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CA 333 octobre 2023

Entretien avec des ouvriers en boulangerie, deuxième partie

« Ça nous fait rire quand on nous parle de la grande gastronomie française »

mardi 17 octobre 2023, par Courant Alternatif

Nous avons rencontré M. et C., ouvrière et ouvrier en boulangerie artisanale. Ces rencontres ont donné lieu à trois entretiens sur la boulangerie d’aujourd’hui, du point de vue de ses ouvriers et ouvrières. Dans le numéro précédent M. nous a détaillé les conditions de travail dans la boulangerie artisanale. Ici, nous abordons, toujours avec M., les discriminations envers certaines catégories de travailleurs, le syndicalisme, les luttes, et les alternatives aux boulangeries « traditionnelles ». Le prochain entretien sera consacré à la formation des boulangers et aux sans-papiers.


On a l’impression qu’on vous en fait suer beaucoup sous prétexte que le pain c’est noble…
C’est la tradition française, c’est la culture française. Il faut être prêt à défendre le travail, à être méritant en faisant toujours plus. On nous dit tout le temps qu’on coûte trop cher, alors qu’en fait on n’évolue pas. Je produis environ 500 à 800 de chiffre d’affaire en une journée, et mon salaire journalier c’est 80 euros. La farine, l’eau, le sel, ça ne coûte pas cher. On a le CAP le moins cher je crois. La boulangerie industrielle nous fait de la concurrence donc nos patrons vont aller chercher chaque sous (1).
Dans l’artisanale, tu es souvent dans une cave, tu portes les sacs de farine à la main, tu es à la merci du patron, il n’y a pas de caméra donc s’il se passe un truc tu n’as pas de preuve. Dans l’industrielle tu vois la lumière du jour, il y a l’inspection du travail, des monte-charges, et beaucoup de machines qui simplifient le travail. Beaucoup de boulangers se tournent vers l’industrielle pour ces raisons.
On dit souvent entre ouvriers boulangers que les autres peuvent pas nous comprendre. Avec le travail de nuit, les blessures, les cadences. On rigole entre nous qu’on n’aura pas de retraite. On est tellement aliéné que même quand on se blesse on reste. En plus quand tu es une femme si tu arrêtes tu es « douillette ». On est tous célibataires. C’est pas un métier où tu restes. On vaut tellement rien. C’est le bétail qu’on traite comme ça : pas de pause, les néons qui t’explosent les yeux pour quelques centimes d’économisés. Leur spécialité c’est de nous accuser de vol. Quand un truc manque, c’est pas la production qui est mal calculée ou de la casse, c’est forcément du vol. Quand tu es racisé c’est pire. On les accuse de brutes, alors que la plupart des mecs sont des brutes en boulangerie.
Ça fait rire quand on parle de la grande gastronomie française. Et c’est pareil dans la restauration.


Tu parles de « racisés ». Ça donne l’impression que c’est une identité un peu figée et une place de « victime ». En plus, je trouve qu’on ne sait pas trop qui est « racisé » et qui ne l’est pas (Portugais ? Polonais ? Antillais ?)…

En boulangerie, tu peux être Serbe, Russe, tu vas subir le racisme aussi : il y a une échelle du racisme. Il faudrait ressembler à un gaulois, parler bien, s’exprimer bien. Et même si tu ressembles à un gaulois et que tu as du mal à t’exprimer on te prend pour un débile. Avec la guerre en Ukraine, il y a eu aussi du racisme envers les Russes, alors que ce sont aussi des victimes de leur régime.

