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CA 334 novembre 2023

CHILI 50 ans après le coup d’Etat de Pinochet…

vendredi 17 novembre 2023, par Courant Alternatif

Le 11 septembre 1973, le général Augusto Pinochet, à la tête de l’armée chilienne, renversait le gouvernement du « marxiste socialiste » Salvador Allende. L’expérience de la « révolution par les urnes » prenait fin. Mais alors que la Démocratie chrétienne (DC) et la droite réactionnaire avaient pensé se réapproprier le pouvoir, c’est une junte militaire qui le prit et qui instaura dix-sept années de dictature. Les partis de gauche et les syndicats furent aussitôt interdits et pourchassés, la répression du mouvement social fut implacable et féroce : plus de 38 000 torturé-es, 3 200 exécutions et de nombreux disparu-es.


1960 : la « guerre froide » voit s’opposer le bloc des pays de l’Ouest, derrière les Etats-Unis, au bloc des pays de l’Est, sous la férule de Moscou. Dans cette rivalité politico-militaire, en 1959 à Cuba, le régime de Fidel Castro s’installe par les armes. Il devient la bête noire du Pentagone et de la CIA. Un nouveau régime « marxiste » est donc inadmissible dans la sphère d’influence états-unienne qu’est l’Amérique latine.
Au Chili, durant cette décennie, la terre est accaparée par les propriétaires des grands domaines (latifundios), laissant nombre de paysans et d’indiens Mapuches sans terre et dans la misère. Dans les villes, les prolétaires (pobledores) vivent dans les pires conditions. Ces situations suscitent de nombreux conflits, occupations pour la réappropriation de la terre par les paysans, ou de terrains promis à la spéculation dans les villes. L’impérialisme américain a la mainmise sur l’économie chilienne, avec notamment les mines de cuivre. Les grèves sont nombreuses et la combativité ouvrière intense : plus de mille mouvements de grève ou occupations en 1968. 75 % des travailleurs-euses sont syndiqué-es, mais ne représentent que 30 % de la population active. C’est dans ce contexte d’intense agitation sociale et de lutte de classe qu’Allende est porté au pouvoir le 4 septembre 1970 par un élan populaire – ce politicien a enfin gagné, après ses échecs électoraux de 1952, 1958 et 1964.
Ce Président franc-maçon à l’histoire « marxiste socialiste » représente le Parti socialiste, mais plus largement la bourgeoisie démocrate. Il préconise « la marche vers le socialisme par la voie légale des urnes ». Il est le candidat de l’Unité populaire (UP), une alliance entre le Parti socialiste, très implanté dans la classe ouvrière, le Parti radical et une scission de gauche de la Démocratie chrétienne : le MAPU (Mouvement d’action populaire unitaire) qui deviendra marxiste-léniniste. Dès son arrivée au pouvoir, sous la pression populaire, le gouvernement augmente les salaires et les retraites, améliore l’accès aux soins, limite les loyers, etc. Le capitalisme chilien ou « socialisme constitutionnel » de l’UP s’oriente vers un « capitalisme d’Etat » afin de le rendre plus compétitif sur le marché mondial.

Les moscoutaires du PC

En 1912 a été fondé le Parti ouvrier socialiste, qui est devenu en 1922 le Parti communiste (PC). Il a adhéré à la IIIe Internationale communiste, et été interdit de 1948 à 1958. Allié du PS, il aura toute sa place dans le gouvernement d’Allende.

Ce parti stalinien reste aligné sur Moscou, ce qui, par ses rigidités dogmatiques, le situe parfois plus à droite que le PS au sein de l’UP. Légaliste comme Allende, il salue encore l’armée « garante » de la Constitution et de l’ordre. Alors que la DC et le Pentagone complotent, que les groupes d’extrême droite de Patrie et liberté, entraînés par la CIA, attaquent des piquets de grève et assassinent des militant-es avec la bienveillance de la police, la justice et l’armée, les dirigeants du PC refusent de mobiliser et armer « les travailleurs » pour leur autodéfense. Ils déclarent : « L’armée serait du côté du peuple s’il y avait un coup d’Etat de droite. » L’amour porté à cette armée, fidèle au respect des institutions démocratiques, les conduira à partager le pouvoir et côtoyer ses généraux, dont Pinochet, dans le gouvernement d’Allende.

