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La vie sur les crêtes de Daniel Blanchard

mercredi 29 novembre 2023, par Courant Alternatif


Voir en ligne : La vie sur les crêtes - Editions du Sandre

A l’orée de ses 90 ans Daniel Blanchard se souvient de ses compagnonnages avec quelques sommités de la pensée politique contemporaine (Castoriadis, Debord, Bookchin, Baudrillard...) mais aussi avec nombre de plus ou moins anonymes. Toutes et tous ont en commun d’avoir « exploré passionnément et tenté de faire advenir les possibles du dernier demi-siècle ». Un essai autobiographique prégnant, poignant et profond.

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« Un matin radieux de mai un jet de sang a trahi le secret de cette trahison de la matière au tréfonds de moi. Un jet de sang m’a ouvert les yeux (...) On ne voit, on n’entend sa mort que de tout près. » A l’orée de ses 90 ans, c’est ce tout contre la mort qui incite Daniel Blanchard à nous éclairer de ses éclats de vie dans un essai autobiographique, prégnant, poignant et profond.

En 2001, dans « Ici », il nous invitait déjà à le suivre entre des lieux vécus et habités, mais dans un récit pessimiste « celui d’un échec (...) [qui] se heurte presque partout, se brise sur la violence, celle de la guerre et de la société moderne, et côtoie des confins où j’ai tenté de prendre pieds mais où, en quelque façon, le sol m’a manqué ». S’y trouve déjà l’origine de son nouveau titre : « Mon regard quitte les crêtes qui exaltaient si fort mon imagination d’enfant lorsque j’y suivait les exploits de mon père et des partisans, les crêtes où régnaient la liberté, l’héroïsme, l’amitié. » [1] Ces crêtes d’Herbez dans les Alpes du Sud, qui abritaient le maquis de Barcelonnette pendant la seconde guerre mondiale.

En 2023 Daniel Blanchard nous conte sa vie, une aventure collective faite de rencontres, d’amitié, de ruptures et de fidélités entre « de nombreux et divers passagers du possible (...) rencontrés ou accompagné, qui ont tous exploré passionnément et tenté de faire advenir les possibles du dernier demi-siècle. » [2] C’est peut être ce qui confère à « La vie sur les crêtes » une tonalité moins résignée qu’Ici, comme si le sol ne manquait plus, mais abondait d’un terreau sur lequel prendre pieds et racines, un humus fait d’échanges avec « l’autre », de partages avec des anonymes et des célébrités, un multitude d’amis qui ont en commun la recherche d’une humanité libre et autonome, toujours à construire dans sa singularité.

Il nous propose donc une quête, ontologique, poétique et politique du réel et de ses possibles que balisent deux « rien » : le vide d’avant la naissance et celui d’après la mort. Des vides qui ne sont pas fait de rien, mais de mots. Des mots qui précédent le « je », puis le constituent dans l’instant, puis le perpétueront dans l’écriture. Mais des mots qui chez Blanchard ramènent toujours à la matière, à la pierre que gravait ce marbrier de son enfance, à la pierre gravée de « la jeune mère des bêtes » du village d’Angles, à cette pierre du seuil de sa maison « Battant, dormant » [3] qu’il restaure pour mieux nous ouvrir les portes de sa pensée. Car « il y a dans la nature des mots, que l’on traite avec tant de désinvolture, l’exigence d’être saisis dans la matérialité du monde » [4]

Il nous invite également à une quête éthique qui explore la vie et « traite le réel – la nature, les autres êtres humains avec “des sens sobres” comme dirait Marx », et qui s’affirme sans relâche contre le « délire machinique du capital qui ignore, qui refoule notre mortalité » et en cela dénie la vie. Une vie humaine, que la pensée critique devra recentrer autour de la question fondamentale mais refoulée de savoir « se questo é un uomo »  [5] si l’on veut qu’elle devienne possible.

Ces sens sobres, cette sobriété des sens, cette « décence commune » dirait Orwell, fait que Daniel Blanchard demeure humble et modeste quand il nous raconte son compagnonnage avec quelques sommités de la pensée politique contemporaine. Avec Cornélius Castoriadis et les membres de Socialisme ou Barbarie. Avec Guy Debord qui cosignera plus qu’il n’écrira avec lui les « Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire ». Avec Murray Bookchin dont il fut, avec Hélène Harnold, à l’origine de l’introduction de la pensée en France. Avec Jean Baudrillard et le comité de rédaction d’Utopie... Sobre même quand quelques excès de mots conduisent à une luxuriance du langage qui détonne à l’heure ou l’amenuisement de la langue traduit souvent un appauvrissement de la pensée.

