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CA 334 novembre 2023

Lorsque les bulles de l’inhumain éclatent

Esclavage en champagne

samedi 11 novembre 2023, par Courant Alternatif

Derrière l’image luxueuse et artisanale du monde du champagne, la vendange est aussi le théâtre de pratiques illégales. Les cas ne manquent pas, cette année encore.


Face à la gare d’Epernay, qui voit débarquer quotidiennement des touristes du monde entier, impossible de passer à côté des petits groupes qui se forment, depuis quelques jours, dans le square Clevedon. Ce mercredi matin, ils ne sont que deux. Ils sont montés en train à Epernay pour faire les vendanges, où ils dorment sous le parking à vélo couvert situé en face de la gare, en attendant. « Des gens viennent. On m’a proposé 60 € pour travailler de 7 heures à 17 heures. » Une pratique totalement illégale, car bien en dessous du Smic horaire, et possiblement non déclarée. Les deux jeunes n’ont pas accepté. D’autres l’ont sans doute fait. Le soir, jusqu’à 20 hommes peuvent se retrouver dans le square, certains après une journée harassante dans les vignes. « Il y en a qui trouvent du boulot, mais ils ne sont pas toujours payés. Je resterai là le temps que je trouve du travail. »
Environ 120 000 vendangeurs sont employés en Champagne. Il existe des conventions collectives différentes, selon que vous travaillez pour un vigneron, un prestataire de service ou une maison membre de l’Union des maisons de champagne (UMC, les grandes marques). Les exploitations viticoles de la Champagne sont régies par la convention collective nationale de la production agricole ainsi que par un accord collectif territorial (convention collective des exploitations viticoles de la Champagne), c’est pourquoi certaines dérogations existent, notamment celles qui sont liées au temps de travail. Les maisons de l’UMC et les prestataires de service relèvent de textes conventionnels différents.

 Durée du temps de travail

Selon le Code rural, les vendanges sont reconnues par l’administration comme des circonstances exceptionnelles dans le cadre d’une dérogation, portant sur la durée maximale de travail hebdomadaire. Chaque année, l’UMC et le Syndicat général des vignerons de la Champagne (SGV) négocient collectivement un allongement de la durée maximale de 48 heures, passant à 60 heures pour les saisonniers de la vigne et à 72 heures pour les travailleurs au pressoir, au transport ou à la cuisine. La durée de travail quotidienne maximale est de 12 heures, et le temps de repos minimum entre deux jours de travail est de 11 heures consécutives (il peut être réduit à 9 heures pour certains postes  : pressoir, cuverie, transport de raisins). La pause payée est de 15 minutes toutes les 5 heures. Le temps du repas doit être au moins de 1 heure. Le temps de trajet entre l’exploitation et la parcelle constitue, d’après l’article 8.1.3 de la convention collective nationale de la production agricole, du temps de travail effectif. Il doit être considéré comme tel lorsque le salarié est amené à passer par l’entreprise (lieu habituel de travail) pour prendre un véhicule, du matériel, des consignes, des produits avant de se rendre dans les vignes.
Mais pour l’inspection du travail et le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, les vendanges ne constituent plus des « circonstances exceptionnelles » permettant aux Champenois de suspendre le temps de travail hebdomadaire : le 6 septembre dernier, il a rejeté le recours de la société Moët-Hennessy Champagne Services (MHCS), épinglée pour « manquements aux dispositions relatives à la durée minimale du repos hebdomadaire » : « Chaque semaine, les salariés ont droit à un repos, à prendre le dimanche, d’une durée minimale de vingt-quatre heures consécutives. » Il a de plus épinglé, le même jour, la SRP Viti-Services pour son absence de décompte horaire des heures travaillées, qui constitue un manquement au Code rural.

