CA 332 été 2023
lundi 4 septembre 2023, par
Acqua ça sert ?
« Vertement écolo » a régulièrement abordé depuis 2017 la question de la marchandisation et de la financiarisation de la nature. Cette plaie est basée sur les travaux (plus ou moins sérieux) d’économistes de l’environnement réacs et ultra-libéraux (Costanza, De Groot, Farley and co). Leur « green economy » est construite sur la valeur écosystémique attribuée arbitrairement aux milieux naturels, la compensation écologique et les réserves d’actifs naturels (comme celle de Cossure en France créée par la Caisse des Dépôts et Consignations) et sent très fort le parfum du billet vert.
En bref, il s’agit pour l’État, les aménageurs et les entreprises d’un permis de détruire la nature plus ou moins vite, légalement et en toute bonne conscience.
Ce mouvement de financiarisation se manifeste aussi, autour d’un nouvel élément, l’eau.
La Chicago Mercantile Exchange (CME) de Chicago est depuis 2006 la plus grande bourse mondiale à terme pour les produits agricoles (beurre, céréales, bois, engrais...) comme pour les produits dérivés financiers (devises, énergie et bien d’autres choses).
Quézako pour nous autres, ignares des subtilités de la finance ?
« Un marché de contrat à terme est un marché sur lequel se fixe et s’échange en amont le prix d’une marchandise dont la livraison est prévue pour une date future. Ce qui permet de protéger le vendeur, quelque soient les aléas à venir. »(1)
Mais les marchés à terme sont rapidement devenus de fabuleuses machines spéculatives. Les boursicoteurs vont y revendre de multiples fois un produit pas encore produit (du blé par exemple) en jouant sur les aléas climatiques, les crises, les guerres, la rareté, les taux de change... pour tenter de gagner un « pognon de dingue ».
Cette financiarisation et le « brouillard spéculatif » créé empêchent de connaître le prix réel d’un produit. Ainsi les mouvements de capitaux « sur les marchés dérivés du pétrole pèsent financièrement trente fois plus que les marchés de livraison réelle. »
Dans cette logique depuis fin 2020, la CME propose NQH2O « un nouveau produit financier, des contrats à terme… variant selon un indice sur l’eau fixé par le NASDAQ. » (1) Cet indice est « calculé sur certaines transactions d’eau [les ventes de titres de propriété de l’eau, une spécificité américaine] effectuées en Californie l’une des principales régions agricoles des États-Unis aussi massivement touchée par la sécheresse. ». Ce marché local mais vital de l’eau pour l’agriculture intensive irriguée et mondialisée californienne (amandes, pistaches, pruneaux…) pèse 1,1 milliards de $. Et avant 2020 « « On a vu des agriculteurs vendre au plus offrant leurs titres plutôt que d’utiliser l’eau pour produire des fruits, parce que c’était plus rentable »(2)
Comme les pénuries d’eau vont se multiplier en Californie (État semi-aride) et que l’eau est un produit comme un autre, le CME, « qui a 175 ans d’expérience… permettra aux agriculteurs de sécuriser leurs approvisionnements. » en leur assurant un prix fixé à l’avance.
Si on ne voit pas bien comment NQH2O empêchera les sécheresses (qui diminuent les quantités d’eau disponibles) tout en protégeant les approvisionnements(3) alors qu’elle n’en a pas les moyens, on constate en revanche qu’en 2021« « L’indice cote actuellement à 728 dollars, contre 495 dollars l’an dernier. »(2) On ose à peine imaginer les effets de l’apparition d’une bulle spéculative sur l’eau comme celle qui en 2020 a frappé les marchés à terme du pétrole hors hors de toute valeur (celui-ci au plus fort de la crise s’est vendu à moins de 40 $ le baril).
