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CA 333 octobre 2023

Face aux meurtres policiers, où en est la lutte des familles de victimes ?

lundi 9 octobre 2023, par Courant Alternatif

Cela fait une dizaine d’années qu’avec d’autres, je lutte aux côtés de familles dont l’un-e des leur-es a été tué-e par la police ou la gendarmerie. Ceci surtout dans le Nord et le Pas-de-Calais, mais pas seulement. Cela m’a amené aussi à côtoyer différents groupes que fédèrent plus ou moins ces luttes.


La première chose que je voudrais dire est qu’on n’imagine pas l’ampleur de la détresse des membres de ces familles. Ces personnes évoluent entre des moments de profond abattement et des moments de colère et de révolte. Quand on les voit dans une vidéo, un docu ou dans les médias, elles apparaissent le plus souvent dynamiques et animées d’une force de révolte. Mais il y a aussi ces périodes d’abattement s’étendant parfois sur plusieurs années, nécessitant la prise de médicaments qui assomment, et allant parfois jusqu’à des tentatives de suicide. Dix ans après    l’homicide de leur proche, bon nombre de ces personnes sont encore en prise à des angoisses, des troubles du sommeil, etc. Beaucoup voudraient « tourner la page », mais n’y arrivent pas. Peut-on s’imaginer ce que c’est que de perdre un-e proche alors que, dans la plupart des cas, il ou elle était jeune, qu’il ou elle est mort d’un homicide (pour ne pas dire un meurtre) et que cet homicide a été commis par un policier ou un gendarme ?

Et, souffrance supplémentaire pour les familles, on va, presque à chaque fois qu’un homicide policier est commis, salir la victime. C’est à dire que, très vite après les faits, les autorités (policières, préfectorales ou judiciaires) vont aller fouiller dans le passé de la victime pour y trouver le moindre acte répréhensible aux yeux de la loi, si insignifiant soit-il (1), si éloigné dans le temps soit-il, et faire savoir cela aux journalistes. Il s’agit bien sûr d’endiguer le plus possible, dans l’opinion, tout doute au sujet du comportement de la police et tout mouvement de soutien à la famille. Et les media dominants reprennent immédiatement ces infos, en bons chiens de garde de la société en place qu’ils sont. De plus, il est fréquent depuis quelques années que le parquet ouvre immédiatement après les faits, une instruction contre le défunt, sous-entendant qu’il aurait une part de responsabilité dans ce qui s’est produit. Cette procédure a un caractère hallucinant puisque le décès d’une personne entraîne automatiquement l’extinction des poursuites contre cette personne, mais il s’agit là aussi de salir la victime et de tenter de justifier ce meurtre. Face à une situation semblable aux Etats-Unis, Judith Butler, dit que c’est comme si « il y avait des morts qui ne sont pas dignes d’être pleurés ». Les familles prennent ça en pleine figure.

Mais tout ceci n’empêche pas, presque après chaque meurtre commis ainsi par des policiers ou gendarmes, l’expression de la colère, sous forme de nuits de révolte dans le quartier où vivait la victime, voire de manière beaucoup plus étendue comme dans le cas de Zyed et Bouna ou dans celui de Nahel.

Une autre épreuve pour la famille sera le caractère interminable de l’action en justice dans l’espoir d’obtenir la vérité et la condamnation du, ou des, policier ou gendarme : ça peut durer 10 ans et plus. Dans la grande majorité des cas, l’institution judiciaire va tout faire pour qu’il n’y ait pas de condamnation. Dans un premier temps, on confie l’enquête à l’IGPN, ou à son équivalent l’IGGN si c’est un gendarme qui a tué, et on essaie de s’en tenir là : pas de juge d’instruction. Or on sait que l’IGPN fonctionne en réalité comme organe de protection de la police (2). Puis viennent ces manœuvres macabres autour du corps du mort : cela va des autopsies truquées (3) aux tentatives de pratiquer les obsèques le plus tôt possible (4) car, après les obsèques, toute contre-autopsie devient plus difficile. Ensuite, il est fréquent que des vidéos existent mais qu’elles ne soient pas transmises au dossier ou aussi que des pièces du dossier se « perdent ». Au bout du compte, dans deux tiers des cas, tout cela ne débouche sur aucun procès et il n’y a que 18 % des policiers ou gendarmes qui sont condamnés à de la prison avec suris et seulement 5 % à du ferme (5).

