CA 336 janvier 2024
mercredi 17 janvier 2024, par
La loi "immigration", après un long feuilleton, plein de péripéties et de marchandages sordides, a débouché sur un texte ignominieux qui « remet en cause des droits fondamentaux et porte une atteinte grave aux principes d’égalité et de non-discrimination » (Défenseure des droits).
Le parcours de la loi a été chaotique. D’abord le Sénat, qui a durci, le 14 novembre, les mesures déjà fort répressives du projet initial porté par Darmanin (cf. article dans CA n°335) ; puis la commission des lois de l’Assemblée nationale ; ensuite, à l’Assemblée, le vote d’une motion de rejet, débouchant sur le choix macronien de mettre en place une commission mixte paritaire ; celle-ci a présenté, sans surprise, une version quasiment identique à celle du Sénat. La loi a finalement été votée à l’Assemblée nationale le 19 décembre ; les élus LR et RN ont joint leurs voix unanimes à celles des troupes du gouvernement, qui ont subi, elles, quelques défections. Reste à présent au texte à faire un petit tour devant le Conseil constitutionnel, à la demande de Macron lui-même (cf. encadré), et des élus de gauche.
La liste est longue des attaques contenues dans la loi.
Le cas de l’aide médicale d’État (AME) (5) a été laissé en suspens. Cédant à l’ultimatum des LR, Borne a promis par écrit au président du Sénat de la réformer dès le début de 2024. De son côté, Darmanin s’est engagé, lui aussi par écrit, dans une lettre au patron des LR, à ce que « tout soit mis en œuvre pour que les délais de réalisation des nouvelles places de CRA soient accélérés au maximum ».
Quant au volet « régularisation par le travail », il a été réduit comme peau de chagrin... Des mesures pourtant bien peu favorables ont disparu sur pression des LR. Le président du Medef a beau réaffirmer les arguments utilitaristes des patrons, et rappeler l’importance d’un apport « massif » de travailleurs et travailleuses étranger·es pour faire tourner l’économie, il faut croire que la main d’œuvre sans papiers, donc sans droits et sous pression administrative, est bien plus intéressante car plus facilement exploitable, corvéable et jetable.
L’article voté dans la nouvelle loi ne s’appliquera que jusqu’en décembre 2026 ; le titre de séjour sera délivré « à titre exceptionnel » aux travailleur·ses sans papiers, au bon vouloir des préfets, donc inégalement selon les territoires. La mesure est encore plus restrictive que la circulaire Valls de 2012 car elle ne s’applique qu’aux salarié·es des métiers dits « en tension », en mal de main d’œuvre (6). Le texte prévoit en outre que le·la salarié·e devra être présent·e depuis 3 ans sur le territoire et fournir 12 fiches de paye. Iel devra avoir un casier judiciaire vierge (7).
Cette loi ne facilitera en rien les régularisations par le travail. A signaler d’ailleurs que les centaines de travailleur·ses sans papiers qui, grâce à leur grève lancée il y a plusieurs mois, ont contraint leurs employeurs à leur donner toutes les preuves de leur travail, ne sont toujours pas régularisé·es.
En rendant toujours plus difficiles les possibilités de régularisation et l’accès aux droits, cette loi maltraite encore davantage les étranger·es. La vie des exilé·es en France, déjà extrêmement précarisée, sera rendue infernale. C’est bien ce que voulait Darmanin, qui parlait de rendre « impossible » la vie des migrant·es « irréguliers ». De plus, cette réforme est une étape supplémentaire dans la mise à mal des principes qui président au système de protection sociale, en particulier l’égalité des droits ou l’universalité. Et cette détérioration risque d’être suivie d’autres étapes, encore bien pires. La dégradation des droits des étranger·es prépare celle des droits de tous et toutes.
Les dirigeant·es et les élu·es se désintéressent totalement des conditions d’existence des migrant·es, ne les considèrent que comme des intrus·es dont il faut se « protéger ». D’ailleurs, pendant le cheminement tortueux qui a précédé le vote de la loi, les exilé·es ont été tenu·es complètement à l’écart des débats qui les concernent au premier chef. Iels ont été instrumentalisé·es pour des enjeux politiciens et idéologiques dont iels sont les victimes. Sur leur dos, se sont produits tractations et marchandages sordides entre l’exécutif et toute la droite pour un texte qui bafoue les droits fondamentaux, flirte sans scrupules avec les positions depuis longtemps affirmées de l’extrême droite, totalement assumées par le gouvernement.
Plus que les mesures édictées dans la loi, ce qui compte pour ses protagonistes ce sont la « communication » et l’affichage idéologique qui les accompagnent : il s’agit de faire croire qu’il y a « un problème d’immigration en France », qu’il faut la « décourager » en étant « ferme ». Darmanin a même tenu un brillant raisonnement à propos de la ligne stratégique du gouvernement : faire du Le Pen (en plus dur, même, puisqu’il la trouve « trop molle ») pour mieux couper l’herbe sous les pieds du RN ; une stratégie qui conforte en fait le RN dans sa posture de parti aux idées acceptables et donc susceptible d’être porté au pouvoir.