« Seuls les plus offrants pourront avoir accès à la ressource... Les gros agriculteurs et la Silicon Valley passeront devant, tandis que les écosystèmes, “insolvables” sur le marché, seront en bas de la liste. »(2)
Deux ans après ce lancement en fanfare et les critiques féroces des ONG, les résultats sont bien maigres « ... il semble que ce marché à terme soit un échec. Le volume des transactions apparaît faible et atone [et donc peu intéressant pour les spéculateurs]. Et plus important encore, aucun autre marché à terme de l’eau n’est apparu depuis... »(4)
On pourrait crier Hosanna, du plus haut des cieux, le capitalisme financier bat en retraite et tout n’est pas soluble dans le marché.
Mais c’est oublier un autre modèle australien beaucoup plus efficace pour les profits « les marchés ‘cap and trade’ (plafonnement et échange), où une autorité centrale (généralement un gouvernement) délivre ou vend un nombre limité de permis pour une période donnée à des acteurs publics et privés. »
Le possesseur peut l’utiliser, le conserver, le vendre ou en acheter un autre selon les lois de l’offre et de la demande.
L’eau du bassin Murray-Darling dans le sud-est de l’Australie est au cœur du système.
Ici « L’agriculture irriguée dans le bassin consomme environ 60 % de toute l’eau disponible en Australie. » Les précipitations sont irrégulières et les périodes de sécheresse augmentent régulièrement. Un organisme « indépendant » la « Murray-Darling Basin Authority » (MBDA) a pour rôle de gérer et faire appliquer les règles de répartition de l’eau entre États, agriculteurs, industries et villes.
Selon les dogmes libéraux la mise en place des ces marchés au début des années 2000 devait permettre une gestion plus efficace et durable de la ressource.
Mais, l’alliance d’universitaires affairistes et de chefs d’entreprises ultra-libéraux au sein du « Wentworth Group of Concerned Scientists » chargé de conseiller MBDA a provoqué ce qui était prévisible.
Super concernés les mecs. La spéculation s’est déchaînée. Les agriculteurs en difficulté ont vendu leurs droits pour survivre à des spéculateurs ne possédant pas un m2 de terre agricole et ont fait faillite (plus d’eau). Les nouveaux « barons voleurs » australiens ont aussi pompé illégalement et systématiquement l’eau publique pour la revendre après stockage, très cher aux villes en période de sécheresse avec la complicité des États australiens.
Ce modèle doit être très profitable car « Depuis environ 10 ans, l’Australie n’a eu de cesse de promouvoir et chercher à imposer son modèle de marché cap and trade de droits d’eau auprès des institutions européennes et dans le monde. », lobbying mené par les universitaires profitant financièrement (présence dans les conseils d’administration d’entreprises spéculant sur l’eau) de la dérégulation du marché de l’eau.
Un autre danger aussi important que ces sinistres joujoux affairistes et financiers est celui que représentent les multinationales de l’eau : fournisseurs d’eau potable (Suez, Veolia), constructeurs d’infrastructures (Eiffage, Vinci), nucléaire (EDF), l’hydroélectricité (CNR et EDF) pour qui sécheresses, inondations et pénuries sont l’occasion de faire turbiner l’argent public et privé ici et ailleurs.
Bref, rien de neuf sous le soleil. L’État et le Capital restent des ennemis prioritaires.
Un plan pour la soif
En 2017, suite à plusieurs canicules, sécheresses et conflits agriculteurs/usagers autour de l’eau (Sivens, Caussade, réserves de substitutions dans l’ouest, retenues collinaires…) les frétillants Macron et Hulot, poissons-pilotes du capitalisme agricole lancent le « Varenne de l’eau » sur le modèle sarkoziste du « Grenelle de l’environnement ». En 2019, bis repetitat avec les « Assisses de l’eau ».
Ce plan insistait comme d’hab sur la nécessité de développer les capacités de stockage au profit des assoiffés de la FNSEA et de la Coordination Rurale, tout en prétendant réduire fortement les consommations.
Il y a du y avoir des trous dans l’aqueduc du Varenne car, 5 ans plus tard, après de nouvelles canicules, sécheresses et conflits aggravés un nouveau « Plan d’action pour une gestion résiliente et concertée de l’eau »(5) en 53 mesures, stylé « stratégie du choc » déboule en mars 2023.
Qu’en dire ?
