CA 332 été 2023
Essais nucléaires au Sahara
lundi 21 août 2023, par
Voir en ligne : Les essais nucléaires sur le site de l’observatoire des armements
« Ô France ! voici venu le jour où il te faut rendre des comptes » [1]
Voilà 56 ans que la France a quitté le Sahara en 1967, après y avoir effectué 17 essais nucléaires, avant de s’installer en Polynésie où elle les poursuivi jusqu’en 1996. L’équivalent de deux générations. Et pourtant, le contentieux provoqué par ces explosions nucléaires entre les deux pays est toujours non résolu et tout aussi « radioactif ». Au grand dam des populations qui en subissent toujours les effets. Courant alternatif de 16 mai 2023 dressait un premier état des lieux. Dans ce nouvel article, nous analyserons ce qui bloque et empêche toute avancée au bénéfice des victimes de ces essais nucléaires.
Pour donner une mesure de la quantité de radioactivité dispersée au Sahara, les 4 essais atmosphériques représentent l’équivalent de 5 fois la bombe d’Hiroshima et les 13 essais dits souterrains, l’équivalent de 18 Little Boy, selon le nom que les Américains lui avait attribué, non sans une bonne dose de cynisme compte tenu de la puissance de cet explosif sans commune mesure avec ceux utilisé jusqu’alors. Une quantité extraordinaire de matières radioactives enfermée dans la montagne en ce qui concerne les essais souterrains, répandent leur poison pour des dizaines de milliers d’années encore. Voire même sorties de la montagne lors de l’essai non maîtrisé de Béryl du 1er mai 1962 qui vit celle-ci ébranlée par la puissance de l’engin libérant de la lave radioactive ; ce qui créa une belle panique parmi le personnel et les deux ministres Pierre Messmer et Gaston Palewski présents ce jour-là.
Outre cet accident, il ne faut pas oublier non plus toutes les matières radioactives circulant autour de la terre, mêlées avec celles des explosions atmosphériques des autres puissances nucléaires, voire revenant comme un boomerang lors de vents de sable atteignant notamment la France et au-delà. Il faut aussi rajouter les environ 2 kilos de plutonium enfouis dans la zone d’Hammoudia, résultant des essais dits « sous-critiques » pour tester l’amorçage des bombes ; c’est-à-dire sans déclenchement d’une réaction en chaîne.
Dernier élément pour planter le décor radioactif laissé en héritage : les déchets abandonnés sur place par l’armée française lorsqu’elle a libéré la zone en 1967 — allant d’engins quasi neuf, de véhicules, des kilomètres de câbles en cuivre, jusqu’à des caisses d’outils —, préférant, notamment pour des raisons de coûts financiers, creuser des grands trous dans le sable pour les enfouir, plutôt que de les rapatrier en France pour les traiter comme des déchets.
Aucune information sérieuse n’a alors été délivrée auprès des populations, ni mis en place un balisage des zones impactées. Car l’utilisation du mot désert pour qualifier la zone ne signifie pas l’absence de villages ni de passages réguliers de caravanes ou de troupeaux. Et bien logiquement la plupart de ces matériaux ont été récupérés, soit pour les utiliser, soit pour leur valeur marchande, dispersant ainsi la radioactivité qu’ils contenaient.
Consciente des risques que cela représentait pour elles et leurs populations, les puissances nucléaires ont toutes réalisé leurs explosions nucléaires aux confins de leur territoire ou dans des zones colonisées. La France est toutefois la seule à les avoir poursuivi dans un pays ayant acquis son indépendance. En effet, la guerre d’Algérie était déjà en cours quand le gouvernement a décidé d’installer son site d’essais dans le Sahara, mais après avoir prospecté différents endroits, ce qui conduisit au choix du Sahara était la proximité avec la métropole et la perspective de rapidité de l’installation pour que la France manifeste au plus vite aux yeux du monde, sa capacité à faire exploser une bombe atomique. Sans compter que le pouvoir n’envisageait aucunement une victoire des indépendantistes… Et même quand l’inéluctabilité de l’indépendance commençait à être envisagée, Charles De Gaulle a caressé l’espoir d’une partition du territoire algérien afin de conserver le Sahara sous tutelle française ! Les négociateurs algériens n’ont pas cédé sur l’intégralité territoriale, mais pour mettre fin à la guerre et à toutes ces atrocités pour la population, ils ont dû concéder à la France la possibilité d’utiliser encore durant 5 ans les installations militaires. Les accords d’Évian, signés le 19 mars 1962, actent cette concession [2].
