CA 334 novembre 2023
mercredi 15 novembre 2023, par
On constate depuis plusieurs années une montée des mobilisations sur les questions environnementales et contre des projets d’aménagement voulus par l’Etat en contradiction flagrante avec son discours écologiste convenu. Récemment, de nombreux collectifs ont commencé à apparaître un peu partout, souvent en dehors des grandes villes. Nous vous livrons ici quelques réflexions issues d’un débat sur ces questions aux rencontres libertaires de l’OCL cet été.
Les luttes dites de territoire sont menées dans un espace géographique, humain, économique et culturel spécifique que ses acteurs connaissent et maîtrisent relativement bien car ils y vivent, y sont insérés et en sont les forces vives. Ces luttes naissent contre des projets technocratiques et/ou antisociaux qui vont bouleverser cet espace et qu’une partie des habitants refuse.
Elles sont le plus souvent tout le contraire du fameux syndrome Nimby (« Pas dans mon arrière-cour »). Ce n’est pas parce que c’est SON territoire qu’on s’oppose à ces projets ! C’est parce qu’on est contre tout ce qu’ils signifient en termes de conception des rapports sociaux et de la façon dont les décisions sont prises. Et quand ce n’est pas le cas au début, cela apparaît de plus en plus clairement à mesure que la lutte se développe : les « ni ici ni ailleurs » ont supplanté les « pas chez moi, ailleurs si vous voulez » ! Le « … et son monde » accolé au rejet d’un projet indique plus une volonté de globalisation qu’un repli frileux.
Le territoire, c’est le lieu dans lequel nous vivons et maîtrisons le mieux pour agir efficacement car nous en connaissons la géographie, l’histoire, l’économie, les gens, les rapports de force. Ses limites ne sont pas tracées sur le papier par des aménageurs technocratiques, elles sont celles en deçà desquelles nous nous sentons de taille à affronter l’adversaire, et au-delà desquelles nous commençons à perdre pied au profit de l’adversaire par manque de connaissances et d’intimité avec le terrain. Des identités se construisent dans ces espaces en lutte qui semblent maîtrisables.
Connaître, c’est la condition sine qua non pour contrer la bureaucratie étatique extérieure, mais aussi celle qu’un mouvement peut générer de lui-même à l’intérieur. Les bureaucrates, eux, n’ont pas de territoire dans le sens où nous l’entendons. Le leur, c’est celui qu’ils tracent sur une carte, c’est celui qu’ils veulent administrer depuis leur bureau en fonction de leurs intérêts ou de ceux pour lesquels ils travaillent.
Autant de questions sur lesquelles nous devons rester vigilants : quand nous sommes partie prenante d’un de ces mouvements, il faut savoir repérer dans le vent qui passe les tendances, les slogans, les propositions qui peuvent incliner vers une sorte de « nationalisme » de territoire, pour les combattre. Il importe de marteler le fait que nous luttons contre l’aménagement capitaliste du territoire.
Classer ces luttes dans la catégorie strictement écologique, comme cela se fait le plus souvent, est une erreur. D’abord, c’est avoir une vision très restreinte de l’écologie qui ne concernerait les grands projets que comme des questions environnementales, en laissant leur signification sociale et politique de côté. Ensuite, c’est méconnaître l’histoire du mouvement ouvrier qui, pour exister, combattre et parfois vaincre, s’est toujours appuyé sur l’existence d’un territoire, si petit soit-il, mais qui était un espace maîtrisé, « à soi », dont on tentait d’exclure les forces ennemies. Pensons aux grandes luttes contre le démantèlement de la sidérurgie à la fin des années 1970, à la lutte des pêcheurs bretons en 1998 qui a provoqué l’incendie du Parlement de Bretagne, ou encore à celle des LIP en 1973 et aux innombrables villes mortes suite à des fermetures d’usine ou à des licenciements. Il y a bien là une réappropriation d’un espace reconquis sans lequel il n’y a pas de lutte sociale. L’usine Renault de Billancourt, la fameuse « forteresse ouvrière », était une véritable ville que les ouvriers disputaient à la direction et… aux bureaucrates syndicaux de temps en temps ! Le mouvement ouvrier avait ses territoires : les usines, les quartiers, certaines villes, etc. Ce qui a cruellement manqué au mouvement des retraites, c’est précisément un territoire, un espace de vie circonscrit dans lequel les manifestants et les grévistes auraient pu se reconnaître et qui seraient restées sous leur contrôle. Les intersyndicales locales ou les AG interpro tenues après les manifs aurait pu jouer ce rôle.
Le développement du capitalisme a fait exploser ces territoires en dispersant le prolétariat. Mais ce dernier n’a pas disparu, bien au contraire, et la lutte des classes, toujours centrale et omniprésente, s’insinue dans des espaces nouvellement pris en compte avec la montée de la revendication écologique ; mais aussi sur des terrains comme les mouvements de squats pour se réapproprier un logement ou simplement un espace de vie ; ou encore les luttes qui commencent à se développer contre une touristification qui ne fait que brutaliser les rapports sociaux. Ce sont, là aussi, des luttes de territoire.