En 2019, les objectifs de baisse des prélèvements étaient fixés à -10 % pour 2024 et -35 % en 2035. Dans le super plan Eau l’objectif est revu à la baisse à -10 % en 2030. Bizarre.
On dirait que le plan eau 2019 n’a pas fonctionné du tout car les objectifs fixés pour 2024 sont reportés à 2030. Où est la « puissance de l’État » et sa capacité à faire respecter la réglementation ?
Or, « La France subit déjà à minima une baisse de 14% de ses ressources en eau douce renouvelable depuis le début du siècle et presque rien n’a été fait pour s’y adapter. Reculer les échéances va inévitablement continuer à peser sur les écosystèmes ».(6)
La taxation progressive de l’eau selon les volumes consommés prévue par l’État est en fait une compétence des élus locaux. Pour le moment pas un rond n’est budgété pour sa mise en œuvre.
La REUT (Réutilisation des Eaux Usées Traitées) à savoir les eaux de pluie et eaux usées domestiques pour les usages agricoles était déjà proposée en 2019. Elle revient en 2023 à croire quelle était restée coincée dans une faille spatio-temporelle. Cette technique a malheureusement quelques inconvénients car « ...leur ajout génère parfois des phénomènes de colmatage, de lessivage et d’excès d’eau, pouvant avoir un fort impact négatif sur les propriétés du sol. »(7) sans compter la dispersion de germes pathogènes dans les sols.
L’augmentation des budgets des Agences de l’Eau est actée, mais comme celles-ci ont été mises au régime sec depuis des décennies cela sera au mieux un rattrapage partiel.
Les principaux pollueurs (agriculteurs et industriels) sont surreprésentés dans leurs instances et grâce à eux le principe du pollueur-payeur a été fortement allégé. Il faudrait une volonté politique en inox pour changer le cap mais on voit mal Macron jouer à Iron Man avec ses potes de la FNSEA, d’Arkema ou de STMicro…
Le plan insiste sur la nécessité de réinventer les modèles agricoles et de « faire évoluer les logiques de stockage de l’eau ».
Comment dire ? Ça interroge de Caussade à Sainte Soline en passant par le projet d’un nouveau barrage de Sivens porté par les fachos de la Coordination Rurale en attendant les dizaines de bassines récemment validées en justice.
Avec ce plan, comme le fait remarquer FNE « « On veut respecter les écosystèmes, mais on les nomme à peine ». Et oui, c’est normal car une usine d’épuration des eaux, un barrage et des retenues de stockage ça a quand même une autre gueule qu’une zone humide qui épure l’eau, la stocke en hiver, la relâche en été et régule les crues toute seule comme une grande et GRATUITEMENT !
Bref ce plan, qui recycle en 2023 des mesures annoncées en 2017 et 2019 et jamais mises en œuvre, montre que Macron maîtrise parfaitement la stratégie menchevique dénoncée par Lénine « Un pas en avant, deux pas en arrière ».
Il doit être mis en regard du fabuleux plan « Écophyto » lancé en 2008 sous Sarkozy, destiné à diminuer de 50 % l’usage des pesticides agricoles, relancé sous Hollande, puis Macron et qui a abouti à une augmentation de 25 % de leur utilisation (8).
Plouf, Krouik, Argh ! Youpi !
La « Schadenfreude » ou « joie mauvaise à l’idée du malheur d’autrui » a été théorisée par Freud mais figure aussi dans l’extraordinaire définition du bonheur du « Dictionnaire du diable » d’Ambrose Bierce.
Et il faut dire qu’un évènement récent nous inciterait a une certaine Schadenferude éthiqement légitime.
Plouf : le mini sous-marin privé ultra-moderne « Titan » de l’entreprise Oceangate, avec à son bord son pdg, un explorateur des abysses et 3 touristes à 250 000 $ la place, part pour une virée à moins 4000 m pour s’esbaudir devant l’épave du Titanic.