Mais compte tenu du contexte de l’époque, où de plus l’écologie était très loin d’être la préoccupation de la société, aucune obligation de démantèlement complet, de remise en état de l’environnement et de suivi sanitaire des populations locales comme du personnel ayant participé aux essais, n’a alors été actée ni même négociée.
Ainsi, « après sept années d’expériences diverses, les deux sites de Reggane et d’In Ekker ont été remis à l’Algérie sans qu’aucune modalité de contrôle et de suivi de la radioactivité n’ait été prévue », souligne le député socialiste Christian Bataille dans un rapport publié en 1997 par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Et d’enfoncer le clou : « Les circonstances politiques qui ont conduit à l’abandon de ces deux sites peuvent expliquer l’indifférence avec laquelle on [la France] a alors traité ces problèmes. » Tout en reconnaissant qu’« il n’en demeure pas moins qu’on a fait preuve d’une certaine légèreté, pour ne pas dire plus » [3].
In fine, la majorité des essais réalisés par la France au Sahara — 11 sur 17 — l’ont été alors que l’Algérie était indépendante et avec l’accord des autorités du pays. Cet état de fait est sans aucun doute une des premières causes de l’ambiguïté des autorités algériennes dans la gestion du dossier.
D’autant qu’il existe un troisième site qui a fait l’objet d’une utilisation par l’armée française jusqu’à la fin des années 1970 — donc bien au-delà de 1967 —, de manière conjointe avec l’armée algérienne : le site de Colomb-Béchar-Hammaguir, près de la frontière avec le Maroc. Sur ce site ont été effectués des essais pour la propulsion des missiles et surtout ont été testées des armes chimiques. Un silence encore plus assourdissant entoure les conséquences de ces expérimentations pour le personnel et la population environnante et donc leur prise en charge pour en réduire les effets.
Durant plusieurs décennies, le discours officiel était que les essais français étaient propres, sous contrôle, donc il ne pouvait pas y avoir de problèmes. Une attitude rendue possible, d’une part, en ne menant pas d’études scientifiques sérieuses sur les conséquences pour la population, et, d’autre part, en frappant du sceau du secret défense les différentes données qui pouvait permettre d’évaluer les conséquences des essais nucléaires. Ce qui a été le cas des documents sur le nucléaire rendus incommunicables suite à la modification de la loi d’accès aux archives en juillet 2008, alors qu’on arrivait à une période où les premières archives sur la bombe allaient devenir accessibles.
Du côté des mouvements contre l’arme nucléaire, la priorité se focalisait, d’une part, contre la menace d’une guerre nucléaire sur le continent européen entre les deux blocs qui possédaient alors au plus fort de la course aux armements environ 70 000 têtes nucléaires et, d’autre part, sur l’arrêt des essais nucléaires réalisés pour améliorer les armes. Certes, la question des conséquences sanitaires et environnementales figurait dans les argumentaires développés à cette époque, mais elle ne faisait pas l’objet d’une lutte spécifique en France.
L’arrêt des essais et leur interdiction au niveau international a été obtenu seulement le 10 septembre 1996 avec l’adoption à l’ONU du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires. Ironie de l’histoire : la décision de reprise des tirs en Polynésie par Jacques Chirac en 1995 suite à son accession à la présidence de la République française, a déclenché un tel mouvement international de contestation qu’il a donné un coup de pouce involontaire à l’adoption de ce traité en négociation depuis déjà de nombreuses années.
Les premiers recueils de témoignages de victimes des essais français, tant en Algérie qu’en Polynésie, ainsi que les premières études [4] émergent dans l’espace public seulement au début des années 1990, principalement à l’instigation du CDRPC (Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits créé à Lyon en 1984, intitulé depuis 2008 Observatoire des armements). Et il faut attendre ensuite l’année 2001 pour que se constituent des associations spécifiques regroupant des victimes et des anciens travailleurs en Métropole et en Polynésie française [5].