Tu peux nous en dire plus sur les discriminations subies dans le milieu de la boulangerie : quand on est une femme, quand on est descendant de l’immigration ?
Déjà, il y a le fait qu’aucun EPI (Équipement de Protection Individuelle) n’est adapté aux femmes, sauf les chaussures de sécurité qui sont à notre taille. Les établis ne sont pas à la bonne hauteur, beaucoup de choses sont trop hautes. Sur les fours électriques notamment, c’est compliqué d’atteindre le dernier étage quand on est petit. On porte souvent plus de 25 kg, alors que pour une femme c’est pas censé être plus dans le Code du travail. Je le fais tous les jours. J’ai eu plusieurs accidents.
On est très peu de femmes en production en boulangerie. On est 2 %, ça grimpe avec les ré-orientés (des adultes), mais ça reste peu. Déjà dès l’embauche, t’es stigmatisée. Faire comprendre que t’es boulangère et pas vendeuse, c’est déjà un palier. Dans les ateliers, t’as souvent les photos de pin-up, ou ce genre de choses. Comme c’est un métier physique c’est censé ne pas être fait pour les femmes. J’entends encore que les femmes sont moins fortes que les hommes alors que ça fait 2 ans que je suis embauchée, que j’ai fait mes preuves, que j’ai un diplôme… T’as tout le temps à faire tes preuves, même après des années.
Il y a aussi une forme de sexualisation, qui accompagne le virilisme ambiant. On parle d’« enfourner », de « miche »..., de « branlette » pour parler du tamis. Les collègues qui se mettent derrière toi quand tu es en position pénible… Des hommes qui sont avec toi toute une nuit, certains trouvent ça louche. Et s’il t’arrive quelque chose c’est ta faute. Tu as choisi ton métier donc tu as choisi tout son milieu.
Ça c’est de la part des collègues. Après il y a les clients, les livreurs, la direction…
Les descendants de l’immigration, c’est souvent les moins bien payés. Ils font les tâches les plus pénibles : uniquement la plonge, uniquement ramasser la farine, uniquement le ménage. Ce qui détruit le plus. Comme il y a cette image que le pain français c’est le meilleur du monde, il doit être fait par des français. J’ai vu très peu de personnes de couleur responsables. Même dans les boulangeries un peu rebeues, il y a des insultes vis-à-vis de ceux d’Afrique subsaharienne ou d’Asie (notamment avec le covid).
Dès l’école, je m’étais renseignée auprès des gens qui passaient des CAP type restauration (boulangerie, pâtisserie, chocolaterie). Et quand ils me racontaient leur stage, beaucoup de femmes et de personnes issues de l’immigration assuraient les tâches de ménage et pas du tout les tâches de production. Alors que certains étaient tellement doués dans leur domaine…

Pendant le dernier mouvement des retraites, la CGT énergie a rendu gratuite l’électricité pour certaines boulangeries. C’était de fait de la solidarité avec le petit patronat de la boulangerie…
J’ai l’impression que la CGT énergie s’est davantage intéressée aux patrons qu’aux salariés. On ne voit jamais les syndicats chez nous. Quand tu es formée, tu les vois pas. Il y a un putain d’amalgame : ils sont tous contre le grand patronat (Bolloré…), mais les petits patrons, il faudrait les plaindre. Les boulangeries c’est les premiers petits commerces alimentaires. Il y a eu beaucoup de fermetures mais en 2022 il n’y a jamais eu autant d’ouvertures. On a l’impression que les petits patrons ne sont pas des exploiteurs. Ils ont aussi reçu le CICE, et pourtant elles sont où les embauches ? Cet argent il a servi à quoi ? La manifestation des boulangers à Paris le 23 janvier 2023 (des patrons en réalité), ce n’était pas par rapport aux retraites, c’était parce que « on paie trop » (2). Dès qu’ils ont ce qu’ils voulaient, on les a plus vus. Ils n’ont pas du tout lutté avec nous contre la réforme des retraites.
Beaucoup de petites boulangeries se sont servies de l’argent du CICE pour acheter de nouvelles machines pour produire plus, pas pour remplacer les vieilles. Donc pas pour nos conditions de travail. Mon ancien patron, plutôt que de réparer la façonneuse, a acheté tout un bac de sandwichs, ce qui a diminué mon espace de travail. Quand je lui ai fait remarquer, je me suis fait insulter.
Comme les petits patrons produisent eux aussi, ils se mettent dans la même classe que toi. Alors que le four, c’est 50 000 euros : n’importe qui ne peut pas lancer une boulangerie. Pour la plupart, ce sont des héritiers. Beaucoup d’ouvriers tombent dans le piège de devenir ami-ami avec les directions diverses. On est dans une période où il y a énormément de ré-orientés en boulangerie. J’ai connu un comptable, un informaticien. On a beaucoup brassé les classes sociales. Si ces gens-là avaient continué ils seraient plutôt classe moyenne haute. Là c’est la classe ouvrière, et ils ne le réalisent pas, pour beaucoup d’entre eux. Ils ont fait un CAP pas trop cher, un peu à la mode, sans se rendre compte qu’ils ont chuté en classe. Mais comme la classe ça dépend aussi des parents, ils pourront hériter et être patron. D’autres n’évolueront jamais.