Hébergement

L’hébergement sous tente est interdit sur les parcelles du viticulteur employeur, mais est toléré sur un terrain ne lui appartenant pas.
Après des négociations entreprises avec les partenaires sociaux, un accord signé le 31 mai 2023 a été trouvé sur une dérogation collective à l’hébergement pour les viticulteurs. Ces derniers vont pouvoir, en partie, se soustraire dès cette campagne aux conditions d’hébergement définies par le Code rural. Le SGV a ensuite sollicité l’autorisation d’appliquer cet accord auprès des 3 Dreets (Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités – autrement dit l’inspection du travail) pour l’ensemble des départements couvrant l’AOC. Une demande finalement validée, le 20 juillet dernier, par la Dreets Grand Est pour les départements de la Marne, l’Aube et la Haute-Marne. La Dreets Hauts-de-France a suivi le 3 août pour l’Aisne, la Dreets Ile-de-France le 11 août pour la Seine-et-Marne.
Actée jusqu’en 2027, cette dérogation n’est valable, pour la vendange 2023, que pour les seuls adhérents du SGV. Elle prévoit cinq points d’assouplissement, et toutes les communes de l’appellation Champagne sont concernées par elle : dans les chambres, le nombre maximal de travailleurs autorisés passe de 6 à 10 ; l’espace alloué minimal passe à 4,5 m2 par occupant, contre 9 m2 pour le premier occupant puis 7 m2 pour les suivants ; concernant les sanitaires, un lavabo vaut désormais pour 6 personnes contre 3 précédemment, une douche pour 8 personnes au lieu de 6, ainsi qu’une toilette pour 8 personnes plutôt que 6.
Ces mesures sont toutefois soumises à des contreparties de la part de l’employeur, à savoir : une bagagerie pour stocker les valises, un accès Wi-Fi, une pièce dédiée au séchage des vêtements, une production suffisante d’eau chaude pour les sanitaires, un allongement de la plage horaire du petit-déjeuner, une plage de deux heures entre le retour du travail et le dîner, un entretien des locaux et des sanitaires assuré par l’employeur, ainsi qu’une mise à disposition du matériel d’entretien et de nettoyage nécessaire.
Le monde du négoce avait obtenu de la Direction du travail de la Marne des mesures d’assouplissement dès... le 28 juillet 1997. Cette inégalité de traitement entre les Maisons de Champagne et les exploitations viticoles semblait s’expliquer par une stratégie politique différente : tandis que le SGV refusait le décret du 24 août 1995 imposant aux structures viticoles et agricoles des conditions d’hébergement pour les travailleurs, l’UMC se prêtait au jeu des négociations.

Tout cela n'empêche pas des pratiques à la limite de l'esclavage

Cette année 2023, quatre lieux d’hébergement ont fait l’objet d’un arrêté préfectoral de fermeture pour insalubrité, conditions indignes :
Un immeuble à Mourmelon-le-Petit renfermait une centaine de lits de camp. 5 ou 6 personnes pouvaient y cohabiter dans une même pièce de 17 m2, et 3 dans 8 m2. Les escaliers n’étaient pas éclairés, l’équipement incendie n’était pas fonctionnel et des matières inflammables ont été trouvées dans la cave. Il y avait également dans cet immeuble des fuites de canalisation, parfois à proximité d’ins- tallations électriques. La préfecture a fermé le lieu, le 8 septembre dernier, en soulignant « un risque d’atteinte à la santé mentale compte tenu de la suroccupation et des risques constatés ».
71 travailleurs ukrainiens ont été relogés par leur employeur sur Epernay, Reims et dans l’Aisne, 64 au gymnase de Suippes et 25 à la Fondation de l’Armée du salut à Reims. La CGT réclame la régularisation des sans-papiers et surtout le paie-ment de leur salaire – car pour l’heure ils n’ont rien touché. Une demande a également été déposée pour que certains vendangeurs voient un médecin en raison de leur état de santé préoccupant.

Un autre hébergement collectif a été fermé de même le 15 septembre à Vinay, près d’Epernay. Plus de 70 vendangeurs venus de Roumanie y dormaient dans de grandes tentes disposées à l’intérieur d’une serre. Le rapport de l’inspection du travail parle de « literie de fortune », d’« absence de nettoyage et de désinfection », d’« état de vétusté », d’« état répugnant des toilettes et lieux communs », d’« un risque électrique par contact direct avec des pièces nues sous tension lié aux non-conformités des installations électriques », etc.
A Nesle-le-Repons, un lieu d’hébergement non déclaré a aussi été fermé après un contrôle de l’inspection du travail. Des dizaines de travailleurs sans papiers employés par un prestataire de service y étaient mal nourris et vivaient dans des «  conditions indignes », a déclaré le parquet de Châlons-en-Champagne, qui a ouvert « deux enquêtes pour traite d’êtres humains ». Les 52 travailleurs saisonniers, pour la plupart d’Afrique de l’Ouest et sans papiers, ont été relogés en urgence dans un hôtel de cette ville, ainsi qu’à Reims par l’Armée du Salut.
Enfin, à Cuis, des inspecteurs du travail appuyés des gendarmes ont découvert dans une grande bâtisse à étage, le 18 septembre, 18 vendangeurs pour la plupart d’origine bulgare qui vivaient là eux aussi dans des conditions désastreuses.

Par ailleurs, à Charly-sur-Marne, l’aire d’accueil sur laquelle les vendangeurs issus de la communauté des gens du vo-yage doivent s’installer avec leurs familles pendant les vendanges a créé une polémique. Les viticulteurs et leurs vendangeurs déplorent son état et son manque d’hygiène. Des « odeurs terribles » liées à la proximité de la station d’épuration « surchargée en ce moment », trois cabines de toilettes pour 50 caravanes, « pas de douches », un terrain « non stabilisé », l’absence d’éclairage et des câbles électriques qui traînent sur le sol mouillé : « C’est dangereux, vous vous rendez compte, avec les enfants. » Selon l’association Da So Vas, « des filles ont été obligées de partir, elles étaient malades, elles ont sûrement attrapé un virus ». La présidente de la communauté de communes du canton affirme, elle, que des haies ont été aménagées sur le terrain afin de créer des espaces pour les diffé-rents occupants. Elle déplore que les poubelles ne soient pas toujours placées dans les conteneurs, assure que le grillage de la station d’épuration a été « saccagé » une année et que celui de la déchetterie est régulièrement coupé… et elle déclare que les employeurs n’ont qu’à loger leur personnel. Les employeurs des vendangeurs disent payer de plus en plus cher pour cette aire – 300 € par caravane pour les quinze jours des vendanges, chaque journée supplémentaire étant facturée en plus.