Ensuite, durant les années 2000, on assiste à une montée progressive en France d’une prise de conscience des conséquences des essais nucléaires pour les personnels et les populations, qui sera relayée par les médias et conduira les parlementaires à s’emparer aux aussi du sujet. Chaque groupe politique représenté au Parlement va déposer une proposition de loi, des écologistes à la droite. Ainsi, en une dizaine d’années, cette mobilisation débouchera sur l’adoption d’une « Loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français », dite loi Morin, du nom du ministre de la défense de l’époque, publiée au Bulletin Officiel en 2010. Elle s’applique pour l’ensemble des populations, comme des personnels civils et militaires, résidant en Algérie en Polynésie ou en métropole. Très restrictive au départ, il aura fallu encore que les associations mènent de nombreuses actions pour que la loi soit modifiée et puisse mieux permettre d’indemniser les victimes. À ce jour elle est encore loin de remplir cet objectif et nécessiterait de nouvelles améliorations.
En effet, depuis 2010 et jusqu’au 31 décembre 2021, selon les derniers chiffres rendus publics, 1 954 dossiers ont été enregistrés par le Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires), d’après son rapport d’activité 2021, disponible sur le site du gouvernement. Seulement 57 proviennent de personnes résidant en Algérie. Ce faible nombre de dossiers s’explique, d’une part, en raison des difficultés pour avoir accès au dispositif et rassembler toutes les pièces nécessaires, ne serait-ce que pour les Algériens parce que tous les formulaires et la procédure sont en français… Et, d’autre part, du fait des conditions restrictives toujours en vigueur dans la loi : prouver sa présence dans des zones restrictives, durant la période des essais et avoir une des 23 maladies listées par décret. Bilan au 31 décembre 2021 de onze ans d’application de la loi Morin : seulement 723 victimes ont été indemnisées, dont une seule réside en Algérie !
En Algérie, la tentative de constitution d’une association au début des années 2000, n’a pas pu déboucher pour des raisons liées au régime administratif des associations, mais aussi parce que le gouvernement algérien voulait conserver la main sur le dossier dans ces relations avec la France. Certes, en 1999, l’Algérie avait demandé une expertise des sites sahariens à l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique). Mais un expert du CEA (Commissariat à l’énergie atomique), l’organisme qui a réalisé les essais, figurait parmi les membres de la mission de l’AIEA ! Du coup, le rapport de l’AIEA, publié seulement en 2005, est entaché d’erreurs et d’incohérences majeures, les experts de l’AIEA n’ayant pu réaliser qu’un nombre trop faible de mesures et de prélèvements pour étayer leurs travaux, notamment sur des sites « douteux » sur lesquels ils ne disposaient guère d’information de la part de la France… D’ailleurs, dans une analyse critique du rapport, la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité) « s’interroge sur le rôle qu’a pu jouer le représentant du CEA dans la publication de résultats aberrants, occultant complètement la réalité des risques radiologiques ».
Le gouvernement algérien s’est bien insurgé à de nombreuses reprises contre les essais qualifiés de « crimes coloniaux », mais sans toutefois lancer ses propres études pour réaliser un état des lieux. En 2007, il a notamment organisé un grand colloque international et réclamé des réparations. Suite à la visite du président Nicolas Sarkozy à Alger en décembre 2007, la mise en place d’un comité algéro-français a été annoncée afin d’établir un état des lieux sur les sites pollués, déterminer les risques pour les habitants et l’environnement et proposer des mesures de réhabilitation. Mais aucun bilan des travaux ni recommandations n’ont été publiés. Impossible même de savoir si, et combien de fois, la commission s’est réellement réunie !
En 2014, un nouveau groupe de travail algéro-français a été mis en place en application de la « Déclaration d’Alger sur l’amitié et la coopération entre la France et l’Algérie », signée le 19 décembre 2012 lors la visite du président François Hollande. Avec cette fois comme objectif, suite à l’entrée en vigueur de la Loi Morin, d’échanger sur les conditions de présentations des dossiers d’indemnisation pour les victimes algériennes. Selon les informations publiées depuis, il ne s’est réuni qu’une seule fois le 3 février 2016 ! Cela se passe de commentaires.
Une fois devenu Président en 2017, Emmanuel Macron s’est lui aussi confronté au contentieux mémoriel avec l’Algérie résultant de la colonisation française. Un dossier qui avance en dents de scie comme l’actualité se charge de nous le rappeler régulièrement, « sauf sur deux aspects : la question des archives et celle des essais nucléaires effectués par la France dans le Sahara algérien », selon les propos même du ministre des Moudjahidine Tayeb Zitouni en charge du dossier [6].