Prenons le cas de l’opposition aux bassines. Derrière la simple résistance à l’aménagement du territoire, on trouve une lutte sur la répartition des richesses, une lutte de classe entre les plus riches et les plus pauvres. Le mouvement d’opposition est lui aussi traversé par des intérêts divergents : les différentes orientations ne sont pas de simples points de vue d’idées différentes qui se confrontent et se discutent, elles correspondent aussi à des appartenances de classe. Par exemple, lorsque les représentants d’EELV multiplient les déclarations condamnant à l’avance les « incidents » et les « black blocks », avant la manifestation contre la A69, ce n’est pas seulement par idéologie/point de vue non violent (d’ailleurs, ils soutiennent l’offensive israélienne à Gaza), mais parce que cela nuit à leur stratégie d’intégration dans le jeu politicien et qu’ils représentent une écologie du safe et du care représentative des classes moyennes éduquées des centre-villes.
On constate un peu partout que ces luttes sont un lieu de politisation, dans le sens où après le refus d’un projet précis qui peut modifier leur mode de vie, on en arrive à une prise en compte du contexte global dans lequel s’insère ce projet, c’est-à-dire à une perception des intérêts qui les sous-tendent. C’est ainsi que, dans la lutte contre les bassines, on a pu constater au fil des ans un rapprochement entre les militants politiques et ceux qui étaient simplement critiques d’un projet. Il a pu même y avoir une interaction avec cette lutte et le mouvement sur les retraites.
Une des raisons pour lesquelles ces luttes se sont développées , c’est que, face aux échecs des mouvements sociaux de ces dernières années, elles apparaissent comme gagnables, du moins en partie, et c’est ce qui mobilise des gens qui ne s’inscrivaient pas auparavant dans des pratiques militantes régulières. On s’aperçoit par exemple que, comme en Ardèche ou en Normandie, les luttes contre les lignes THT et autres projets ont mis en mouvement des gens qui n’avaient pas jugé bon de s’opposer par le passé aux projets de centrales nucléaires. Peut-être parce qu’ils ne voyaient pas alors la possibilité de gagner.
La dynamique qui se crée entraîne de nouvelles personnes dès lors qu’elles ont le sentiment d’exister dans le mouvement, et non de servir de tremplin à des politiciens. La lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes n’est pas pour rien dans ce sentiment, et si nombre de projets se poursuivent malgré les oppositions, on constate çà et là pas mal d’abandons, reports ou hésitations de la part des pouvoirs.
De là découle l’absolue nécessité de l’autonomie des collectifs qui se sont multipliés ces derniers temps. Le problème est complexe et la marge est étroite, car il ne manque pas de candidats pour draguer puis « coordonner » ces collectifs.
L’aide que des militants plus aguerris, plus anciens, plus organisés peuvent leur apporter en forme d’infrastructures et d’expérience est importante et positive : souvent, dans le mouvement contre les bassines, dans les Deux-Sèvres et la Vienne par exemple, ce sont des militants qui se sont déplacés des villes voisines pour essayer de sensibiliser la population contre tel ou tel projet et aider à la formation d’un comité local.
Mais la distance qui sépare une simple aide d’un rôle de direction qui finirait par déposséder les collectifs de leurs initiatives est mince. Il importe d’être vigilant pour que ces collectifs restent auto-nomes et pour que, si coordination il doit y avoir, elle soit directement celle des collectifs à la base et non de groupes qui parleraient en leur nom. Faisons le pari que ces collectifs sont suffisamment solides pour prendre ce qui est utile des aides qu’on leur propose tout en restant autonomes. En tous les cas, quant à nous, lorsque nous y sommes présents, c’est cette orientation-là que nous défendons.
Ces luttes ne sont pas encore phagocytées par les éléments de la classe politique (qui font feu de tout bois pour rattraper le retard), ce qui entraîne une certaine envie de participer et le sentiment que pour une fois on sert à quelque chose. Mais le chemin n’est pas sans obstacles : souvent, les premières initiatives consistent à se documenter, à recueillir et à rendre publiques des informations, bref à devenir nous aussi des spécialistes… et à nous épuiser dans des rôles d’expert et contre-expert qui finissent par décourager certaines personnes et par produire l’inverse de la dynamique initiale.
A l’heure où nous bouclons ce numéro nous avons quelques raisons d’être optimistes. La tentative du gouvernement de faire peur aux opposant et de briser l’élan qui a vue jour en dissolvant les Soulèvements de la terre a fait long feu. Cette dissolution, tout le monde s’en fout car beaucoup plus sérieuse et inquiétante est l’utilisation du conflit à Gaza pour réduire encore les libertés d’expression ici. Il est beaucoup plus facile d’habiller le Hamas de « terroriste » que les blacks blocks ou les écologistes dits activistes ! Le pouvoir feint de redouter que le conflit israélo-palestinien ne s’exporte en France. En fait, il pourrait bien en profiter arguant alors de la nécessité de rétablir l’ordre pour reconstituer l’unité nationale que la bourgeoisie appelle de ses vœux.
Le scribe