Au départ, la plupart des familles, comme la majorité de la population, se représentent la police comme, à la fois, « une protection pour les citoyens » mais aussi comme capable à l’occasion, de bavures et autres méfaits. Elles se représentent aussi l’institution judiciaire comme plus ou moins capable d’établir la vérité et de formuler un jugement impartial. Puis, elles voient les policiers se tenir les coudes entre eux et ne pas hésiter à faire de faux témoignages. Elles voient les syndicats de policiers soutenir celui qui a tué quelques soient les conditions dans lesquelles il l’a fait. Elles voient les pratiques de l’institution judiciaire, la « justice complice », et aussi que cela se passe de la même façon pour d’autres familles. Voyant tout cela, elles en viennent à comprendre autrement le rôle de la police et de la justice : elles comprennent peu à peu qu’il s’agit d’un système dont la finalité est très peu de protéger les gens (6) , mais bien plus de maintenir un ordre social qui les écrase et les méprise, eux et les gens qui leur ressemblent. Un ordre social    qui contrôle et opprime ceux qui sont les plus dominés et exploités socialement, mais aussi en fonction de leur origine géographique. Elles comprennent qu’il est très peu probable qu’elles obtiennent un jour la justice ni même la reconnaissance de la vérité des faits.

Si on considère les noms et prénoms des personnes tuées par la police ou la gendarmerie en France, on s’aperçoit immédiatement que ce sont, à une écrasante majorité des gens issus d’Afrique, on trouve aussi quelques personnes issues du Sud-Est asiatique et quelques « gens de voyage » comme les autorités françaises les désignent. Ce constat suffirait à démontrer, si des personnes en doutaient encore, qu’il y a effectivement du racisme dans la police. C’est une vérité qui est de plus en plus reprise par certains médias. Mais ce qu’on dit beaucoup moins souvent, c’est que presque toutes les victimes vivaient dans des quartiers de relégation ou tout au moins des quartiers populaires (7). La police a la gâchette facile contre les personnes issues de l’immigration, mais aussi contre les plus exploitées, et, bien sûr ce sont très souvent les mêmes.

Le nombre de tués par la police ou la gendarmerie augmente progressivement depuis 2014, environ, où il était d’une moyenne d’un peu moins de 20 par an (5), passant à des sommets ces trois dernières années : 40 en 2020, 52 en 2021 et 39 en 2022. Et n’oublions pas les violences policières au quotidien dans ces quartiers, ni les blessés en manif et ailleurs.

La loi L435-1 de 2017 joue évidemment un rôle dans cet horrible bilan puisqu’elle élargit les conditions dans lesquelles un policier est autorisé à utiliser son arme à feu, notamment dans les cas de ce que la police appelle refus d’obtempérer. Un certain nombre d’orgas et groupes militants réclament son abrogation. Ce serait évidemment très positif et aussi ce serait une victoire contre les principaux syndicats de police. Cependant, il ne faudrait pas oublier que si cette loi de 2017 a certainement joué un rôle dans le fait que la police ait tué 13 personnes lors de ces soit-disant refus d’obtempérer en 2022, et probablement d’autres cas, on ne peut pas, non plus lui attribuer les 39 morts de cette année là. Obtenir l’abrogation de cette loi ne serait pas la fin du combat, loin de là.

De leur côté, chaque famille, malgré le rouleau compresseur    policier et judiciaire, résiste et continue à se battre et à le faire avec la conviction que leur lutte dépasse leur drame propre et qu’elles se battent aussi pour que ces horreurs ne se reproduisent plus. « Quand on lutte pour un, on lutte pour tous ! » entend-on avec force dans les manifs ou lorsque les familles prennent la parole.
Dans la majorité des cas, des personnes se joignent au combat de chaque famille, elles acquièrent des savoir-faire, elles arrivent à construire un groupe militant, un collectif. Ce groupe va apporter à la famille une aide matérielle et un soutien psychologique et donner de l’ampleur à sa lutte. Le collectif Adama est une exemple très connu de ces groupes de soutien, mais on sait moins qu’il y en a des dizaines d’autres qui se battent avec énergie et obstination. Mais trop fréquemment, lorsque la lutte autour de ce cas précis cesse, le groupe se désagrège et l’expérience acquise se perd. C’est plus le cas en régions que dans l’agglomération parisienne, ceci sans doute parce que la population y est moins dense et donc, fort heureusement, en régions les cas de personnes tuées par la police sont plus espacés dans le temps.

