Israël : affrontement majeur dans l’État colonial

Cet article a été écrit avant le 7 octobre CA étant sorti de l’imprimerie le 28 septembre !

Depuis la victoire électorale de Benyamin Nétanyahou et de ses alliés suprémacistes Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich (novembre 2022), les manifestations monstres se succèdent en Israël.

Vis-à-vis de la Palestine, le sionisme a souvent utilisé de façon massive la dissimulation : « Israël a le droit de se défendre ». « Nous combattons le terrorisme ». « Israël est un État juif et démocratique ». « Nous avons besoin d’être forts pour ne pas être jetés à la mer ».
Ce déni permanent de l’existence, de la dignité et des droits du peuple palestinien a toujours bénéficié d’un large consensus dans un État qui s’est constitué sur une base ethnique et qui a nié dès le départ le fait qu’il était né d’un nettoyage ethnique prémédité et de nombreux crimes de guerre. Et il y a consensus pour maintenir sous blocus hermétique plus de deux millions de personnes çà Gaza.
Les contradictions de la société israélienne sont profondes : religieux contre laïques, colons contre Israéliens « européanisés », Ashkénazes contre Séfarades ou Juifs orientaux, Russes contre tous les autres. Jusqu’à récemment, la guerre permanente et le sentiment de peur soigneusement entretenu masquaient ces contradictions.
La lutte des classes, dans une société incroyablement inégalitaire où l’État providence a été patiemment détruit sous les coups de boutoir du libéralisme, s’exprimait peu dans une situation coloniale où même les pauvres sont des privilégiés par rapport à l’autre, le colonisé, le Palestinien. C’est même le syndicat sioniste Histadrout qui a créé la plupart des institutions de l’État. Les 15 à 20 % de Juifs israéliens qui sont sous le seuil de pauvreté votent majoritairement pour Nétanyahou et ses alliés fascistes.
L’extrême droite est depuis bien longtemps idéologiquement majoritaire. Jusqu’à aujourd’hui, elle a su colmater ses divisions dans des « gouvernements d’Union Nationale » où tous les partis étaient d’accord sur l’essentiel, coloniser et étouffer la Palestine. C’est cette unité qui semble définitivement rompue.

Obsédé par le risque sérieux d’aller en prison pour l’ensemble de ses œuvres en matière de corruption, Nétanyahou s’est allié aux suprémacistes Ben Gvir et Smotrich. Ceux-ci sont les descendants idéologiques du rabbin Meïr Kahane (1932-1990) dont le parti (le Kach) avait été interdit pour « terrorisme ».
Avec ces fascistes juifs, plus de dissimulation. Les crimes quotidiens contre la population palestinienne sont applaudis par des supporters fanatisés. Des pogroms sont organisés comme à Huwara. L’armée et les colons attaquent ensemble les villes et les villages. Ces « fascistes juifs » ne dissimulent pas leur but  : tuer un maximum de civils, annexer l’essentiel de la Cisjordanie et expulser les Palestiniens. Plus de déni, on dit ouvertement que les Arabes sont de trop sur cette terre. L’expression utilisée en Israël pour caractériser les colons et leurs alliés est qu’ils « urinent du haut du plongeoir ».
En même temps, Smotrich et Ben Gvir ont déclaré qu’il allait s’en prendre aussi aux Juifs déloyaux. Ils visent les gays, les femmes, les intellectuels, les Juifs laïques, la gauche.
Cette bourgeoisie tire sa richesse de la colonisation. Persuadée que la pratique du « fait accompli » qui a tant réussi au sionisme sera toujours payante, elle avance, elle brutalise. Malgré des manifestations monstres, elle a fait voter une loi qui prive la Cour Suprême de l’essentiel de ses droits et elle va faire voter l’impunité pour Nétanyahou.