Y a-t-il des luttes d’ouvriers boulangers en France ? Une organisation, syndicale ou non ?
Il y a des syndicats. Les plus forts c’est ceux qui sont liés à l’industrie, qui permettent le regroupement. C’est plus facile de se regrouper. Il y a notamment eu pas mal de grèves dans les usines de l’entreprise de boulangerie industrielle Neuhauser (3).
La CGT boulangerie Paris et Marseille ont pas mal d’adhérents. Je ne sais pas quelle est leur action. Il y a assez peu de choses.

Toi, tu es syndiquée, tu pourrais nous dire pourquoi ?
J’avais besoin d’un filet de sécurité. J’ai fait trois boîtes et j’ai vécu trois harcèlements. J’ai besoin de me dire qu’il y a un organisme qui est là si ça recommence. Je sais que je n’améliorerais pas toutes mes conditions de travail mais seulement des petites choses. Simplement me protéger.
Après, je fais aussi des choses avec Solidaires localement, ça c’est mon côté militant. Le système de santé prend l’eau, le système éducatif prend l’eau, l’exploitation est partout. Comment je vais faire s’il n’y a plus de système de santé alors que je vais en crever de mon métier si je ne peux pas me soigner. Il faut lutter contre l’ensemble des discriminations, sur tous les aspects de sa vie.

Tu as fait grève plusieurs fois pendant le mouvement contre la réforme des retraites, comment ça s’est passé avec la boîte ?

D’un côté ça arrangeait la direction, parce que, comme la production en écoles était moins importante, un salaire de moins à payer c’était pratique. D’un autre côté on m’a fait comprendre que j’étais une oisive, une privilégiée, qu’il allait falloir que ça s’arrête à un moment. J’avais pas à être fatiguée, parce que je m’étais bien amusée, alors que je rentrais à 21h-22h de manif, en bossant le lendemain.

Propos recueillis par zyg

Notes
(1) Les boulangeries de quartiers ou les petites structures comme celle où travaille M. relèvent de la convention collective de la boulangerie artisanale en opposition à celle de la boulangerie industrielle.
(2) La manifestation concernait la hausse du prix de l’énergie, surtout celui de l’électricité, à l’appel de plusieurs collectifs dont le Collectif pour la survie de la boulangerie et de l’artisanat, et regroupait d’autres artisans et petits patrons (coiffeurs, plombiers…).
(3) Depuis 2021, Neuhauser appartient à un groupe gigantesque d’union de coopératives agricoles (InVivo, que patron veut faire devenir un « Airbus de l’agriculture »), et livre notamment la grande distribution. Entre 2020 et 2022, plusieurs mouvements de grève ont eu lieu sur les conditions de travail, les salaires, contre la répression syndicale…

Les boulangeries alternatives

Selon toi, qu’est ce qu’on peut attendre d’initiatives de boulangerie « alternative » comme la Conquête du Pain ou l’Internationale boulangère mobile (IBM) ?
La Conquête du Pain est une SCOP (1) localisée à Montreuil. L’initiative des SCOP, en soi, elle est bonne. Donner le capital aux salariés, qu’ils puissent s’organiser eux-mêmes sur leur salaire, leurs conditions de travail, théoriquement c’est une bonne chose. Mais c’est théorique. Même dans l’autogestion, on retrouve les discriminations, l’exploitation, les enjeux de pouvoir… Et parfois c’est même pire parce que tu t’exploites toi-même, soi-disant pour la bonne cause.
L’IBM (2) c’est une bonne idée ou pour lancer une boulangerie pas trop cher parce qu’un four mobile ça coûte pas grand chose, et il y a des zones en France sans boulanger. Et pour faire du bio ou du local, ça peut être intéressant. Mais ils sont très anti-machines pour des questions écologistes. Mais moi je veux des machines, je ne veux pas me péter le dos. J’ai commencé plus jeune, j’ai vu mes parents s’user. Socialement, ce n’est pas vraiment la classe ouvrière…

Notes
(1) Fondée en 2010, La Conquête du Pain est une boulangerie bio autogérée ouverte en septembre 2010 à Montreuil, sous le statut de Société Coopérative Ouvrière de Production. Les fondateurs, en partie des militants, se réclament du communisme libertaire et de l’autogestion. Les salaires horaires sont égaux et les décisions prises en assemblées générales.
(2) L’Internationale Boulangère Mobile est un réseau de boulangers militants qui possèdent des installations mobiles et facilement démontables pour installer dans divers lieux, notamment lors d’événements militants, une boulangerie afin d’alimenter en pain les personnes présentes.

P.-S.

Une interview de deux ouvriers en boulangerie a été faite par l’émission l’actualité des luttes, elle complète très bien cette série d’articles. Elle est disponible en ligne ici

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