Le PC a pour stratégie de développer « la bataille pour la production ». Il fait le choix d’un capitalisme d’Etat national. Bref, c’est un PC qui demande au peuple chilien d’être raisonnable, de ne pas créer de désordre dans les secteurs économiques pour ne pas faire le jeu des ennemis de la révolution en cours. Cette bureaucratie stalinienne qui craint d’être débordée par la combativité populaire se montre hostile à toute initiative autonome venant des travailleurs-euses, paysan-nes ou habitant-es des quartiers. Et elle se montre ferme contre les revendications salariales, qu’elle qualifie de surenchère gauchiste qui déstabilise la politique économique de l’UP. Elle dénonce aussi un début d’auto-organisation à la base – les « cordons industriels » qui se substituent aux syndicats. Ce qui n’empêche pas les étudiants encartés au PC d’affirmer  : « Les deux seules forces révolutionnaires du Chili sont le PC et le MIR. »

Le Movimiento izquierda revolucionaria

Ce mouvement est fondé, en 1965, par des syndicalistes révolutionnaires et des dissidents du PS et du PC. Le MIR est un groupuscule lénino-trotskiste qui s’intéresse à Cuba et à sa révolution. Il est très présent dans les universités et dans les mouvements étudiants puis lycéens. Par sa radicalité politico-militaire, il élargit sa base militante en agissant avec des mouvements paysans ou mapuches pour l’occupation et la réappropriation de terres accaparées par les grands propriétaires. Il est aux côtés des populations des quartiers défavorisés pour la récupération de terrains affectés à la spéculation, ainsi qu’auprès des chômeurs-euses. Le MIR représente une extrême gauche radicale parmi d’autres. Il appelle au boycott des élections et affirme la nécessité de la lutte armée qui seule conduira au socialisme. Pourtant, ses liens avec la gauche institutionnelle de l’UP sont étroits, avant et après l’élection d’Allende. Ainsi, en 1970, après un accord avec l’UP, les dirigeants du MIR décident d’arrêter les actions armées (expropriations de banques, vols d’armes, etc.) et toute action directe qui pourrait « servir la propagande de l›opposition réactionnaire et nuire à l’ascension du candidat S. Allende ». Après la victoire de l’UP, le MIR apporte un soutien critique au gouvernement. Il fournit des militants pour la garde présidentielle d’Allende, et ses cadres participent à des cabinets ministériels. Lors des élections municipales suivantes, que remporte l’UP en 1971, les militants du MIR l’aident et appuient ses candidats.

De l'agitation sociale...

Hors du gouvernement de l’UP, il reste cependant une opposition extraparlementaire. Et une situation prérévolutionnaire, par la radicalisation et la multiplicité des luttes ouvrières et paysannes, voit le jour dans le pays. La base commence à s’auto-organiser dans les usines, quartiers et campagnes contre la droite et les groupes fascistes. Dans le même temps, elle pose des revendications économiques et les accompagne de demandes politiques orientées vers le contrôle ouvrier. Les occupations d’usines nationalisées puis privées et la réoccupation des terres prennent de l’ampleur et inquiètent la bourgeoisie : elles débordent le cadre réformiste et institutionnel des partis de l’UP et des syndicats de la CUT – confédération syndicale devenue «  partenaire » de l’UP et de l’Etat. La CUT appelle le peuple au réalisme, au calme, pour ne pas « faire le jeu  » de la droite ; le PC dénonce ses actions et ses auto-organisations. La réalité de la crise et les contradictions que rencontre l’UP, sans pouvoir les résoudre, incitent travailleurs-euses et paysan-nes à dépasser la simple prise de pouvoir par les urnes et à vouloir aller plus loin afin de mieux combattre les forces réactionnaires et l’impérialisme. Le réformisme national bourgeois de la gauche au pouvoir ne suffit pas. Sous l’effet de sa dialectique trotskiste pour certains de ses membres ou par opportunisme pour d’autres, le MIR oscille entre le soutien au mouvement populaire (dans lequel sont investis ses militants et sympathisants) et le soutien à Allende et l’UP. Ses dirigeants optent pour le « soutien critique ». Derrière des mots d’ordre « insurrectionnalistes », ils restent dans le camp de la bourgeoisie au pouvoir. Le gouvernement donne des gages à celle qui est restée dans l’opposition, et il s’active à canaliser la contestation devenue politique contre l’Etat bourgeois. Face à cette combativité populaire, le gouvernement répondra par la répression en envoyant l’armée et en décrétant l’état d’urgence.