Depuis des années, les personnes migrantes sont harcelées, maltraitées, exploitées, privées de droits. Cette loi, comme les précédentes, est non seulement injuste et inhumaine mais elle sera aussi inefficace, voire contre-productive, au regard des objectifs affichés par ses défenseurs.
Elle ne réduira pas le mouvement inéluctable des migrations ; celles-ci ont toujours existé et elles vont s’amplifier dans les prochaines décennies, compte tenu du système capitaliste qui, pour accroître les profits des puissants, maintient et accentue une croissance destructrice du vivant, exploite humains et ressources, provoque inégalités et oppression, engendre des guerres, pousse des millions de personnes à fuir leur pays pour chercher un refuge au péril de leur vie. Et ce n’est pas parce qu’on offre des conditions indignes d’accueil que les exilé·es ne viennent pas.
Cette loi n’aidera en rien l’intégration ; bien au contraire, elle la ralentira en ajoutant toujours plus d’obstacles dans le parcours de migration ; et elle fera fructifier les préjugés racistes et xénophobes.
Elle ne réduira pas le nombre de personnes sans papiers ; au contraire, elle l’augmentera en l’absence de possibilités de régularisation.
Ce qui changera, en revanche, c’est le degré encore plus fort de répression, de précarisation, de discrimination, de souffrances que des centaines de milliers d’exilé·es devront subir sur le sol français.
C’est sans doute un peu tôt pour le dire. L’exécutif a beau se féliciter d’une « victoire » (d’ailleurs tou·tes les votant·es du texte le font), l’adoption de cette loi sur l’immigration a provoqué une onde de choc au sein du camp Macron, suscitée par les concessions à la droite et le soutien de l’extrême droite. Au lendemain même du vote, le 20 décembre, à la télévision, le président a tenté de désamorcer ce qui s’apparente à une crise politique et morale dans son camp. Mais nullement gêné et droit dans ses bottes, il a nié tout problème interne, même si une soixantaine de députés de son camp (Renaissance, Horizons, MoDem) ont voté contre le texte ou se sont abstenus. Il claironne que son camp a gagné (8) grâce à un « compromis intelligent pour avancer », car il fallait en finir avec cette loi, et sans 49.3, pour « passer vite à autre chose ».
Le cynisme de Macron et de son gouvernement est sans limite. Ils se prévalent de sondages d’opinion qu’ils avaient souverainement méprisés jusque-là pour d’autres réformes, en particulier celle des retraites. D’après eux, les Français·es attendaient un texte de loi sur l’immigration ? Et, qui plus est, un texte « ferme » ? A force de seriner que « étrangers = délinquants », voire terroristes ; à force de faire de l’immigration une question de police, envisagée selon le seul angle répressif et sécuritaire ; à force de présenter l’immigration comme un « problème », une menace voire un danger, les gouvernements successifs (30 lois sur l’immigration depuis 1980) ont fait naître et ont alimentés peurs et préjugés. Et cette loi-ci va très loin dans ce domaine, en acceptant de valider dans une part importante du programme du RN.
Macron dit qu’il veut « lutter contre ce qui nourrit le RN » ; or c’est lui et son gouvernement qui alimentent la xénophobie, le racisme, l’autoritarisme, les discriminations, les divisions, et font le lit de l’extrême droite.
La gauche a l’air de découvrir subitement la véritable face du pouvoir macronien. Comme s’il n’avait pas déjà fait la preuve de son double langage, de ses capacités destructrices et répressives, de ses attaques contre les plus vulnérables par ses réformes et mesures antisociales qui creusent les inégalités et sèment précarité et pauvreté.
Ce qui reste de la gauche institutionnelle se sent éperonnée par la situation, inquiète des relents nauséabonds qui émanent de ce gouvernement au travers de la loi immigration, et elle cherche à faire face. Les dénonciations se font nombreuses, les appels aussi à un sursaut unitaire, politique et social et cela va au-delà des groupes politiques.
Des initiatives sont prises, individuelles et collectives. Elu·es, médecins, universitaires, syndicalistes ont fait connaître publiquement leur désaccord voire leur intention de ne pas appliquer certaines dispositions de la loi. Le terme de « désobéissance civile » est brandi, ce qu’apprécient très peu les membres du gouvernement.
Des élu·es des 32 départements majoritairement PS affirment qu’iels n’appliqueront pas le non versement de l’allocation personnalisée d’autonomie aux étranger·es, refusant de faire une distinction entre français et étrangers.
Des personnalités, des membres d’associations humanitaires et de défense des droits (Unicef, Fondation Abbé Pierre...), des associations de solidarité avec les migrant·es, des ONG, des agences internationales (OMS), expriment des critiques virulentes et appellent à ce que Macron ne promulgue pas la loi.
42 signataires de L’ANVITA (Villes et territoires français accueillants) affirment : « Nous n’appliquerons pas la préférence nationale dans nos collectivités (…) parce que ce texte pilonne les fondements de notre République ».