Les manifestations monstres ne faiblissent pas, En même temps, Israël connaît un nombre croissant de départs. Près d’un Juif israélien sur deux a un deuxième passeport et plus de 15% vivent ailleurs. Le mouvement s’accélère, aussi bien pour des raisons économiques que pour des raisons idéologiques, l’envie de vivre dans un pays normal, loin du messianisme meurtrier et de la guerre permanente. Pire, le pays commence à connaître une évasion financière, ce qui menace son économie de start-up technologique.
La fracture entre les deux bourgeoisies ne s’est pas produite sur la question palestinienne, d’ailleurs quasi absente du débat et dans les manifestations. Il y autant de criminels de guerre dans les deux camps. Ce sont d’ailleurs des généraux et des membres des services secrets aux mains couvertes de sang qui animent des manifestations où le drapeau israélien est omniprésent.
La bourgeoisie européanisée, c’est celle qui a fondé Israël et son armée. C’est elle qui a expulsé les Palestiniens en 1948, conquis toute la Palestine historique en 1967 et initié la colonisation dès cette époque. C’est elle qui a construit la puissance militaire, politique, économique et technologique du pays. Elle combat idéologiquement tous ceux qui dénoncent l’apartheid et qui prônent le boycott. Elle maintient la fable de l’État juif et démocratique, du pays gay friendly et, avec la complicité de l’Autorité Palestinienne, elle prétend respecter le droit international. Elle incarne une société mondialisée.
Les couches sociales qui manifestent contre les fascistes sont diverses. Majoritairement, ce sont les couches les plus aisées, avec une majorité d’Ashkénazes. L’armée est divisée mais la vieille garde des généraux et des réservistes est dans les manifestations. La Histadrout, ou ce qui en reste, agite en permanence la menace d’une grève générale qui ne vient pas. On commence à voir des rabbins en rupture avec le sionisme religieux qui, au nom des « valeurs morales du judaïsme », dénoncent l’évolution à l’œuvre.
L’affrontement actuel ressemble un peu à celui entre l’Amérique de Trump et celle de Biden. L’Occident et les pays Arabes qui ont signé les « Accords d’Abraham » auraient pu prendre parti clairement pour la bourgeoisie européanisée. Il est significatif qu’ils ne le font pas.

Les moments terribles se succèdent pour la Palestine. La colonisation ne subit plus d’entrave : les colonies dites « illégales » deviennent légales. Les pogroms sont protégés par l’armée. Tous les jours des enfants souvent très jeunes sont abattus. Il n’y a aucune limite à la violence de l’armée et des colons. Pogroms, maisons confisquées, villages détruits, équipements saccagés ; camp assiégé où des milliers de personnes sont jetées à la rue, tout est permis pour l’occupant.
Les Palestiniens de 48 (ou de citoyenneté israélienne) se sentent de plus en plus marginalisés et leur société est ravagée par une criminalité galopante.
La Palestine n’a aucun leadership crédible. Les formes de résistance armée sont réprimées avec une violence infinie. Elles continuent cependant d’exister, beaucoup de jeunes préférant la mort en combattant à la soumission.
Beaucoup de Palestiniens ou d’anticolonialistes israéliens considèrent qu’ils n’ont pas à intervenir dans une confrontation interne à l’apartheid israélien. Dans ses articles parus dans Haaretz, le journaliste Gideon Levy rappelle inlassablement les crimes et les déclarations de ceux qui dirigent les manifestations. Il rappelle aussi que la Cour Suprême a toujours été un instrument important de la colonisation. Salah Hamouri, résistant de Jérusalem déporté en France, estime que Smotrich et Ben Gvir sont les « vrais » sionistes, en ce sens qu’ils ne dissimulent rien à l’inverse de ceux qui ont construit Israël.
Mais les manifestations ont leur dynamique. Quand une masse aussi importante descend dans la rue et est réprimée, on commence timidement à voir apparaître des slogans significatifs : des dénonciations des pogroms, une remise en cause des colonies, une demande d’égalité des droits, un appel à retrouver une morale.
Depuis quelques manifestations, on a vu apparaître un (petit) regroupement anti-occupation. Des drapeaux palestiniens peu nombreux mais pas arrachés ont été vus, des slogans contre l’apartheid ont été entendus.
Il n’y a bien sûr aucune chance que les manifestations aboutissent à une remise en cause du colonialisme. Mais cette évolution traduit une exacerbation du conflit entre les deux bourgeoisies qui est appelée à durer.

Pierre Stambul