1972

Pour résister, d’une part, au sabotage économique (grève des camionneurs, blocage et pénurie des approvisionnements alimentai-res...) orchestré par une droite réactionnaire que soutient l’impérialisme américain, et, d’autre part, aux agressions et attentats perpétrés par les groupes fascistes qu’arme la CIA, les travailleurs-euses occupent les usines déjà nationalisées. Puis le mouvement s’étend aux quartiers périphériques, où sont mis en place des comités de production, d’autodéfense, de ravitaillement, etc., en lien avec les paysan-nes, les chômeurs-euses et les sans-abri. Ces comités se coordonnent, par branches, par villes puis par zones. Un pouvoir embryonnaire se forme, avec les « cordons industriels ». Mais si certains de ces « cordons » encore informels (et pour certains clandestins) sont créés par des ouvriers radicalisés, d’autres ne sont qu’une représentation « récupérée », impulsée par les partis ou les syndicats conscients d’être débordés par leur base. Contre ce danger, les bureaucrates réactivent même d’anciens comités de soutien électoraux de quartier, qui deviennent alors des comités ou des conseils intégrant les structures des « cordons ». Les coordinations horizontales restent malgré tout inquiétantes pour la bourgeoisie et la bureaucratie. Les débats économiques et tactiques sur le contrôle ouvrier et paysan sont vifs ; et de même la question de l’autodéfense des usines et terres occupées, voire réquisitionnées, ainsi que la défense des quartiers qui ont subi de multiples agressions et assassinats. Alors que l’imminence d’un coup d’Etat, après l’échec d’une première tentative en juin 1973, ne fait plus de doute, les partis de l’UP appuient une loi qui autorise à perquisitionner les usines occupées par les ouvriers, pour y récupérer les éventuelles armes cachées. Ainsi, staliniens et réformistes préfèrent cautionner l’armée présente dans le gouvernement, et négocier avec la Démocratie chrétienne au Parlement. Quant au MIR, il explique en novembre 1972 dans un article intitulé « Abattons le pouvoir bourgeois maintenant » que la participation des militaires « au gouvernement de l’Union populaire donne aux officiers et aux soldats l’occasion de se joindre à l’historique mission des travailleurs (...). Les Forces armées ont un rôle véritablement patriotique et démocratique à jouer aux côtés du peuple en appuyant les travailleurs dans leur lutte contre l’exploitation de la bourgeoisie... ».

Si la situation était prérévolutionnaire en certains lieux, la prise de conscience de classe n’était sans doute pas suffisamment généralisée et « rupturiste » contre ce gouvernement qu’elle avait porté au pouvoir. Désorienté, le peuple attendait encore du Président et de l’UP (lire l’encadré).
Confrontés aux pièges que leur tendent la bourgeoisie, le patronat et l’impérialisme américain, pris dans les limites et contradictions d’une gestion étatique et nationale du capital chilien en crise, et enfin aveuglés par leur conception légaliste de l’armée, la bourgeoisie de gauche et les staliniens ont ouvert la voie aux militaires et à la répression sanglante qui a suivi le putsch du 11 septembre 1973.
Ce coup d’Etat au Chili a fait suite à celui du Brésil en 1964, de la Bolivie en 1971, de l’Uruguay en 1973, et précédé celui de l’Argentine en 1976 – des opérations accompagnées par l’oncle Sam, le parrain qui veille aux intérêts américains.
Ensuite, l’ordre a régné sur Santiago, ce qui a permis l’expérience néolibérale des « Chicago Boys » et, plus largement, l’essor du néolibéralisme dans d’autres pays (voir l’article suivant).

Decaen, 1/10/2023

Le 5 septembre 1973, six jours avant le coup d’Etat décisif, les « cordons industriels » écrivent à « Son Excellence le président de la République camarade Salvador Allende » :
« Nous vous avertissons, camarade, que, malgré tout le respect et la confiance que nous avons pour vous, si vous n’appliquez pas le programme de l’Unité populaire, si vous ne vous en remettez pas aux masses, vous perdrez l’unique appui effectif que vous avez eu en tant que personne et en tant que dirigeant, et vous serez responsable d’avoir mené le pays non pas vers une guerre civile, puisqu’elle est déjà en cours, mais vers le massacre froid et planifié de la classe ouvrière la plus consciente et la plus organisée de l’Amérique latine. Ce gouvernement, qui a été conduit et maintenu au pouvoir avec tant de sacrifices par des travailleurs, des précaires, des paysans, des étudiants, des intellectuels, aura la responsabilité historique de la destruction et la décapi-tation – qui sait dans quel délai et jusqu’à quel point dans le sang  ? – non seulement du processus révolutionnaire chilien, mais aussi de tous les peuples latino-américains qui luttent pour le socialisme. Nous vous faisons cet appel urgent, camarade Pré-sident, parce que nous croyons que c’est la dernière chance d’éviter ensemble la perte de milliers de vies, des meilleurs éléments de la classe ouvrière chilienne et latino-américaine... »

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