Krouik : à mi-parcours, la surface perd le contact avec la bestiole. Aussitôt une véritable armada et des avions militaires et civils sont envoyés, les médias en font leur Une, on glose, on papote, on s’inquiète pour les 5 malheureux qu’une mort affreuse par asphyxie menace.
Argh : pas de bol, les débris de leur jouet remontent à la surface. La machine a implosé en profondeur et les touristes accomplissent la fin de leur cycle biologique en nourrissant les poissons des grands fonds.
Youpi ! : cette histoire est un archétype des nuisances générées par des méga-machines capitalistes.
Après avoir escaladé toutes les montagnes, parcouru les déserts torrides ou glacés, que reste-t-il à dominer pour les riches en mal de sensations fortes et de distinction sociale ? Touristifier et polluer les profondeurs océaniques et l’espace, c’est leur destin.
Ils en veulent, et des entrepreneurs agiles et sans complexe d’infériorité sont là (Musk, Brandon, Bezos pour l’espace) pour satisfaire ces clients exigeants et forcément exceptionnels tout comme eux.
Le patron d’OceanGate était construit sur ce modèle : fonceur (évidemment), visionnaire (forcément) car ayant trouvé la solution innovante pour révolutionner le tourisme sous-marin.
Une coque en titane (moderne) et fibre de carbone (le top), une manette de jeu vidéo basique pour conduire l’engin (faut économiser) et un hublot de 60 cm de diamètre pour que les clients en aient plein les mirettes et puissent utiliser à fond leur iphone pro ultra top pour faire rager leurs relations au retour
Un mec qui savait aussi prendre des risques : non aux tests de sécurité, non à l’homologation et à la certification du matériel, car c’est criminel de brider l’innovation technologique portée par un génie du business. Cela prend trop de temps et le temps c’est de l’argent et l’Hubris et la cupidité c’est tellement bien dans ce qui était son monde.
On peut ressentir encore un peu plus de Schadenfreude quand on compare la débauche de moyens civils et militaires déployés et l’empathie des médias pour 5 gugusses acteurs à la misère du monde, volontaires dans un cercueil en titane, en regard de la criminelle inaction des gardes-côtes grecs et de Frontex, responsables des centaines de morts victimes des guerres, du capitalisme, des politiques meurtrières des États et des passeurs.
Et cette Schadenfreude pourrait se transformer en détestation profonde quand une chroniqueuse des « Grosse têtes » (RMC) Sarah Saldmann, déclare le 23 juin : « Quand tu mets cinq personnes riches en danger, je trouve que ça cristallise la haine anti-riche. Ça fait cette dichotomie entre les riches et les pauvres. Sous-entendu, quand ce sont des migrants, on ne s’y intéresse pas. Alors que c’est faux ! Mais quand il y a trop d’immigration, c’est un problème. C’est normal qu’on s’en soucie et pas de manière positive... Ils ont de l’argent et pourront rembourser les moyens nécessaires s’il y en a besoin. Ils ne sont pas à nos frais comme les migrants quand ils arrivent... »
Freux et Eugene the Jeep
Notes
1 - H20 fait son entrée en bourse. Antoine Costa. Le Club de Médiapart. Décembre 2020
2 - L’eau, bien commun accaparé par la finance. Lorène Lavocat. Reporterre du 09/12/2021
3 - La financiarisation de l’eau, menace fantasmée ou réelle ? Bernard Mounier, Thierry, Uso. Les Possibles no 33 automne 2022
4 - La financiarisation de l’eau : mythes et réalités. Bernard Mounier, Thierry Uso. eau-iledefrance.fr décembre 2022
5 - Plan d’action pour une gestion résiliente et concertée de l’eau. Ministère de la transition écologique etc. Premier juin 2023
6 - Plan Eau : Première analyse de France Nature Environnement. France Nature Environnement. Communiqué du 30 mars 2023
7 - Synthèse bibliographique : Impacts de l’infiltration d’eaux usées traitées sur les sols. Julia Le Roy, Vivien Dubois, Claire Lauvernet. INRAE. OFB. 2020
8 - Réduction de l’usage des pesticides : les raisons d’un échec. Martine Valo. Le Monde du 23/03/2022