années 68 ou d’actualité ! Et surtout lisez ou relisez le livre !

Fab.

Mais comment reproduire au cinéma une usine disparue
Mathias Gokalp et son équipe se sont installés dans les friches Michelin, à Clermont-Ferrand : « On a rempli des grands hangars avec les outillages d’usine en cessation d’activité de la région. Concernant les 2cv, nous avons travaillé avec des véhicules de collection qui ont été entièrement démontés pour être réassemblés sur la chaîne dans le film. Et des fabricants nous ont aussi fourni des pièces neuves, les carrosseries brutes et les portières. On ne fabrique plus de 2cv complètes mais on fabrique encore des pièces détachées pour réparer celles qui sont encore en circulation », se rappelle le cinéaste.

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