Plus de 5 000 professionnel·les de santé signent un manifeste(9), protestant contre les décisions "alarmantes" de la loi immigration en matière de santé, dont ils rappellent qu’elle est un droit inconditionnel et universel.
Quelques présidences d’universités ont marqué une opposition à la loi dans un communiqué conjoint en rappelant l’importance des étudiants internationaux. De grandes écoles de commerce (Essec, ESCP ou HEC Paris) ont dénoncé des mesures aux « effets pervers ». L’Institut Convergences migrations, qui rassemble 700 chercheuses et chercheurs sur ces sujets, a également fait savoir sa "profonde indignation".
La chercheuse Claire Mathieu, directrice de recherche au CNRS en informatique a démissionné du conseil présidentiel de la science, lancé le 7 décembre, dénonçant une loi « d’extrême droite et xénophobe ».
Assemblées, rassemblements ont été organisés à chaud un peu partout en France, dès le 16 décembre. Des manifestations ont eu lieu dans plusieurs villes à l’appel de la marche des Solidarités, le 18 décembre, lors de la Journée internationale de solidarité avec les migrant·es, mais aussi tout au long de la semaine, et en particulier le 22 décembre. Mais elles n’étaient pas vraiment massives...
Des lycées et universités ont été bloqués. Il y a eu des grèves dans deux lycées d’Ile-de-France. La bibliothèque du centre Pompidou affiche son opposition à la loi. La CGT a pris les devants en appelant à une manifestation le 14 ou le 21 janvier.
On assiste donc à une série de positions et d’actions hostiles à la loi, mais éparpillées et plutôt symboliques, pour le moment sans grande portée effective.
Quel que soit l’avenir du texte qui sera, à coup sûr, retoqué en partie en janvier par le Conseil constitutionnel (cf. encadré), le débat politique autour de l’immigration en France va se poursuivre, plus polarisé et instrumentalisé que jamais avec la campagne des élections européennes de 2024.
Reste à voir comment constituer une riposte plus large, plus massive, qui s’inscrive dans le temps et ne soit pas phagocytée par les intérêts partidaires et électoralistes.
Kris, 24 décembre
Le recours au Conseil constitutionnel, garant du respect des lois … mais pas de la justice
Il y a eu saisine du Conseil constitutionnel par Macron lui-même, et par les député·es de gauche et des organisations de défense des étranger·es, - dont la fédération des acteurs de la solidarité (FAS) qui regroupe environ neuf cents associations- qui demandent la censure totale du texte.
Certes le Conseil constitutionnel va sans doute relooker un peu la loi (d’ici fin janvier), en rognant quelques mesures qui bafouent trop ouvertement les principes de la Constitution, tels que la rupture d’égalité devant la loi ; mépris dont étaient parfaitement conscient·es ceux et celles qui ont appuyé et voté le texte. Le gouvernement fait preuve de cynisme et d’indécence en s’abritant à présent derrière la jurisprudence constitutionnelle pour lui laisser le soin de nettoyer le texte de ses dispositions les plus scélérates. Au risque de légitimer, à terme, l’appel de LR et du RN à réviser la Constitution, à se débarrasser des contraintes de la Cour européenne des droits humains (CEDH) et à recourir au référendum sur l’immigration.
Notes :
1 - l’APA est une allocation versée par les conseils départementaux, destinée aux personnes dépendantes à domicile et ayant de faibles ressources
2 -Jusqu’à présent, la perception de prestations sociales n’a pas de lien avec l’emploi.
3 - L’inscription dans le droit français de la discrimination des non-ressortissants pour l’accès aux prestations sociales, c’est la mesure que J.M. Le Pen et B. Mégret ont popularisée dans les années 1980 sous le nom de « préférence nationale », qui consiste à exclure les étranger·es du seul fait qu’iels sont étranger·es
4 - C’était le cas avec le ministre de l’intérieur C. Pasqua, entre 1993 et 1998
5 - L’AME permet aux étranger·es sans papiers de bénéficier gratuitement de soins médicaux, après 3 mois de présence sur le territoire. Le Sénat voulait la remplacer par une Aide médicale d’urgence (AMU), destinée uniquement aux soins les plus graves (sic !), donc beaucoup plus restreinte.
6 - La liste de ces professions, aujourd’hui fixée par un arrêté ministériel de 2021et déclinée par région, ne fait aucune référence à des métiers tels qu’agent de sécurité, de nettoyage ou employé·e de restauration, parce que, justement, ce sont des secteurs qui recourent à des travailleur·ses sans papiers...
7 - La loi rétablissant le délit de séjour irrégulier, comment des travailleur·ses sans papiers pourront-iels fournir un casier vierge s’iels ont été condamné·es pour ce motif ?
8 - Macron et Borne ont balayé comme un non-événement la démission du ministre de la Santé, A. Rousseau. Certes, il est le seul à quitter son poste parmi les 6 autres qui se déclaraient prêt·es à le faire. Par ailleurs, un député du Finistère, a annoncé quitter le groupe Horizons.
9 - En novembre, ce sont 3500 médecins qui avaient affirmé leur intention de « désobéir » si l’Aide médicale d’État (AME) était supprimée.