A gauche Daniel Blanchard dans "Critique de la séparation" film de Guy Debord, 1961.
Sur la table du café les revues « L’Internationale situationniste » et « Socialisme ou Barbarie ». Cette scène est commentée p. 204 du livre en mets en perspective la nostalgie et la quête du vrai chez Debord : « jamais plus nous ne boirons si jeunes... »

Cette sobriété vient sans nul doute d’un contact préservé avec le réel, fil d’Ariane qui le guide dans ses multiples vies : l’enfance alpine, les années de restriction de l’après guerre, la recherche d’une confrontation permanente à la nature ou à la matière, la soif du faire et non de la seule satiété du dire. Ce sens du réel, il s’éprouve initialement sur les crêtes : dans les courses en montagne, avec la résurrection du village de Ceillac... Mais aussi dans l’entretien du métier à tisser de Claire, le « do it ! » de la contre culture américaine pratiquée dans le Vermont, ou encore dans le maniement des machines de l’Imprimerie Quotidienne. Car Daniel ne se contente pas d’écrire ou de traduire des livres, mais apprend également à les fabriquer. Ce sens du réel s’affute également dans sa participation à la construction de l’indépendance guinéenne en 1960, ou lors de ces quelques jours de vie dans la ville d’Oaxaca insurgée en 2006. Avec entre ces deux dates, comme en point d’orgue, la participation active au Mouvement du 22 mars, le soulèvement et l’allègement de mai 68 qui rend enfin audible, intelligible et pertinente la critique de la vie quotidienne, et fonde de fécondes amitiés toujours bien vivantes.

Ces éclats de vie, Daniel Blanchard les restitue non pas en cheminant chronologiquement, mais nous invitant sur son sentier de crêtes, avec ses ascensions et ses descentes, des allers et des retours, qui toujours explorent et reproduisent « la figure de sens qu’avait empreinte en [lui], à dix ans, le printemps de 1944 : la fuite dans la montagne, la solidarité généreuse des Raynaud à Herbez, les récits de [son] père, Goletto... ce qui s’est résumé en la vie sur les crêtes... Quelques variations, en somme, sur un même thème, dont [il n’est] pas l’auteur. Cela, la liberté ? »

Cet essai est le produit d’une vie éclatante mais discrète. Daniel n’est pas de ces artistes, intellectuels ou militants avides de scène, de cénacle ou de célébrité. Il nous donne un témoignage rare et précieux, une réflexion riche et profonde sur une époque révolue, celle de la révolution à portée de main, mais dont la pensée critique aiguisée dans la scrutation des crises nous fournit encore des armes pour combattre « l’astreinte d’un nouveau régime du pouvoir d’État que la crise écologique (...) instaure : obéissance ou cataclysme. »

Combattre, résister et affirmer qu’il y a bien une alternative par « la prolifération du réel, son essentiel, perpétuel inachèvement qui nous ouvre le lendemain et fonde au plus profond de nous l’utopie. (...) La prise de conscience par une vaste majorité de la population mondiale que nous avons les moyens de respecter les équilibres et les mécanismes de la nature sans pour autant sombrer dans la misère et la faim, à condition évidement que ces ressources soient exploitées (...) hors de la logique capitaliste. Et – poussons plus loin encore l’utopie – on peut imaginer qu’à traiter la nature avec attention, avec soin, il y a là une source d’enrichissement intellectuel, de plaisir sensuel même, pour les humains. (...) Ainsi, le mouvement écologique, la conscience, le scrupule écologique s’affranchirait de cette ombre de culpabilité, de mauvaise conscience puritaine qui afflige ses origines et qui lui aliène tant de “simples gens”. »

Et c’est un retour à Herbez, chez de “simple gens”, les Raynaud qui clos l’ouvrage et nous invite a reconquérir le soin et la passion indispensable à l’humanité pour traiter avec la nature et parvenir enfin à une Libération.

Philippe

Notes

[2Daniel Blanchard.- La vie sur les crêtes, éditions du Sandre, Paris, 2023.

[3Titre d’un recueil de poésie de D. Blanchard, Sens et Tonka, Paris, 2005

[4Cette citations et les suivantes sont extraites de La vie sur les crêtes

[5« Si c’est un homme » Témoignage de Primo Levi sur sa survie à Auschwitz.

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