Cependant, quelques uns de ces collectifs ont plus ou moins réussi à fédérer ces luttes éparses, à créer des réseaux. On peut citer « Vies volées », « Urgence notre police assassine », plus anciennement le MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues) ou encore le réseau « Entraide Vérité et Justice » qui organise chaque année la marche contre les violences policières et autres violences d’Etat, les autres orgas se battant ou s’étant battues chacune selon ses modalités Sur ce créneau de la lutte contre les violences policières, on peut citer aussi « Désarmons-les » ou « l’assemblée des blessés », ou encore « Résistons ensemble contre les violences policières et sécuritaires » qui publie un bulletin mensuel régulièrement depuis plus de 20 ans, ou Bastamag qui tient un registre des personnes tuées. Récemment, a été créée la Coordination Nationale contre les Violences Policières qui regroupe une cinquantaine d’associations, collectifs, syndicats et partis politiques, dont plusieurs parmi les collectifs et réseaux historiques de cette lutte.
A quelles conditions cette lutte pourra-t-elle enregistrer des victoires  ? De fait, si on compare la situation à ce qu’elle était il y a 20 ans ou même 10 ans, le thème de la violence de la police est certainement plus présent dans les médias et l’opinion. Il y a eu plusieurs moments où l’opinion a été secouée : meurtre de Cédric Chouviat, affaire Zécler, meurtre de Nahel. Mais à chaque fois, la police et ses syndicats, les forces de droite et d’extrême droite y vont de leur propagande en jouant sur le sentiment d’insécurité et en faisant monter la crainte. On l’a encore vu dernièrement : la révolte suite à l’exécution de Nahel a été présentée comme étant des actes de voyous ou d’écervelés face auxquels la seule réaction qui vaille est la punition. Ceci jusqu’au sommet de l’Etat. Et ainsi, bien souvent, suite à chaque nouvelle expression d’indignation ou de colère envers la police, l’Etat répond par de nouvelles mesures renforçant l’action de celle-ci ou de nouvelles dispositions répressives exercées par l’institution judiciaire. La menace de punir les parents suite à la révolte de fin juin début juillet en est un exemple récent.
Ce qui nous bride dans ce combat contre les violences policières, c’est aussi le manque de perspective politique à long terme. Certains militants avancent que la police serait moins violente dans d’autres pays (ce qui, d’abord, reste à démontrer et, ensuite, est-ce que c’est réellement cela que nous voulons : une police qui tuerait moins mais qui tuerait quand même ?). D’autres aux Etats-Unis récemment, se prononcent pour un définancement partiel de la police. D’autres encore sont des partisans de l’abrogation de la police sans même esquisser quelle société irait avec ce projet. Tout cela n’est pas très convaincant ni mobilisateur et ce manque de perspective est l’une des causes des difficultés que rencontrent les collectifs pour prendre plus d’ampleur et pour durer. Ce qui nous manque c’est un projet de société.

Mais, c’est aussi un combat au niveau de l’opinion : on n’avancera vraiment que quand suffisamment de personnes trouveront insupportables tous ces crimes policiers. Or, il y a évidemment des gens pour estimer qu’il y a bien trop de délinquance et que se faire tuer par la police ça n’arrive qu’à ceux qui « font les malins », refusent d’obtempérer ou carrément le méritent (les messages allant dans ce sens ne manquent malheureusement pas sur les réseaux sociaux). Puis, il y a les gens qui détournent les yeux parce que regarder en face cette violence policière, c’est certainement plus difficile que de s’imaginer une police qui fait ce qu’elle peut pour « protéger les citoyens », plus difficile que de se laisser bercer par le discours dominant qui présente la police comme étant au service des gens. Ceci dit, on peut estimer qu’un nombre croissant de personnes se posent des questions sur le comportement et les actes des policiers et gendarmes, et les vidéos montrant leurs violences aident beaucoup à cela.

D.G.

NOTES
1 - Remarquons, au passage que les fichiers de la police sont ici utilisés pour ...protéger la police. Mais, voici un exemple : le 28 novembre 2022, à Nancy un homme est abattu par deux policiers. On apprend presque immédiatement dans la presse locale qu’il avait été condamné à 400 € pour dégradation volontaire. Il y a donc lieu de comprendre que si un homme a eu une amende de 400 € (quand même !) pour avoir commis une dégradation (rendez-vous compte !), il ne faut pas s’étonner qu’on en vienne à ce que la police le tue. On atteint des sommets !
2 - Voir l’article de Médiapart : « IGPN : plongée dans la fabrique de l’impunité » du 12/06/2022
3 - Parmi de nombreux cas d’autopsies truquées ou douteuses et dont les résultats ont pu être contredits par des contre-autopsies, on peut citer ceux d’ Adama Traoré ou de Wissam El Yamni    (voir le livre « Wissam vérité »)
4 - Dans les cas, fréquents, où la victime est originaire d’un pays où l’islam est majoritaire, alors la tradition est d’enterrer le mort au pays. Souvent, les autorités vont jouer là-dessus pour éloigner le corps le plus vite possible en allant jusqu’à organiser le transport par avion, et offrir des passeports    à la famille .
5 - Voir : bastamag.net/webdocs/police/
6 - A ce sujet, on peut lire « Wissam vérité », écrit par le frère de Wissam El Yamni tué par la police en 2012 à Clermont-Ferrand
7 - Sur ce plan, la situation est évidemment semblable dans d’autres pays. Aux USA, par exemple, Florian Gulli auteur de « L’antiracisme trahi » dit que le racisme dans la police est un fait, mais s’il explique qu’aux USA, il y a une surreprésentation des noirs parmi les tués par la police, il dit aussi que la moitié environ des tués sont des blancs. Mais il dit aussi que ce qui réunit ces deux catégories c’est qu’ils vivent quasiment tous dans des quartiers délabrés.

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