Cette année, les vendanges en Champagne font une nouvelle fois scandale ! » dénonce la CGT,
rapportant des cas « d’hébergement insalubres, des campements dans les bois, sans eau, sans électricité,
sans toilette, sans douche et en plus sans paye ».

Que risquent les logeurs et les employeurs ?

Depuis 2018, « les hébergements collectifs des vendangeurs font l’objet systématique de contrôles, atteste la préfecture de la Marne. Les années précédentes, les injonctions de relogement effectuées par les inspecteurs du travail avaient suffi à faire cesser les infractions. (…) Outre la demande de fermeture administrative, les inspecteurs du travail ont la possibilité de demander le prononcé d’amendes administratives pour les non-conformités constatées dans les hébergements. » Ces amendes peuvent s’élever à plusieurs milliers d’euros par saisonnier hébergé.
Dans les cas les plus graves, « les inspecteurs peuvent transmettre un procès-verbal relevant le délit d’hébergement incompatible avec la dignité humaine au procureur de la République qui décidera d’engager ou non des poursuites ».

Les poursuites peuvent être engagées aussi bien contre l’employeur que contre le logeur. La « traite des êtres humains » est punie de sept ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende.

Des donneurs d'ordres non reconnus responsables

Lors de la commission permanente de rentrée des élus régionaux, le 22 septembre à Strasbourg, le président champenois du Grand Est Franck Leroy (centre droit) s’est exprimé sur les polémiques déclenchées par les dernières vendanges. Tandis que l’élue vosgienne de gauche Sandra Blaise attirait son attention sur des « vendangeurs étrangers réduits à l’état d’esclavage », notamment à Nesle-le-Repons, l’ancien maire d’Epernay dénonçait le « trafic ignoble » d’un « certain nombre d’entrepreneurs véreux qui profitent du malheur des gens », et qualifiait ces prestataires de « salopards » et de « voyous » qui devaient être « arrêtés et condamnés ». Avec 120 000 vendangeurs nécessaires à cette période, « c’est malheureusement assez facile pour ces intermédiaires de recruter des gens et de les emmener en Champagne », a renchéri Franck Leroy, qui a rappelé avoir été confronté à une telle situation quand il était maire d’Epernay : « 45 Bulgares logés dans deux appartements dans des conditions immondes, c’est de l’exploitation ! » S’ils ne sont le fait que d’une « infime minorité », ces scandales font « énormément de bruit » et « reviennent chaque année », ce qui « salit l’image » de la Champagne, a-t-il déploré. Mais alors que Sandra Blaise réclamait que les maisons de champagne prennent « leurs responsabilités », il les a dédouanées : « Ce n’est pas de leur faute. Aucune grande maison de champagne n’a été mise en cause… »
Les poursuites judiciaires visent en effet majoritairement des sociétés prestataires de service : les donneurs d’ordres, c’est-à-dire les exploitants viticoles qui les emploient, ne sont pas tenus solidairement responsables des infractions aux textes de loi en vigueur – et, tant que cela sera le cas, la situation ne changera pas. Ainsi, en 2022, un couple de cogérants d’une société de prestations viticoles a été condamné en appel à trois ans de prison, dont un an ferme, pour « traite d’êtres humains » lors de vendanges à Oiry en 2018 ; mais le responsable de la maison de champagne Veuve Clicquot (groupe LVMH), également mis en cause, a quant à lui été relaxé.
La CGT a organisé, début octobre, une manifestation devant les locaux du SGV à Epernay. Elle veut que les affaires de traite d’humains des dernières vendanges servent de leçons et fassent évoluer la législation. « Ce qui se passe dans la Marne, ça a lieu ailleurs, soutient un délégué syndical. En Côte-d’Or, ils ont eu des problèmes aussi avec des campements immondes. Chez nous, des vendangeurs ont été maltraités, pas payés et logés dans des conditions indignes. (…) Aujourd’hui, les donneurs d’ordres se déchargent sur les prestataires et ne sont jamais inquiétés par la justice. Il faut avancer sur cette question. Mais il faut avoir la volonté, en Champagne, de le faire. »
Au final, qui « salit l’image du champagne » sinon, en premier lieu, des capitalistes ?

Camille, le 6 octobre 2023

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