Deux sujets qui figurent pourtant dans le rapport consacré aux questions mémorielles de la colonisation et de la guerre d’Algérie, rédigé durant le dernier semestre 2020 par l’historien Benjamin Stora à la demande du président Macron [7]. Parmi les 22 recommandations qu’il contient, une concerne les essais nucléaires dans le Sahara et leurs conséquences.
L’entrée en vigueur du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) le 22 janvier 2021 ouvre de nouvelles perspectives pour une prise en charge des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires. En effet lors des négociations en 2017 à l’ONU du traité, il a été inséré l’article 6 qui crée des obligations pour les États signataires d’une assistance aux victimes et une réhabilitation des lieux impactés par le nucléaire. Et l’article 7 prévoit à cette fin la coopération et l’assistance internationale. Des articles pour lesquels les diplomates algériens se sont impliqués durant les négociations du TIAN. Mais si l’Algérie est signataire du TIAN, elle rechigne à le ratifier.
Par décret en date du 21 juin 2021, l’Algérie s’est dotée d’une Agence nationale de réhabilitation des anciens sites d’essais et d’explosions nucléaires français dans le Sud algérien qui aurait pu laisser croire à un changement d’attitude de sa part. Malheureusement il en est rien à ce jour. Il s’agit d’une strate bureaucratique de plus sans que cela conduise à de réels changements.
En août 2022, suite à la visite du président Macron à Alger, une nouvelle commission mixte, cette fois d’historiens, a été nommée, chargée de faire toute la lumière sur la colonisation et la guerre d’Algérie. La question des conséquences des essais nucléaires figure dans sa besace. Pour le moment, elle aurait eu une réunion en visioconférence en avril 2023 et se serait réunie début juin à Paris pour la première fois en présentiel. Aucun compte-rendu n’a été publié, mais à ce rythme-là, combien d’années faudrait-il encore avant qu’une prise en charge réel du dossier ait lieu ?
En l’absence d’un mouvement coordonné de part et d’autre de la Méditerranée, il est à craindre qu’il faudra encore de bien trop nombreuses années avant que les sites soient nettoyés des déchets radioactifs laissés sur place et que les populations victimes soient réellement prises en charge et indemnisées.
Patrice Bouveret, Observatoire des armements
Pour en savoir plus
• Site : obsarm.org, rubrique « essais nucléaires » ou sont rassemblé nombre d’articles, de documents publiés par l’Observatoire des armements, centre d’expertise indépendant créé en 1984 à Lyon et qui dès le début s’est engagé pour obtenir Vérité et Justice pour les victimes des essais nucléaires.
• Bruno Barrillot, Essais nucléaires français. L’héritage empoisonné, 2012, 320 p. ; et Victimes des essais nucléaires. Histoire d’un combat, préface de Christiane Taubira, 200 p. Deux ouvrages édités par l’Observatoire des armements, toujours disponible.
• Jean-Marie Collin & Patrice Bouveret, Sous le sable, la radioactivité ! Les déchets des essais nucléaires français en Algérie. Analyse au regard du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, étude réalisée par l’Observatoire des armements et ICAN France et publiée par la Fondation Heinrich Böll, juillet 2020, 60 p. À télécharger gratuitement sur obsarm.org
Voir également sur le site de l’OCL : Sahara : derrière les dunes, l’héritage radioactif français, Courant alternatif, mai 2023
[1] Phrase extraite de l’hymne national algérien, dont l’utilisation vient d’être réhabilitée par le président Tebboune par décret paru au Journal officiel algérien du 21 mai 2023.
[2] Article 4 des accords d’Évian, publié au Journal officiel n° 3019 du 20 mars 1962, p. 3030
[3] Christian Bataille, rapport n° 179, L’évolution de la recherche sur la gestion des déchets nucléaires à haute activité, Tome II : Les déchets militaires, OPECST, 7 décembre 1997, p. 69
[4] Témoignages • Essais nucléaires français : des Polynésiens prennent la parole, co-édition Greenpeace/Damoclès, 1990 ; Solange Fernex, Interviews réalisées en juin 1992, Essais nucléaires en Algérie, Bruxelles, Les Verts au Parlement européen, 1992 et Bruno Barrillot (voir encadré)
[5] Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) créée à Lyon en juin 2001 et Moruroa e tatou créé le 4 juillet 2001 à Tahiti en Polynésie.
[6] « Essais nucléaires et archives : ce que reproche l’Algérie à la France », Ryad Hamadi, 4 juillet 2021
[7] « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », Benjamin Stora, janvier 2021